La jeunesse doit prendre exemple sur Mai 68 (2), par Georges Gastaud

par | Mai 5, 2018 | Théorie, histoire et débats | 0 commentaires

La jeunesse doit prendre exemple sur Mai 68 (2), par Georges Gastaud

II – Se réapproprier les points de force du grand mouvement ouvrier et populaire de Mai-Juin 1968

Si mai-juin 68 n’avait eu que les côtés faibles que nous venons d’énumérer, les travailleurs et la jeunesse en lutte en ce printemps 2018 n’auraient que faire des références à cet immense mouvement populaire qui vit neuf millions de travailleurs faire grève et occuper les entreprises pendant que les étudiants et les lycéens prenaient possession des lycées et des universités. A l’inverse, le « syndrome de Mai 68 » ne continuerait pas à provoquer la rage des éditorialistes réactionnaires qui craignent plus que tout le blocage du profit capitaliste et le « tous ensemble » des travailleurs et de la jeunesse.

Mai 68 plus grande grève de l’histoire : 11 millions de travailleurs en grève, bloquant la production

Car les « évènements » de mai 68 sont le pseudonyme pudique d’une immense grève dure, plus forte et plus étendue encore que celle qui, en juin 36, avait forcé Blum à lâcher bien plus que ce que promettait le programme du Front populaire. Drapeau rouge en tête, les travailleurs et les étudiants du printemps 1968 ne sont pas alors entrés en lutte pour « témoigner de leur mécontentement », mais pour gagner offensivement sur les revendications, voire – si l’occasion se présentait vraiment – pour dégager le régime de pouvoir personnel institué en mai 1958 (« Dix ans, ça suffit ! »), voire – s’agissant de l’avant-garde du mouvement ouvrier – pour jeter les bases d’une large alternative antimonopoliste et anticapitaliste (« Gouverne-ment / populair’ ! » clamaient alors les cortèges CGT). En conséquence, alors que le mouvement populaire se cherche en cet hésitant printemps 2018, alors que les pressions convergentes de la CFDT et de la Confédération européenne des syndicats visent à bloquer le syndicalisme dans le « dialogue social » à vide et dans l’accompagnement de l’ajustement structurel euro-atlantique, être fidèle à 68 consiste à réapprendre la dynamique du tous ensemble en même temps pour gagner qui permit en mai 68 de mettre le pouvoir sur la défensive, d’arracher la légalisation de la section syndicale d’entreprise, de gagner des avancées démocratiques à l’Université et d’obtenir les plus grandes augmentations de salaire depuis le Front populaire.

convergence des luttes, étudiants et ouvriers, fonctionnaires et privé, tous ensemble, en même temps

Un autre enseignement de Mai 68 consiste en ce constat très actuel : la convergence des luttes étudiantes et du combat ouvrier est décisive pour placer le mouvement populaire à l’offensive. N’est-ce pas ce qui peut se mettre en place sous nos yeux avec l’essor des blocages de fac, les grèves à répétition des cheminots et celles, annoncées, de l’EDF, des fonctionnaires, des éboueurs, d’Air-France ? Encore faut-il que les militants franchement communistes et que les syndicalistes de classe expliquent crûment, comme l’a fait d’emblée le PRCF, que le mouvement social fait face à une offensive euro-thatchérienne d’une cohérence maximale : si l’on a saisi que la « construction » européenne vise notamment à une baisse drastique du « coût du travail » et que cette offensive patronale passe par la destruction des statuts publics, des conventions salariales nationales de branche, du Code national du travail, des concours de la fonction publique, on comprend que le pouvoir veuille en finir avec le bac national, point-origine de l’étalonnage des conventions salariales, et en cascade, avec la destruction des diplômes nationaux délivrés par l’Université et par l’Education nationale. Combien serait-il plus avantageux pour lui, et combien plus désavantageux pour les lycéens et pour les étudiants futurs salariés, de ne plus dépendre des professeurs-fonctionnaires – ces alliés objectifs des jeunes en formation et des travailleurs du privé – pour mesurer les qualifications, d’avoir affaire à un bac dévalué car délivré en contrôle continu à l’échelle locale, à une université de plus en plus sélective (donc à l’arrivée prématurée de centaines de milliers de jeunes sur le marché de l’emploi : forte pression sur les salaires en vue), à une substitution des « certifications de compétences rechargeables » délivrées par des organismes privés, et au remplacement rapide des Lycées pros et des filières technologiques par un apprentissage entièrement capté par le MEDEF et la CG-PME : ce serait la fin, non seulement des concours de recrutement national de la fonction publique, mais des conventions salariales nationales avec à la clé, une chute vertigineuse des salaires (chaque salarié négociant désormais « pour sa peau », avec un rapport des forces catastrophique avec les employeurs) et un arrachage irréversible des garanties sociales conquises de haute lutte dans un cadre juridique national. Ici, le rôle des communistes est particulièrement important car qui, en dehors d’eux, peut réellement expliquer qu’à la cohérence sociale et nationale du CNR et des ministres communistes de la Libération, s’oppose radicalement la cohérence patronale et euro-atlantique d’une régulation sociale entièrement favorable au capital ?

La classe ouvrière organisée avec ses organisations de classe, PCF et CGT

Sur un plan plus directement politique, il faut répéter que Mai 68 eût été radicalement impossible sans le rapport des forces général entre capital et travail que permettait d’instaurer la force militante, la puissance électorale et l’orientation anticapitaliste du PCF, alors dirigé par Rochet, Duclos et Marchais, et de la CGT de classe et de masse pilotée notamment par les communistes et anciens résistants patriotes qu’étaient Benoît Frachon, Georges Séguy et Henri Krazucki. A ceux qui ne cessent de mettre en avant les « difficultés » du PCF en 1968, de même qu’aux anticommunistes adeptes de la pensée magique, il convient de rappeler que l’« explosion sociale imprévisible » de mai avait été précédée,

  • non seulement par une quinzaine d’années de luttes anticoloniales principalement portées par le PCF (il suffit de mentionner les communistes Henri Alleg, Maurice Audin, Henri Martin, Madeleine Riffaud, ces figures de proue du combat anticolonial en Algérie ou en Indochine),
  • par les grèves de masse répétées de la CGT, durant toute l’année 1967, contre les ordonnances de Pompidou-Giscard sabrant la Sécurité sociale
  • par la presque victoire des forces de gauche aux législatives de 1967, la « majorité » gaulliste au parlement ne se maintenant qu’à deux voix près, la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS, ancêtre du PS d’Epinay) de Mitterrand obtenant 18% des suffrages tandis que le PCF redevenait le premier parti de France avec 22,7% des voix, ce qui le qualifiait pour devenir le chef de file d’un éventuel bloc de gauche parvenant au pouvoir (au grand dam de Mitterrand et de Mendès-France qui feront tout, en mai 68, y compris la grotesque opération pseudo-révolutionnaire du stade Charléty, pour marginaliser le PCF et pour se présenter en force alternative au gaullisme) ;
  • par la force des thèmes révolutionnaires et anticapitalistes que le PCF faisait alors infuser dans la société française avec une série de journaux et d’associations de masse porteuses d’alternatives sur toute une série de sujets ;

Il suffit de comparer la situation d’alors avec celle du printemps 2018 pour mesurer l’énorme faiblesse que représentent, pour le mouvement populaire actuel, non seulement la dérive euro-réformiste, voire contre-réformiste du mouvement syndical (y compris hélas à la tête de la CGT et de la FSU), non seulement l’affaiblissement militant et électoral irréversible du PCF, mais la victoire au sein même de ce parti des conceptions anti-léninistes ; on pense à l’abandon total par le PCF, déjà à l’époque Marchais, du concept d’un parti d’avant-garde luttant à contre-courant de l’idéologie capitaliste, tout cela étant couronné par l’affiliation ô combien aliénante dudit PCF au « Parti de la Gauche Européenne ». Enorme contresens historique que cet abandon du concept d’avant-garde, car en nos temps de « com », de « pub » et de « plans média » intensifs, cette phrase fondatrice de Marx et d’Engels est plus vraie que jamais : « Dans toute société divisée en classes, les idées dominantes sont les idées de la classe dominante car ceux qui possèdent les moyens de production matériels disposent aussi du même coup des moyens de production spirituels ». Un constat socio-historique irréfragable dont Lénine avait su tirer la conclusion logique : « Pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ! », alors que le PCF actuel n’a cessé de dénigrer la théorie (ou à l’inverse, de la développer dans une sphère séparée) pour tenter de se banaliser en tant que « parti des gens » (le Pdg !).

Quant à la CGT, même si s’y développent des contre-tendances bien venues, on voit combien son embourbement pluri-décennal dans les conceptions réformistes du « syndicalisme rassemblé » (= l’unité paralysante avec la CFDT jaunâtre), son affiliation tétanisante à la Confédération Européenne des Syndicats (pro-Maastricht, pro-TCE…), ses illusions incroyables sur l’ « Europe sociale », sur le « socle social européen », sur le « service public européen » et autres billevesées, pèsent lourdement sur les luttes, leur interdit de se fédérer nationalement et internationalement : en effet, chaque fédération professionnelle de la CGT est invitée à combattre telle ou telle loi « française » cadrée par une directive européenne sans que jamais le retrait de ces euro-directives ne soit exigé, ni a fortiori que ne soit le moins du monde frappée à la tête la « tête » par toute la confédération cette pieuvre malfaisante qui orchestre la casse des acquis et des souverainetés à l’échelle du sous-continent. D’autant que cette sanctuarisation de principe de la confédération CGT empêche également de combattre frontalement la marche aux guerres impérialistes euro-atlantiques et la mise en place d’une « Union transatlantique » voulue par le MEDEF (« CETA », « TAFTA ») étroitement soumise à l’OTAN…

Deux autres manques gravissimes, sur le plan politique, pèsent sur les luttes : font gravement défaut désormais…

  1. l’engagement continu pour la paix et pour le progrès social d’un camp socialiste mondial dont les directions respectives du PCF et de la CGT ont salué l’autodestruction contre-révolutionnaire au décours des années 80/90 en présentant celle-ci comme un « bouleversement démocratique ». Précisons : ce n’est pas seulement la démolition objective du camp socialiste qui a déséquilibré mondialement le rapport de forces entre capital et travail et qui pèse indirectement sur le rapport des forces dans notre pays : plus grave encore, le fait que cette contre-révolution, dont la juste interprétation par F. Castro a permis au peuple cubain de tenir bon jusqu’à nos jours, voire d’armer la contre-attaque progressiste de l’ALBA en Amérique latine, a été interprétée à faux et à contre chez nous, y compris par des dirigeants que les masses considéraient comme autant de boussoles vivantes du mouvement social. Car depuis trente ans, les directions respectives du PCF et de la CGT confondent allègrement le vent d’est avec le vent d’ouest en acceptant dans son principe (sinon dans ses modalités, inséparables des traités supranationaux) la hideuse « construction » euro-atlantique tout en fermant les yeux sur la criminalisation des « rouges » en Europe de l’Est avec la conséquence logique qui en résulte : la banalisation des nostalgiques de Hitler (Hongrie, Autriche, Ukraine, pays baltes, micro-Etats ethniques issus de l’ex-Yougoslavie, sans parler de la montée de l’A.f.D. en Allemagne…), ces meilleurs élèves de la classe anticommuniste, et la marche à grand pas de la nouvelle Europe allemande, sous tutelle états-unienne, vers la fascisation (des lois antigrève partout, pour commencer !) et, pour couronner le tout, vers une nouvelle guerre antirusse dont la préparation est largement engagée par l’UE associée à l’OTAN.
  2. une grande perspective socialiste et révolutionnaire au profit d’un « syndicalisme pragmatique » qui, sous couvert d’ « indépendance politique», voire d’ « apolitisme » hypocrite, n’apporte plus que des contre-réformes améliorant à la marge (et encore !) les directives antisociales prescrites depuis Bruxelles. Remarquons qu’à toutes les époques où le syndicalisme a apporté de grandes avancées en France, que ce soit sous l’égide de la CGT anarcho-syndicaliste d’avant 1914, en 1936, en 1945 (programme du CNR), en 1968, ces avancées avaient pour arrière-plan une lutte politique pour le changement de société et donc, quelle que soit la manière dont on pouvait concevoir cette idée, une lutte très claire sur la question du « qui l’emportera ? » de la classe capitaliste ou du monde du travail. C’est ce que Lénine, qui ne méprisait nullement les avancées partielles, résumait dialectiquement en déclarant : « Les réformes sont les retombées de la lutte révolutionnaire » ou encore : « On ne peut avancer d’un pas si l’on craint de marcher au socialisme ». Notons en outre que, dès qu’éclate une grève générale comme celle de 1968, la lutte prend forcément un tour politique : l’arrêt de travail massif ébranle et ridiculise le pouvoir du capital dès lors que tous ensemble et en même temps les salariés croisent les bras et n’obéissent plus aux capitalistes. Chacun découvre alors non sans émerveillement que sans la « servitude volontaire » des salariés, les capitalistes ne sont rien et qu’en définitive, c’est bien le travail qui produit toutes les richesses d’un pays !

Or depuis les années 90, pour montrer patte blanche aux dirigeants syndicaux réformistes (principalement anglais et allemands) de la Confédération Européenne des Syndicats, qui en faisaient une condition d’affiliation, les dirigeants de la C.G.T. ont accepté, non seulement de quitter la F.S.M., mais de purger les statuts confédéraux de la référence à l’expropriation capitaliste, à la socialisation des moyens de production et à l’extinction parallèle du patronat et du salariat. Comme l’a maintes fois noté Stéphane Sirot, l’historien bien connu du syndicalisme, les « vases communicants » idéologiques ont aussi fonctionné à ce niveau puisque, tandis que les syndicalistes CGT renonçaient  au syndicalisme révolutionnaire de naguère (« la CGT ne se dit pas anticapitaliste », a récemment redit Ph. Martinez !), le MEDEF et l’UE affichaient leur adhésion à l’utopie néolibérale du tout-marché, du supranationalisme européen, de l’ubérisation générale, du tout-anglais mondialisé et de l’atlantisme exacerbé, comme l’affiche cyniquement le Manifeste patronal Besoin d’aire publié en décembre 2011. En outre, comment peut-on fédérer les luttes et construire le tous ensemble quand, sous couvert d’apolitisme, et aussi pour ne pas égratigner la sacro-sainte « Europe », on ne montre pas aux acteurs des différents secteurs en lutte la cohérence sociopolitique des attaques et qu’on ne leur oppose pas notre contre-cohérence de classe, celle

  • d’une sortie par la gauche de l’UE-OTAN,
  • d’une nationalisation démocratiquement gérée des secteurs-clés de l’économie,
  • d’une coopération internationale et transcontinentale brisant les chaînes de l’UE, du libre-échange transatlantique et de la « concurrence libre et non faussée » telle que l’entendent les transnationales,
  • de l’Europe des luttes contre la dictature européenne
  • d’un ample front patriotique et progressiste isolant le grand capital et rouvrant, non pas verbalement mais pratiquement, la voie du socialisme pour la France ?

III – Pour une autocritique communiste et marxiste sur les évènements de 68

Est-ce à dire que les directions respectives du PCF et de la CGT ont parfaitement géré leur participation au mouvement de Mai 68 et à ses suites sociopolitiques ? Certes non ! Sans quoi on ne comprendrait pas comment :

  1. toute une part de la jeunesse radicalisée d’alors a choisi en 68 la fuite en avant dans le gauchisme le plus irrationnel,
  2. la plupart des ex-« soixante-huitards » intégrés à la société bourgeoise durant les années 70 a ensuite opéré un virage réformiste impressionnant en ralliant Mitterrand, ce qui a permis aux mêmes personnes de prendre successivement le PCF et la CGT, « de gauche », puis « de droite ».

La première critique que l’on puisse rétrospectivement adresser aux dirigeants du PCF et de la CGT d’alors est d’avoir adopté une attitude foncièrement défensive à l’égard de la jeunesse étudiante. Dans bien des cas, on s’est barricadé dans les usines en grève au lieu d’avoir la démarche conquérante contraire, celle qui eût consisté à aller vers les étudiants en lutte pour faire en sorte que leur juste révolte cible l’ennemi principal : le pouvoir des monopoles capitalistes. Bref, il ne s’agissait ni de flatter la révolte petite-bourgeoise, au risque de mettre les prolétaires à la remorque du gauchisme (et à travers lui, de Mendès-France et de Mitterrand, voir ci-dessous), ni de choisir le repli et l’isolement, – autre façon d’abandonner le terrain à la social-démocratie flanquée de l’éternelle CFDT – mais de tout faire pour qu’émerge un large front sociopolitique dirigé par les ouvriers et orienté vers la rupture avec le pouvoir des monopoles capitalistes. En effet, la ligne léniniste ne coïncide ni avec l’opportunisme des dirigeants CFDT, lesquels firent mine de soutenir le gauchisme pour mieux le manœuvrer, ni avec l’isolement frileux, elle se confond au contraire avec l’action pour construire un large front antimonopoliste dirigé par le prolétariat.

Encore fallait-il, pour que cette offensive devînt possible, que les communistes français se fussent dotés à temps d’une ligne offensive sur les plans idéologique et politique. Or, sur le plan idéologique et culturel, et bien qu’il ait longtemps été en pointe sur les questions culturelles ou « sociétales », comme on dit aujourd’hui, le PCF de 1968 n’était plus suffisamment porteur des aspirations juvéniles à l’autogestion, à l’égalité, à la mise en cause des rapports de domination patriarcale telle que les incarnait alors le gaullisme. Encore moins aujourd’hui qu’hier, il n’y a lieu d’opposer le « social » au « sociétal », au contraire, le rôle du parti d’avant-garde est à tout moment de pointer toute la dimension anticapitaliste des combats pour l’égalité hommes-femmes, pour l’intervention démocratique des salariés sur le contenu du travail et des innovations techniques, pour la défense de l’environnement, etc. Inversement, les communistes se doivent de montrer que dans une société  communiste « le développement de chacun est la clé du développement de tous » (Manifeste du Parti communiste, 1848) : la finalité ultime du communisme n’a rien à voir avec on ne sait quel « socialisme de caserne » et tout à voir avec la désaliénation générale des individus.

Sur le plan politique, la juste ligne stratégique du 7ème congrès de l’Internationale communiste (1935) visant à isoler le grand capital au moyen d’un large Front antifasciste, patriotique, progressiste et anti-impérialiste, tendait de plus en plus en France à se réduire à une vision étriquée des alliances, celle de l’alliance électorale du PCF avec les forces social-démocrates autour d’un programme commun de gouvernement, bref à ce qu’on a nommé par la suite l’ « union de la gauche ». C’est moins le fait d’avoir cherché à tel ou tel moment telle ou telle alliance avec d’autres forces politiques, Fédération de la gauche (FGDS) incluse, pour isoler le capital, ébranler le régime de pouvoir personnel et rouvrir la route de la révolution, qui s’est alors révélée fautive, que le fait d’avoir fini par subordonner la construction de ce front, qui doit avant tout s’édifier « en bas », à un accord programmatique de sommet avec le PS : cela revenait en effet à donner à Mitterrand la clé du changement, ou plutôt, du non-changement assaisonné de mots d’ordre pseudo-insurrectionnels (meeting Mitterrand/Mendès du stade Charléty appelant à la mise en place immédiate d’un « gouvernement de transition »). Dans les conditions d’alors, de tels mots d’ordre surestimaient la décomposition de l’Etat bourgeois et contournaient totalement, voire éludaient irresponsablement, la question des appareils répressifs totalement maîtrisés par le tandem De Gaulle/Pompidou. Dès lors, la priorité n’était plus le mouvement des masses, tendanciellement réduit au rôle de force de pression sur le PS, mais la conclusion formelle d’un accord gouvernemental avec ce dernier alors qu’en effet, le cap principal que doivent tenir des communistes confrontés à un mouvement de masse objectivement anticapitaliste est la croissance continue, quantitative et qualitative, de ce mouvement, sa capacité à diriger le changement social, les questions électorales étant subordonnées et non soumises à l’essor du mouvement populaire. Principale cible potentielle du pouvoir gaulliste, le PCF sous-estimait totalement la perversité politique de Mitterrand, cet anticommuniste passionnel, en particulier la totale inféodation de la Gauche mitterrandienne à l’Alliance atlantique et à ce qu’on n’appelait pas encore la « construction européenne ». On est consterné, quand on relit le programme commun de la gauche cosigné par Mitterrand et Marchais en juin 1972, par la maigreur et l’imprécision des chapitres relatifs à ces questions stratégiques que sont, et que demeurent plus que jamais, l’affiliation de la France à l’Europe et à l’OTAN. Bref, ce qui a sans doute le plus manqué en 1968, c’est la l’engagement de masse du parti ouvrier sur un authentique programme communiste de rupture avec la domination des monopoles impliquant à la fois la nationalisation des grandes sociétés capitalistes, mais aussi la totale insoumission du pays à l’égard de l’Europe capitaliste et de l’OTAN, en reprenant des mains du général son programme inconséquent d’indépendance (toute relative, car contenue dans les limites du capitalisme) par rapport aux USA et au « Marché commun », comme on disait alors.

Cet électoralisme latent ouvrait en outre un espace excessif à l’expansion du romantisme révolutionnaire dans la jeunesse (salutaire, pourvu qu’il n’occulte pas la juste évaluation des rapports de forces). Autant le PCF avait raison de mettre en garde contre l’ « aventurisme » gauchiste, autant la conversion du PCUS post-staliniste aux « voies pacifiques au socialisme » pesaient sans doute unilatéralement sur son élaboration stratégique. Il faut dire qu’à l’échelle internationale, le schisme sino-soviétique qui opposait une direction soviétique de plus en plus assagie, tentée par l’adoption de certains aspects de la société capitaliste, à la Chine maoïste en proie à une furia égalitariste plus proche des antiques jacqueries chinoises que des enseignements scientifiques du marxisme. Pas facile en un mot pour le PCF d’alors de trouver la voie juste entre le gauchisme délirant des uns et le pragmatisme thermidorien plus ou moins latent des autres ni de dégager la « ligne de masse » entre ceux qui, d’un côté, idéalisaient la « lutte armée » quelles que soient les conditions objectives, et ceux qui, sous couvert de « réalisme », rabattaient le parti ouvrier vers la lutte électorale sans saisir que, dans toute révolution, les aspects armés et non armés se combinent de différentes manières selon les moments, le seul critère étant l’essor du mouvement populaire, l’accentuation continue de son initiative sociopolitique, sa capacité à unir le peuple, à isoler le pouvoir bourgeois, à démanteler son appareil répressif, à instaurer une nouvelle démocratie populaire tout en stoppant net les inévitables menées fascistes de la contre-révolution bourgeoise chauffée au rouge par la révolution.

Cependant il ne faut pas caricaturer l’intervention du PCF : dans les cortèges de 68 émergeaient peu à peu, grâce avant tout aux manifestations de masse et aux occupations d’usine de la CGT soutenue par le PCF, les slogans de masse « Dix ans, ça suffit ! », et surtout « union populaire ! » et « gouvernement populaire ! ». C’est également sur G. Séguy, notamment sur les responsables CGT de Renault-Billancourt qu’ont reposé les négociations de Grenelle qui débouchèrent sur de grandes avancées salariales (10% pour tous, 30% pour le SMIG !) et institutionnelles (section syndicale d’entreprise, droits nouveaux pour les étudiants) pour les travailleurs et la jeunesse. Fondamentalement, le PCF eut raison de considérer le Mai français comme le « premier affrontement de masse avec le pouvoir des monopoles ». Si le Mai des prolétaires n’a pu ébranler décisivement le pouvoir bourgeois, la responsabilité en incombe principalement à l’aventurisme irresponsable de Mitterrand et de son compère Mendès-France, dont la proposition de « gouvernement provisoire » visait principalement à écarter le PCF (et à travers lui, le prolétariat) de l’alternative, à refuser toute entente avec lui sur des objectifs politiques, à le reléguer dans un rôle d’appoint, alors même que – tous les témoignages de hauts fonctionnaires entourant alors De Gaulle le prouvent – le général considérait alors « les communistes » comme l’ennemi de classe principal. Tous les témoignages montrent aussi que pour l’essentiel, s’il y a bien eu alors des manœuvres autour de Jean Lecanuet pour forcer Pompidou à ouvrir son gouvernement aux « centristes » hyper-atlantistes et européistes, l’appareil répressif d’Etat et sa haute direction ne se sont pas fissurés : tous les chefs militaires ont fait allégeance au chef de l’Etat bourgeois, la gendarmerie et les CRS sont restés monolithiques et De Gaulle s’est assuré par lui-même, en se rendant en catimini à Baden-Baden, le QG des troupes françaises en Allemagne, qu’il pourrait compter au besoin sur les chars du général Massu (ancien tortionnaire en Algérie) pour écraser le mouvement populaire et, très vraisemblablement, pour interdire le parti communiste.

En clair, affirmer que le PCF n’a pu, en raison de dérives politiques antérieures, mettre pleinement à profit la grève de masse de 68, ne signifie nullement qu’il aurait « trahi », comme le prétendent les mouches du coche trotskistes et maoïstes qui n’avaient pas, de très loin s’en faut, la responsabilité du mouvement de masse prolétarien. En clair, la critique des tâtonnements des directions PCF et CGT en 1968 relève de l’analyse de ce que Mao appelait « les contradictions au sein du peuple », voire du débat autocritique salutaire entre révolutionnaires : rien à voir avec la trahison assumée de Léon Blum en 1936, lequel n’a pris la direction gouvernementale du Front populaire que pour, très vite, franchir dans le mauvais sens la barricade de classes, décréter précipitamment la « pause » sociale et refuser d’intervenir en Espagne pour éviter à notre pays d’être pris en tenaille par les fascistes allemands, italiens et ibériques. A l’inverse de ce qui s’est passé en 68, les dérives ultérieures du PCF que résument les mots « eurocommunisme », « mutation », « Parti de la gauche européenne », ou l’évolution réformiste de la direction confédérale CGT quittant la FSM « de classe » pour rallier la Confédération européenne des syndicats, relèvent bien du franchissement de la barricade de classes tant la « construction européenne » constitue le cœur de stratégie du MEDEF actuel. Là il s’est tendanciellement agi d’un changement de camp puisqu’en réalité, l’alliance gagnante scellée entre 1936 et 1945 entre le drapeau rouge et le drapeau tricolore a été rompue pour permettre aux organisations historiques du prolétariat français de rallier dans son principe la « construction » européenne, tout en lâchant le camp socialiste et en reniant l’objectif clair de la révolution socialiste et de la dictature du prolétariat. Mais dès lors que les organisations prolétariennes historiquement garantes de la lutte pour le socialisme rompaient le fil qui les reliait au léninisme, à l’engagement pour l’indépendance de la France et au camp mondial du Travail, plus rien n’empêchait les autres forces sociopolitiques françaises, ex- « soixante-huitards » petits bourgeois inclus, de dériver vers la social-démocratie, vers la droite ou l’ultra-droite, le PS devenant de plus en plus libéral, la droite « modérée » s’affichant de plus en plus réactionnaire et xénophobe, si bien que le FN s’est peu à peu mué en principal point d’ancrage de toute la société politique…

Conclusion

Alors qu’un bras de fer vital est engagé entre le monde du travail et ce concentré de néolibéralisme, d’euro-atlantisme et de fascisation rampante qu’est le macronisme, il nous faut prendre appui, non sur les faiblesses petite-bourgeoises de Mai 68, principalement sur cet anticommunisme « de gauche » (sic) qui permit par la suite à Mitterrand, aidé par les directions de plus en plus opportunistes du PCF, d’isoler et de dénaturer les organisations de classe du prolétariat, mais sur les vrais points forts de ce mouvement. A nous de faire vivre au présent le tous ensemble du monde du travail et de la jeunesse, l’aspiration anticapitaliste à l’émancipation tous azimuts de la société, à nous de faire renaître un grand parti communiste et un fort syndicalisme rouge adossé à un large mouvement de masse refusant l’UE du capital : c’est la condition sine qua non pour que notre peuple renoue avec l’aspiration révolutionnaire à « changer la vie ».

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