Le dimanche 27 janvier, Paris a été “submergée” d’une vague de foulards rouges. Qui sont ces mystérieux manifestants ? Quelle préoccupation de premier ordre a pu les contraindre à abandonner le repos dominical pour faire œuvre de citoyenneté ? Et surtout, quels liens entretiennent-ils avec les Gilets jaunes ?
La violence ?
Nous avertissons d’entrée de jeu le lecteur sensible : il faut avoir le cœur bien accroché pour entendre le récit des navrantes aventures de nos foulards rouges. Penchons-nous sur la concrétisation majeure (unique ?) de ce qu’est le mouvement : la manifestation du 27 Janvier. Voyez d’abord cette insoutenable violence : un CRS a tiré dans la foule, dans le but de la disperser, crevant l’œil d’un passant qui se tenait à moins de 10 mètres de l’embouchure de son lanceur de balles de défense. Non bien sûr, rien de cela parmi les foulards rouges, vous aurez flairé l’embrouille ; on note en revanche un cas très grave de gifle infligée par une « foulard rouge” à quelqu’un qui avait eu la mauvaise idée de crier “Macron démission”.
Il est clair que si les foulards rouges affirment faire une marche “contre la violence” des gilets jaunes, ils n’ont absolument aucune expérience de ce qu’est cette violence. A priori, aucun foulard rouge n’a pu témoigner du fait que le mouvement des gilets jaunes, vilipendé en permanence pour sa “violence” à caractère “factieux”, était à son commencement tout à fait pacifique. On ne compte plus les cas dans lesquels, principalement lors des premiers actes du mouvement des gilets jaunes, des manifestants ont scandé “la police avec nous” ou encore “enlevez les casques”, pour inviter les forces de l’ordre à rejoindre la contestation populaire. L’évolution ultérieure, dans laquelle se sont retrouvés pris de nombreux individus n’ayant jamais participé à un mouvement social auparavant, a été déterminante quant aux attitudes plus ou moins pacifistes des Gilets jaunes. Il faut bien voir que c’est sous le coup de la répression féroce orchestrée par le gouvernement que nombre de gilets jaunes ont fini par renoncer à la prétention au pacifisme dans leur action politique.
On l’a compris à gauche (si des Hamonistes nous lisent, ils sont priés de ne pas se sentir concernés par ce qui va suivre), la violence ”contestataire” ou pré-révolutionnaire dont ont pu faire preuve les gilets jaunes n’a été que le corollaire nécessaire de deux formes de violence logiquement antérieures. La première est la violence sociale, la paupérisation croissante des masses, la crise de sens, enfin tous les malheurs dont nous accable le capitalisme dans sa phase néolibérale actuelle, qui est une phase de crise aigüe d’une ampleur et d’une violence que “l’optimisme” social-démocrate des années d’après-guerre ne peut plus digérer sans tomber dans le grotesque. La seconde forme de violence est la violence répressive, celle que les forces de police ont exercée de manière méthodique – même si souvent à leur corps défendant, si l’on en croit les nombreux policiers se réclamant de la grogne populaire lorsqu’ils sont en privé.
Il ne nous importe pas ici de porter un jugement de valeur sur le “pacifisme” ou la “violence” de quiconque. Nous pouvons en revanche nous insurger à juste titre contre la prétention des foulards rouges à contrecarrer la violence des gilets jaunes.
Chez les foulards rouges, l’image médiatique tient lieu d’argument : tant s’en faut que l’on dénombre près d’une centaine de blessés graves parmi les gilets jaunes, ce qui importe, ce sont les dégradations commises sur l’arc de triomphe, ou quelque élément de mobilier urbain. À cela, les gilets jaunes répondent souvent que les dégradations commises servent à attirer l’œil des caméras, et donc à apparaître sur les premières pages de la presse. Ce qui est pour les uns une considération tactique, débattable à l’envi, est pour les foulards rouges une question morale de la plus haute importance : en attaquant les vieilles pierres, c’est la République même qu’on attaque ! Et peu importe que la forme républicaine soit de plus en plus investie d’un fond fascisant – à l’instar des dispositions contenues dans la loi “anticasseurs”.
Les foulards rouges font preuve d’une ineptie politique tout à fait désarmante tant elle semble naïve : ils pensent que c’est parce qu’il y a de la violence médiatisée que la démocratie est en danger. Ils pensent que la montée des “extrêmes” est un fléau qu’il faut combattre. Notons que bon nombre de foulards rouges sont des sympathisants de la République en Marche (comme ont pu le montrer de très nombreux témoignages) et qu’ils semblent faire bien peu de cas de la démocratie lorsque celle-ci est foulée aux pieds par ceux-là même qui prétendent l’incarner “au centre”, “avec modération”, quelle que soit la formulation, le paradigme reste le même. Il y aurait les gentils, les sages, ceux avec qui on peut discuter et qui ont la démocratie à cœur, et de l’autre les factieux, les extrêmes, les rouge-bruns, enfin tout ce que la plèbe compte de méprisable.
Passons, il doit bien y avoir une motivation réelle derrière la revendication “anti-violence” et “pro-république” des foulards rouges, dont on sent les relents d’hypocrisie à plusieurs kilomètres à la ronde. Un témoignage recueilli en vidéo est très édifiant à ce titre : un foulard rouge, patron de PME, explique qu’il est résolument opposé à ce pour quoi il avait pris parti au début. Il se détache de l’action des foulards rouges. Il explique que ce qui l’intéresse est le combat pour la non-violence, alors que les foulards rouges feraient eux-mêmes preuve de violence.
“Peu m’importe qui est au pouvoir, gauche, droite, extrême-droite… tant que l’ordre est maintenu.”
L’ordre
L’honnêteté naïve dudit foulard rouge a de quoi nous désarçonner tant elle exprime directement et ouvertement ce que nous, militants communistes, avons immédiatement à l’esprit lorsqu’un mouvement de contestation vient contester la contestation d’un autre mouvement, populaire celui-là. Les foulards rouges sont, dans leur grande majorité, sinon des sympathisants de La République en marche, du moins pas des membres des couches les plus basses de la société. La déferlante du 27 janvier – qui, numériquement parlant, ne mérite absolument pas d’être nommée ainsi, avec 10 000 manifestants selon la préfecture de police – a été une déferlante de cheveux gris, de personnes établies, de personnes n’ayant pas de vraie revendication à faire valoir, sauf à considérer que la “démocratie” et la “république” dont ils parlent serait la quintessence d’un projet politique d’avenir. De ces belles institutions républicaines et démocratiques, on nous assure tantôt qu’elles sont menacées par une poignée de factieux en gilet fluo, tantôt qu’elles font la force et la grandeur de la France dans le monde, qu’elles sont ce qui fait de nous la « nation française ». Pareilles institutions, si elles sont d’une telle importance pour le progrès de la liberté dans le genre humain, ne sont-elles pas risibles si elles peuvent être menacées par quelques pavés jetés ?
Allons, trêve d’ironie, l’important ici est de voir combien le discours médiatique entre en contradiction avec l’action des honnêtes citoyens qui s’en font le relais béat et vindicatif : d’un côté, on prône la démocratie et la république, de l’autre, on fustige les “extrêmes”, qui devraient pourtant être considérés comme l’expression plus ou moins légitime, mais dans tous les cas très réelle d’une colère non seulement juste, mais nécessaire. Il ne nous aura pas échappé que les foulards rouges n’ont pas réfléchi longtemps sur ce qu’est cette démocratie qu’ils croient défendre, leur souci premier, obsessionnel, est bien plus celui de l’ordre.
Quel ordre, et pour qui ?
Il est bon de rappeler à l’heure où fleurissent les discours type “1% contre 99%” que la bourgeoisie n’est pas la simple fraction ultra-concentrée du capital qui dirige le monde économique. Ce que nous appelons bourgeoisie est ce camp politique qui, dans la lutte des classes, pèsera de tout son poids contre l’initiative révolutionnaire – ou simplement trade-unioniste s’il s’agit par exemple de la défense ponctuelle d’un niveau de salaire – des classes prolétaires. Or, aujourd’hui, ces deux grands camps que sont la bourgeoisie et le prolétariat s’incarnent à la perfection dans les gilets jaunes et les foulards rouges. Derrière la relative vacuité des symboles se cache un réel clivage de classe. Et une bonne occasion de rappeler que la bourgeoisie n’est pas à proprement parler une classe sociale définie selon de stricts critères économiques – même si ce sont tendanciellement les couches les plus élevées de la société qui vont se joindre aux contestataires anti-contestataires que sont les foulards rouges, et inversement, les gilets jaunes se recrutent en priorité parmi les populations les plus appauvries de la société. La bourgeoisie se compose bien entendu du grand capital monopoliste, mais également de nombreuses couches sociales auxiliaires, au nombre desquelles figurent par exemple les cadres les plus haut placés, qui, sans être propriétaires des moyens de production, peuvent être vus comme organiquement liés aux intérêts du capital.
Bien sûr, de tels constats sont à considérer comme tendanciellement vrais, ce qui indique :
– que la bourgeoisie et le prolétariat correspondent à des fonctions économiques sans qu’il y ait de correspondance stricte, mécanique, entre la fonction économique et l’appartenance de classe.
– que la qualification de “bourgeois”, “petit-bourgeois”, etc. repose sur des critères idéologiques au premier chef, que l’appartenance de classe n’est réelle que lorsqu’on considère les classes dans leurs rapports mutuels, donc dans la lutte des classes.
Ainsi, tous les foulards rouges auraient objectivement intérêt à ce que le capitalisme soit renversé, de même qu’en dernière analyse, ce serait l’ensemble de l’humanité, grands patrons inclus, qui bénéficieraient du passage au socialisme, si l’on admet que c’est là le seul moyen d’enrayer la marche actuelle vers l’apocalypse écologique – partant, le seul moyen de sauver la civilisation de l’auto-destruction. On peut au moins leur reconnaître un mérite : nous amener à nous poser certaines questions sur ce que sont la bourgeoisie et le prolétariat, questions qui ne sont pas sans intérêt pour de jeunes marxistes.
Merci donc, chers foulards rouges, de nous montrer la nature de classe à l’œuvre dans les luttes sociales. Merci de fournir un matériau si utile à notre analyse. Merci enfin de nous donner une nouvelle occasion de tenter de vous convaincre que le désordre en gilet jaune n’est qu’un écran de fumée qui cache la naissance d’un ordre plus libre que l’on appelle socialisme-communisme. À voir si vous réussirez dans votre tentative de faire avorter ce mouvement naissant.
Thibaud
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