Pourquoi écouter Trinity ?

par | Mai 22, 2020 | Contre-culture | 0 commentaires

Trinity est le premier album studio de Laylow, sorti le 28 février 2020. Jeune artiste toulousain qui, loin des rappeurs parisiens, possède un univers musical particulier qui lui est propre. Instrumentale froide, vocodeur glacé, rythmes saccadés et percutants contribuent à la création d’une texture graphique rétro-futuriste, celle de l’imaginaire des années 90, quand le capitalisme séduisait encore le plus grand nombre.

Ce premier album est un véritable ovni, au sens propre comme au figuré. En effet, l’écouter donne l’impression d’avoir embarqué dans un vaisseau spatial, mais nous aurons le temps de revenir sur cet aspect.

Aujourd’hui, le rap est devenu un tel marché concurrentiel, où la musique est produite en masse, pour tous les publics, tous les âges, mais surtout tous les porte-monnaie. Chaque musique conçue au bon format, celui de l’écoute en continue (streaming), les premières secondes de chaque morceau doivent accrocher comme la première dose de drogue qui, une fois l’excitation retombée, sera oubliée (avant de passer à la suivante, et vite suivie d’une autre, inlassablement). Le refrain doit accrocher. Pour cela, parfois, un simple matraquage au besoin, de celui-ci, permettra l’accroche. Celui-ci doit répondre aux codes, bourgeois, ceux du club, ceux de la bande, sonore. De la volonté de l’artiste, du sens et de l’histoire de son album ne reste qu’un goût fade de la recette qui marche, celle du bon goût, bourgeois encore une fois, qui sera bien sûr utilisé jusqu’à l’épuisement, par l’industrie. Bien sûr, le tableau que je dépeins ici n’est pas tout noir. Des étoiles brillent dans ce paysage et « Trinity » en fait partie : nous allons voir pourquoi.

L’album raconte une histoire, celle de Laylow, et de sa relation avec Trinity, un logiciel de stimulation d’émotions. C’est-à-dire une intelligence artificielle qui, dans un futur, presque déjà présent, viendrait assaisonner une existence fade, ou le contact humain est artificiel et nos rapports truqués ; où la technologie devient alors une porte de sortie, une issue, une fuite.

Leurs histoires et son déroulement, sont divisés en 15 morceaux entretenus tout au long par 7 interludes, des prologues et des épilogues. Les chansons se suivent comme des chapitres et permettent d’explorer les émotions du chanteur, partant au plus haut, finissant au plus bas dans un éternel recommencement, prisonnier comme Sisyphe, dans le logiciel.

Tout est passé au peigne fin, l’amour, la solitude, la peine, le doute, la confiance, ce qui rend l’écoute bien plus intimiste que ce que présageait son apparence austère. Ainsi, l’album est une invitation à prendre le temps, hors du temps, mais dans les temps. Il serait facile de l’écouter et de passer à côté comme on passe à côté des personnes que l’on écoute sans s’y intéresser. Ici, on n’achète pas seulement le ticket de bus, mais on écoute le chauffeur, car il est bavard. On prend la peine de rentrer dans son monde, de se « brancher », avec le meilleur casque possible, car, qu’on ne s’y trompe pas, le travail fourni est de qualité : le mélange sonore, ses effets, ses ambiances, tout est fait pour que l’immersion soit complète, si on ose y plonger la tête. Alors, de la même manière que nous écoutions Prokofiev nous conter « Pierre et le Loup » quand nous étions petits, laissons Laylow nous conter son histoire.

Les amateurs de science-fiction y trouveront leur compte : les références complètement assumées de Matrix à Her, en passant par Akira viennent étayer l’univers du rappeur avec justesse, sans que jamais le rendu ne soit balourd, indigeste. Les amateurs de rap, seront eux comblés par les flux vocaux, les rythmes, les mélodies qui certes n’ont rien de nouveau, mais sont tellement variés qu’on ne se lasse jamais du vocodeur, de la nonchalance de Laylow : mieux, on en redemande. Laylow invite d’autres rappeurs à rentrer dans son univers dans des collaborations parfois audacieuses, mais toujours justes. En somme, l’artiste fait du neuf avec du vieux, et il n’en faut pas plus, rien n’est nouveau et tout est moderne.

Maintenant que les bases sont posées, avec le désir d’aller plus loin, je l’espère, rentrons en profondeur dans le projet, analysons-le de plus près pour mieux saisir tout ce qu’il a à nous offrir. L’obscurité et la froideur de l’univers ne vous auront pas échappées : le thème de l’album est la relation entre un logiciel et un humain. Pourtant, il n’est nullement question de s’arrêter à un simple regard sur nos relations cybernétiques et dématérialisées, voire immatérialistes, au travers des smartphones et des réseaux : le discours est bien plus complexe. En effet, comme voudraient nous le faire croire les nouveaux gauchistes aux reflets écolo-bourgeois-bohème, il faudrait rejeter en bloc la technologie, le progrès, au profit d’une fable romantico-spirituelle sur fond biblique ; que nenni. Il faut surtout interroger la place que doit prendre la technologie, dans nos vies, nos pratiques, mais surtout l’utilisation que l’on en fait. Ainsi vient le moment de s’intéresser au découpage de l’album.

L’album débute par l’initialisation du logiciel, puis le premier morceau commence sur les chapeaux de roues, ceux d’une grosse cylindrée, mais tout de suite, la « pression » retombe. Le morceau suivant nous « plonge la tête sous l’eau », on rentre dans l’univers de Laylow, pas celui de ses clips vidéo, celui qui nous est familier, de près ou de loin, celui de ceux qui pointent aux assedics.

« Minuit passé, j’traîne avec ceux qui dealent dans les rues d’la ville
L’alibi, c’est chercher l’biff (l’argent), la vérité, c’est qu’on cherche juste à vivre » – DEHORS DANS LA NIGHT

Y a-t-il vraiment quelque chose à ajouter ? Le chômage de masse est une notion tellement commune, pas pour ceux qui en entendent les chiffres au journal télévisé, non, pour ceux qui les vivent. Le capitalisme n’ayant, nous l’avons déjà dit, plus rien de neuf à offrir, il laisse nos hommes se disputer des bouts de trottoirs, vendant à leurs semblables tantôt le paradis artificiel, tantôt la mort romantique et misérable du drogué. Il n’est nullement question pour Laylow de glorifier le crime, c’est une conséquence avilissante pour les jeunes des quartiers ; le recel de drogue, sous couvert de la course à l’argent, n’est qu’un moyen de donner du sens à une existence vidée de sa substance par le manque de travail, le manque de lien social… En somme par le capitalisme, dont le mode de production s’organise autour de centres villes désertifiés, sombres. D’ailleurs, le capital a besoin de ces vendeurs de dose, tantôt pour assommer le prolo, tantôt pour se remplir le nez, tantôt pour utiliser le vendeur comme main d’œuvre à bas prix, tantôt pour expérimenter ses futures armes de répression qui serviront au futur soulèvement, à l’image des gilets jaunes qui ont pu en faire la funeste expérience. 

« j’sais qu’on est tout en bas sur l’graphique

[…]

J’suis blanc, j’suis noir, j’sais même pas où m’placer » – DEHORS DANS LA NIGHT

Le morceau est coupé en deux par les instrumentales, d’abord mélancoliques, puis ensuite plus rythmées. La première phrase est prononcée dans la première partie et la seconde dans la suivante, pourtant il est difficile de les analyser distinctement. Dans cette première phrase, Laylow, annonce la « couleur », il sait d’où il vient, on ne ment pas là-dessus, il fait partie de la classe populaire, ceux qu’on désigne froidement sur un graphique, ceux d’en bas, sans jamais dire qu’ils sont inférieurs. La classe belle et bien supérieure utilise un tout autre vocabulaire, elle préfère les appeler les « sans dents », « les gens qui ne sont rien », « ceux qui foutent le bordel », « les fainéants », ou encore « les gaulois réfractaires ». Par ailleurs, Laylow est métissé, son père est français, sa mère d’origine ivoirienne, le mélange de cultures était déjà le thème central de son précédent projet et est récurrent dans ses textes. Ainsi il est à la fois blanc, à la fois noir, et ne sait donc pas où se placer. C’est d’ailleurs un sentiment bien connu des générations qui suivent l’immigration, à quelle culture appartiennent-il, où sont-ils vraiment chez eux ? Il est évident que cette assertion fait écho aux écrits de Marx « les ouvriers n’ont pas de patrie », l’impérialisme et avant lui le capitalisme a dépossédé les peuples de leurs nationalités en exploitant d’abord les ressources de leurs pays, puis en les exploitant eux-mêmes ici et là-bas. Je ne saurais dire si c’est le cas de Laylow, pourtant une chose est sûre, n’en déplaise aux gauchistes intersectionnels petits bourgeois qui, lorsqu’ils ne sont pas racistes, font tout simplement du racisme social, la couleur de peau importe peu. A ceux qui voudraient classer le rap ou les oppressions dans des cases blanches ou noires, vous les autoproclamés progressistes d’aujourd’hui, vous êtes les réactionnaires d’hier, ceux et celles qui défendaient la colonisation par le « progrès » et qui aujourd’hui assènent que l’universalisme est une valeur bourgeoise à rejeter au profit de l’addition des identités.  Car nous savons tous où nous sommes placés, en bas du graphique, et l’urgence, économique, que décrie Laylow dans ses textes est bien là pour nous le rappeler. Nous rappeler que cet universalisme lorsqu’il est prolétaire et populaire, existe.

« J’veux pas regarder la misère du monde mais au fond ton mal c’est p’t-être mon bien »

[…]

Regarde pas trop les assiettes des autres, elles ont toujours l’air pleines, fuck té-ma (putain regarde) la mienne » – VAMONOS

La relation entre Laylow et Trinity est développée sur 4 autres morceaux jusqu’au premier retour à la « réalité » : un SDF lui demande « une p’tite pièce ou un ticket restaurant » alors qu’il semble au plus haut de sa confiance en lui, enivré par ses émotions holographiques. S’ensuit le morceau « Vamonos » en collaboration avec Alpha Wann, dont le thème principal est l’urgence économique que nous dépeignions plus haut : les deux rappeurs sont prêts à tout pour l’argent, qui seul les intéresse. Pourtant, ils ont bien conscience que le profit capitaliste, cette plus-value extorquée à celles et ceux qui la produisent, qui pourrait remplir leur assiette, est le profit qui vide celle des autres. C’est un principe de base de l’économie marxiste : pour monter en haut du graphique, il faudra que d’autres descendent. 

Pour l’instant, les deux rappeurs constatent à quel point leurs assiettes sont vides, comme ils le disent sur le refrain : « faut pas regarder, la vérité blesse ». En effet, c’est sûrement plus la misère, cette vérité qu’on ne veut pas regarder, qui est bien réelle, qui tue plus que ce qui les pousse à vouloir en sortir, c’est à dire chercher à vivre sans, sans cesse, regarder le prix sur l’étiquette.

Cette urgence se traduit par la violence de la chanson suivante où Trinity nous avertit que le logiciel est en surchauffe. La mélodie disparaît pour laisser place à une basse très agressive qui n’est pas sans rappeler le bruit d’un pot d’échappement, l’akrapovic. La relation entre les deux protagonistes s’intensifie et la frontière entre Intelligence Artificielle/Humain devient de plus en plus fine… Jusqu’à la rupture : Laylow se déconnecte, le second retour à la réalité est brutal, il s’alcoolise et recroise le SDF qui faisait la manche, ce dernier lui raconte alors son histoire dans « …DE BATARD». L’occasion pour l’artiste d’aborder dans un morceau troublant le thème du chômage, de la condition des femmes doublement exploitées au travail et à la maison, ou encore du déclassement social. Il est difficile d’extraire une citation, car c’est l’ensemble qui nous convainc de réalisme, des nuances des voix jusqu’aux croassements de corbeaux lors de l’intervention d’un huissier de justice.

Suivent 4 morceaux qui terminent cette histoire et parachèvent le projet dans un mélange de divers sentiments qui traversent le chanteur, allant jusqu’à la tristesse intense, que l’on pourrait interpréter comme un suicide. L’album finit sur le sentiment concret de la tristesse, où Laylow – ou nous-mêmes – est réduit à exister en tant que logiciel, exploité, voué à l’exécution d’une seule tâche. Nos sentiments, et notre existence matérielle réduits à cette répétition divisée méthodiquement par notre mode de production. La fausse note sur le dernier refrain vient éclaircir ce tableau noir de codes alignés comme sur la chaîne d’une usine. La fausse note, c’est celle qui vient parasiter la voix du chanteur. La fausse note, c’est le logiciel qui plante. Et alors la fausse note devient la seule qui vaille la peine, car ce n’est pas le logiciel exploité qui plante, mais bien le logiciel d’exploitation, celui qui travestit notre existence.

Que retenir à la fin de cet album ? En revisitant l’imaginaire d’un futur promis il y a des années de cela, Laylow nous rappelle que le futur ne sera jamais autre chose que ce qu’on en fait aujourd’hui, jamais mieux qu’hier. L’urgence économique nous ramène toujours au présent, même lorsque le futur est omniprésent.

Baba- JRCF.

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