Lorsqu’on évoque l’histoire sociale chinoise, on a souvent tendance à considérer un peu vite que celle-ci commence au XXe siècle. Pourtant, entre son rôle longtemps moteur dans l’économie asiatique et mondiale et son expérience tragique de l’impérialisme occidental, la Chine n’a pas attendu le XXe siècle pour connaître des affrontements de classes violents et des expériences révolutionnaires. La méconnue révolte des Taiping, qui éclate en 1850 après la première guerre de l’Opium, porte ainsi en germes des idées de collectivisation agraire et d’égalité entre les citoyens, à tel point qu’elle inspirera le fondateur du GuoMindang Sun Yat Sen et Mao Zedong qui déclarera qu’il ne manquait « que le marxisme-léninisme-maoïsme » (sic) à la révolution Taiping pour triompher. Retour sur un épisode marquant du mouvement révolutionnaire chinois.
La première guerre de l’Opium oppose la Chine dirigée depuis le XVIIe siècle par la dynastie Qing, à l’Angleterre. Pour mettre un terme à l’excédent commercial de la Chine, qui exporte un nombre toujours croissant de tonnes de thé en Europe, l’Angleterre favorise la propagation en Chine du commerce de l’opium. Traditionnellement utilisé comme un antalgique, l’opium est consommé depuis le XVIIe siècle comme une drogue au pouvoir d’accoutumance extrêmement élevé. Puisque l’Angleterre détient un monopole de fait sur le commerce de l’opium, cultivé dans sa colonie indienne et distribuée par la Compagnie des Indes Orientales, et qu’elle parvient à le diffuser en Chine via le port de Canton, elle renverse avec succès sa balance commerciale, qui devient nettement excédentaire, et augmente drastiquement son stock d’argent-métal (liang). La dynastie Qing, alertée par une situation économique de plus en plus désastreuse et par les ravages sociaux de la drogue, décide donc d’interdire la consommation d’opium et de mettre un terme à tous les liens commerciaux entre la Chine et l’Occident. S’engage alors la première guerre de l’Opium, perdue par la Chine, qui s’achèvera rapidement avec la signature du traité de Nankin (Nanjing) en 1842, lequel établit la cession du village de Hong Kong à l’Empire britannique, la réduction des tarifs douaniers à un maximum de 5%, la cession d’une grande réserve d’argent-métal, l’attribution de privilèges juridictionnels exorbitants aux ressortissants européens et américains et l’ouverture de grandes villes côtières au commerce avec les Occidentaux, parmi lesquelles Shanghai et Canton (Guanzhou). L’empire Qing ne se remettra jamais de l’humiliation vécue lors de ce traité et des autres traités inégaux qui suivront lors de la seconde guerre de l’opium, qui se déroulera parallèlement à la révolte des Taiping.
Déjà en difficulté car engoncée dans un mode de production féodal pourrissant (dont l’extension des terres cultivables destinées à nourrir une population en augmentation exponentielle se trouve freinée par la limitation des terres en friches), la dynastie Qing voit donc son économie ruinée par ce traité extrêmement défavorable, qui mine toute possibilité de développement industriel autonome et place la Chine dans le camp des Etats périphériques dont les Etats européens n’auront qu’à se partager les miettes. Une série de catastrophes naturelles, dont des crues et des inondations dans le Sud occasionne également des famines et des troubles dans les campagnes. En effet, la faim fait tant rage que de nombreux paysans acculés se voient réduits en esclavage ; d’après le témoignage d’un missionnaire, dans le Jiangxi : « La misère est telle que les gens vendent femme et enfants, et se nourrissent d’écorce d’arbre ». De plus, le manque de devises consécutif au traité de Nankin oblige le gouvernement Qing à un prélèvement fiscal draconien qui a pour conséquence d’augmenter la valeur du liang et plus généralement le coût de la vie. Pour donner un tableau complet du climat social, n’oublions pas une corruption généralisée des fonctionnaires, pourtant piliers du régime dans la plus pure tradition confucéenne, et une haine croissante à l’égard d’une domination mandchoue considérée comme étrangère et incapable. La tradition historique chinoise voulant que les catastrophes économiques et climatiques soient le signe de la perte du mandat du Ciel par la dynastie régnante et appellent à un changement de régime, ne font qu’ajouter au climat d’instabilité politique, économique et sociale.
Hong Xiuquan, candidat malheureux aux examens de la fonction publique chinoise (où, au vu du contexte économique, les inscrits sont pléthoriques), végète en 1837 en pleine dépression nerveuse. Il a échoué pour la troisième fois aux examens mandarinaux, seule garantie d’ascension sociale à laquelle sa famille l’avait préparé depuis son enfance. Il fait alors un rêve étrange, dans lequel il voit entre autres Confucius se repentir de sa mécréance, un vieil homme à barbe dorée lui demander de chasser les démons de Chine, tâche dans laquelle il reçoit l’assistance d’un frère aîné aux longs cheveux. Après la lecture d’un pamphlet prosélyte chrétien, qu’il avait obtenu à Canton pendant ses examens, il interprète le vieil homme comme étant Dieu et son frère aîné comme étant Jésus. Il se donne alors pour mission de renverser la dynastie « démoniaque » qui règne sur la Chine et d’établir le Paradis sur la Terre sous la forme du royaume Taiping. Hong Xiuquan se revendique donc comme le fils chinois de Dieu. Sa théorie sociale préconise une collectivisation des terres et une redistribution intégrale des ressources par l’Etat.
Ces idées rencontrent un certain succès dans les campagnes, notamment auprès de l’ethnie Hakka dont Hong Xiuquan est membre. Le peuple Hakka, sous ethnie du groupe dominant Han ne parlant pas mandarin et d’immigration plus récente, est en effet désavantagé dans le partage des terres agricoles, disposant d’exploitations très restreintes aux sols de mauvaise qualité. Elle trouve aussi une grande audience auprès du prolétariat, à l’époque très peu développé, notamment les mineurs issus de l’ethnie Zhuang. La paysannerie et le prolétariat se convertissent à la cause de Hong Xiuquan, détruisant les symboles religieux confucéens, bouddhistes et taoïstes et attaquent les fonctionnaires Qing dont la corruption exaspère une petite paysannerie exsangue. Le royaume Taiping est proclamé et parvient, grâce à la conscription, à des victoires militaires rapides contre l’armée impériale. Après la prise initiale de la petite ville de Yong’an en 1851, l’armée Taiping remporte sa première victoire significative avec la prise de Wuchang en 1852 et volera de victoire en victoire jusqu’à la prise de Nankin (Nanjing) en 1853. La ville, ancienne capitale Ming, est immédiatement renommée Tianjing. Centre économique de la Chine, entourée de terres agricoles productives, elle permet aux rebelles d’assurer une certaine viabilité à l’Etat Taiping, qui frappe sa propre monnaie. La jeune bourgeoisie commerçante éclairée se révèle très favorable aux rebelles Taiping du fait de leur volonté et de leurs ambitions réformatrices. La base sociale initiale de la révolution Taiping comprend donc l’embryon de prolétariat chinois, la paysannerie pauvre qui croule sous les impôts et la jeunesse progressiste petite-bourgeoise, déçue par le manque d’opportunités d’élévation sociale des examens mandarinaux.
Le bandage des pieds est une tradition chinoise remontant à la dynastie Tang (fin du Xe siècle). Elle consiste à casser les pieds des petites filles et à les replier sur le talon dès l’âge de 6 ans pour en entraver la croissance, nécroser les orteils et leur donner une forme conique (dite « en lotus »). Sous la dynastie Qing, elle s’est répandue dans toutes les classes des ethnies Han et Hui. Cette pratique inhumaine et sexiste ne sera définitivement abolie qu’avec l’arrivée des communistes au pouvoir.
Le royaume Taiping organise une redistribution des terres, alloties par l’Etat à des unités familiales (réparties en groupes de 5) qui en assurent l’exploitation. L’intégralité de la production est collectivisée puis redistribuée suivant les besoins de la population. Les propriétaires terriens sont expropriés et exécutés de manière systématique. En effet, le royaume céleste Taiping proclame l’abolition totale des classes sociales et l’égalité des sexes (ce qui est facilité par la surreprésentation parmi les Taiping de l’ethnie Hakka dans laquelle les femmes participent traditionnellement à la totalité du travail agricole et n’ont pas les pieds bandés). On autorise pour la première fois la participation des femmes à la fonction publique et à l’état-major. Les traditions patriarcales comme la prostitution, la polygamie ou le bandage des pieds sont frappés d’interdictions très sévères. Cependant, est imposée dans le même temps une chasteté intégrale, jusque dans le mariage, afin d’abolir la tradition confucéenne d’héritage qui favorise l’ainé mâle de manière disproportionnée ; les lieux de vie des hommes et des femmes sont strictement séparés dans ce but. L’armée repose sur un modèle de conscription, chaque unité familiale étant chargée d’envoyer un homme combattre dans l’armée pour étendre l’empire Taiping à l’intégralité de la Chine. La production manufacturière s’exerce dans le cadre des unités familiales, sans grande division du travail, les paysans étant également invités à produire des ressources textiles et les biens d’usage courant. Cependant, sur le plan technique, on préconise la création de lignes de chemin de fer sur l’ensemble du territoire contrôlé, la construction de bateaux à vapeur, la mise en place d’un système postal national, la découverte de nouvelles concessions minières et l’encouragement à l’innovation par l’instauration d’un système de brevets. La consommation d’opium, d’alcool, de tabac et de jeux d’argent est fermement interdite, sous peine de mort. Les examens mandarinaux classiques sont remplacés par des examens sur les connaissances bibliques des candidats.
Cependant, très rapidement, les principaux dignitaires Taiping, s’ils font toujours preuve d’une sévérité intransigeante quant à l’application des lois révolutionnaires dans la population, vivent en contradiction flagrantes avec les principes qu’ils promeuvent et reconstituent rapidement une classe bureaucratique qu’ils avaient prétendu abolir. Le concubinage, frappé de peine de mort, est ainsi largement pratiqué par les principaux dirigeants provinciaux et nationaux, à commencer par Hong Xiuquan lui-même. De plus, loin du collectivisme prôné, ils tendent à perpétuer la corruption des fonctionnaires Qing qu’ils avaient chassé du pouvoir et vivent dans le luxe et la richesse. La population ne tarde donc pas à remettre en question le bien fondé de la révolution Taiping, d’autant que la faible division du travail ne permet d’obtenir des rendements suffisants pour satisfaire les besoins de la population et l’entretien de l’armée. Celle-ci subit des défaites face à l’armée Qing, qui freine son expansion aux portes de Pékin et de Shanghai. De plus, des luttes intestines entre les différents dirigeants Taiping éclatent et se soldent par des guerres internes meurtrières et l’éviction du second d’Hong Xiuquan, Yang Xiuquin, accusé de comploter contre « le frère de Jésus ». Son exécution par d’autres dirigeants locaux, qui porte le nom de massacre de Tianjing, décime le haut commandement militaire, ce qui ruine à la fois l’unité de l’Etat et toute possibilité de victoire militaire. La désorganisation interne et le désaveu de plus en plus marqué de la population pour une hiérarchie bureaucratique ne défendant plus les principes révolutionnaires sapent donc peu à peu les bases sur lesquelles repose le Royaume Taiping, ce qui favorisera sa défaite.
La rébellion Taiping est initialement accueillie de manière plutôt positive par les puissances occidentales, qui y voient un moyen de contourner une dynastie Qing rétrograde, peu appréciée de la population et rétive au commerce, d’autant que l’Etat Taiping se revendique chrétien. Cependant, ils modifient rapidement leur opinion du fait de l’interdiction intransigeante par les Taiping du commerce de l’opium, essentiel dans l’économie britannique. Ils réalisent que les rebelles n’entendent pas à se soumettre à la domination impérialiste et aux traités défavorables issus des Guerres de l’opium, considérant les nations européennes comme des entités vassales. La tentative de conquête de Shanghai, cité essentielle dans le commerce des nations européennes avec la Chine, achève de les détourner de leurs projets d’alliance. Ils se rallient donc à l’empire Qing afin de vaincre des rebelles qui mettraient un frein à une politique impérialiste qui bénéficie grandement à leur économie intérieure. Sous le commandement du mercenaire américain Frederick Townsend Ward, une troupe de 5000 volontaires chinois sont entraînés et armés selon les méthodes modernes occidentales. Ses incessantes victoires contre une armée Taiping plus nombreuse mais désorganisée (voir supra) lui valent rapidement le nom d’Armée toujours victorieuse. L’Armée toujours victorieuse inflige une lourde défaite aux Taiping en 1861 à Anqing. Ils repoussent la seconde attaque Taiping sur Shanghai en 1862. Dès lors, malgré la mort de Ward, les défaites Taiping s’enchaînent jusqu’au siège final de Tianjing en 1864. La cité est assiégée et soumise à la famine, Hong Xiuquan lui-même périssant d’une intoxication alimentaire suite à l’ingestion d’une herbe non-comestible. Les Qing finissent par pénétrer dans la ville en juillet 1864, après de longs mois de siège. Les combats de rue causeront la mort de 10 000 chinois, majoritairement des civils. Si le royaume Taiping est officiellement vaincu, certaines troupes parviennent à s’échapper et se livreront à une guerre de guérilla jusqu’en 1871, qui marque la fin définitive du mouvement.
Karl Marx attribuait, dans ses articles sur la question restés fameux, la défaite des Taiping à leur absence totale de projet politique défini, et analysait les causes de la révolte dans l’impérialisme britannique et dans les guerres de l’Opium. Mao, quant à lui, s’est montré bien plus admiratif du travail mené par Hong Xiuquan en termes de mobilisation des masses paysannes et de partage des terres et a déclaré que la seule cause de la chute des Taiping relevait de l’idéalisme de leur doctrine. Si on remarque à la fois une base sociale bien définie dans les adeptes de la révolution Taiping (l’alliance du prolétariat, de la paysannerie et de la jeunesse « estudiantine »), l’importance donnée à la centralisation et le refus à la fois de l’immobilisme féodal Ming et de la subordination au pillage impérialiste des puissances européennes, et si nous rejoignons les deux auteurs dans la critique du caractère profondément irrationnel de la doctrine professée par les Taiping, nous trouvons quant à nous les causes de leur défaite dans l’absence d’un prolétariat chinois suffisamment développé pour mener une révolution selon de véritables critères socialistes. En cela, la révolution Taiping ne se différencie que peu des autres révoltes millénaristes qui ravagèrent la Chine et l’Europe en période de crises de leur mode de production, comme celle de Thomas Münzer ou de Jan Hus. On peut aussi pointer du doigt l’inefficacité économique du modèle Taiping qui empêche une modernisation de la production indispensable pour repousser les assauts impérialistes occidentaux. De même, l’interdiction de la procréation (ou sa stricte limitation aux dignitaires de l’armée et de l’administration cléricale et à leurs harems) ne saurait fournir à l’Etat Taiping une base sociale suffisante pour mener son projet de conquête de la Chine à bien, ni même suffisamment de main d’œuvre pour satisfaire les besoins en ressources de la population, et ce d’autant plus quand la mise en commun à visée redistributive se voit détournée par un pillage généralisé des biens communs par les dirigeants de l’Etat théocratique. Cependant, la lutte des classes s’y exprimait tant que la dynastie conservatrice Qing a préféré faire appel à ses puissants ennemis pour écraser une expérience révolutionnaire qui sapait le pouvoir des propriétaires terriens, d’une fonction publique mandarinale corrompue, des commerçants européens impérialistes et des marchands compradors ; image qui ne sera pas sans évoquer au lecteur français la conduite de la IIIe République face à la Commune.
Notes :
1. La dynastie Qing est originaire de Mandchourie. Elle est donc critiquée par la majorité du peuple, qui se considère comme victime d’une occupation étrangère. Elle se montre paradoxalement très traditionnaliste et pro-confucéenne.
2. Le liang est la seule monnaie acceptée pour les échanges commerciaux en Chine. C’est également le liang qui est utilisé pour le paiement de l’impôt. La majorité de la population utilise traditionnellement des pièces de cuivre pour les transactions courantes et le liang pour s’acquitter des taxes.
3. Cela interdit à la Chine toute mesure protectionniste, ce qui mine la production locale. Ainsi, les chinois commencent à importer les cotonnades et les lainages britanniques bien qu’ils soient d’une qualité très inférieure à la production chinoise.
4. Le Sud de la Chine, autour de Nanjing, est la région la plus peuplée de Chine et le cœur agricole du pays.
5. Mot révélateur car, dans la langue de l’époque, « étranger » et « démon » sont synonymes !
6. Dynastie précédant les Qing, les Ming règnent sur la Chine de 1368 à 1644. La population chinoise de l’époque appelle fréquemment à un « retour des Ming », ces derniers étant la dernière dynastie d’origine Han. Le retour de la capitale à Nanjing n’a donc pas qu’un sens militaire, c’est aussi une forme d’affirmation nationale anti-mandchoue.
7. La polygamie, appelée concubinage, est un marqueur social dans la Chine de l’époque. Un homme riche peut posséder des dizaines d’épouses sur lesquelles il possède un droit de vie et de mort. Voir à ce sujet l’excellent film de Zhang Yimou, Epouses et concubines.
8. Les examens mandarinaux portaient depuis leur mise en place sur les classiques confucéens, la poésie et l’art de la calligraphie. On doit leur introduction, dans l’Antiquité, à Confucius lui-même, dont l’idéologie repose avant tout sur la piété filiale et la bonne administration étatique. En reprenant à leur compte ce système d’examens, on peut donc constater que les Taiping ne parviennent pas à s’extraire totalement d’une logique confucéenne dont ils sont pourtant de farouches opposants par ailleurs. Cependant, leur remplacement par l’étude de la Bible peut à la fois être analysée comme une mesure théocratique et comme une volonté de s’absoudre, bien qu’imparfaitement, du poids des traditions chinoises, dans la lignée de leur interdiction du concubinage et du bandage des pieds. C’est aussi faire preuve d’idéalisme et d’un manque de pragmatisme : Confucius traite, bien que de manière vague et à l’époque antique, des bonnes pratiques administratives, ce qui peut s’avérer utile pour des fonctionnaires ; à l’inverse, la Bible n’a rien à voir avec la bonne marche des affaires de l’Etat !
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