« Le malheur d’Ataï est venu de ses propres frères. En échange de promesses, d’armes et d’argent, plusieurs chefs se sont alliés aux Blancs, ils ont accepté de participer à une battue de toute la région d’Uraï pour débusquer les guerriers. Le chef Naïna a réussi à leur échapper, en se fondant dans la brume du matin, mais les veilleurs du camp d’Ataï n’ont pas entendu approcher le détachement de traîtres commandés par un simple soldat, Le Gailleur. Ils ont encerclé la case où le grand chef Ataï se reposait, entouré de ses fils et de ses conseillers. Une sagaie lancée par Segou, de la tribu des Canala, lui a transpercé le bras alors qu’il faisait face, un sabre pris à un gendarme dans la main. Puis c’est une masse qui l’a frappé au visage. Autour de lui, il n’y avait plus que des blessés et des morts auxquels on détachait la tête du tronc, avec des haches en fer, des couteaux. Elles ont été placées dans des paniers d’osier, sauf celle d’Ataï qu’un soldat a plantée au bout de sa baïonnette pour l’emmener jusqu’au quartier général du commandant Rivière et de Servant. »
Le retour d’Ataï de Didier Daeninckx
La Nouvelle-Calédonie, c’est cette île dans l’océan Pacifique, non loin de territoires comme le Vanuatu et l’Australie. Appartenant à la France depuis 1853, très peu de français de métropole connaissent ce territoire et son histoire. A peine pourraient-ils le placer sur une carte, comme pour la Guyane et Mayotte. Qui sait donc que le 4 octobre prochain ses habitants sont appelés encore une fois à voter pour leur indépendance ? Qui sait de par chez nous l’histoire de ses révoltes populaires pour son droit à l’autodétermination en 1878, 1917 et dans les années 80 ?
Possédé par le Second Empire français depuis un laps de temps très court, c’est en 1858 que l’administration coloniale française décide de changer la distribution des terres afin de faciliter l’arrivée de colons sur l’île. De 1862 à 1870, le gouverneur Guillain va faire basculer de 27 000 à 78 000 hectares l’emprise foncière française, au détriment des populations[1]. Ceux-ci, nommés Mélanésiens ou Kanaks selon les époques[2], vivent mal cette dépossession des terres qui bouleverse leur mode de vie communautaire, leur tradition et leur agriculture. Sous le nouveau gouverneur La Richerie, l’accaparement passe à 150 000 hectares. Ce même gouverneur a institué un permis d’occupation pour stimuler la colonisation, permettant aux colons de s’établir sur les terrains domaniaux et d’en fixer eux-mêmes la délimitation, le contrôle ne se faisant qu’a posteriori. Les kanaks sont sans cesse repoussé dans les hautes vallées où les terrains sont de moins bonne qualité. Un problème ne venant jamais seul, le bétail des colons est élevé sans clôture et divague sur le territoire, détruisant les tarodières, champs d’ignames et autres espaces cultivés par les kanaks[3].
Avant toute chose, signalons que depuis la prise par la France, les soulèvements des kanaks sont fréquents, mais souvent ponctuels et localisés[4]. L’administration n’a jamais encore eu affaire à une révolte de grande ampleur et organisée de la population colonisée.
Un homme va incarner les évènements qui vont se dérouler en Nouvelle-Calédonie en cette année 1878 : c’est le chef Ataï. Nous ne connaissons pas son année de naissance, mais nous avons la date de son décès et les circonstances tragiques l’accompagnant. La même année, devant le gouverneur Léopold de Pritzbuer, il vient se plaindre du saccage des terres par le bétail des colons. Lui reprochant successivement la perte des terres de bonnes qualités et la destruction de l’agriculture kanak par le bétail, la remarque du gouverneur l’incitant à mettre des barrières sur son terrain pour empêcher le passage des bêtes énerve le chef qui lui répond : « Quand mes taros iront manger ton bétail, je construirai des barrières. » Les discussions avec l’administration ne fonctionnant pas, plusieurs tribus calédoniennes vont se mettre à discuter d’un plan d’action pour reprendre le contrôle de l’île et chasser le colonisateur. Tout cela sous la direction d’Ataï, même s’il n’est pas à l’origine du rassemblement.
Le but principal : la prise de la capitale Nouméa. Un plan d’attaque est fixé en secret. La date exacte prévue initialement n’est pas très claire. C’est soit le 24 septembre lors de la date anniversaire de la prise de possession, soit le 26 juin, le jour de la récolte des ignames. Cependant l’incarcération le 19 juin 1878 de plusieurs kanaks suite à l’assassinat d’un français va faire débuter l’insurrection plus tôt que prévu.
Le 25 juin, les insurgés s’attaquent à la région de La Foa, assassinant 4 gendarmes et massacrant plusieurs colons. Le 26 juin, le poste de gendarmerie de Bouloupari est pris d’assaut. Moindou est attaqué le 21 août. L’insurrection prend de l’ampleur sur l’île et amène même la mort d’un commandant français, Gally Passeboc, fasse aux armées d’Ataï. Les insurgés gagnent du terrain et les européens sont obligés de se déplacer pour échapper à la vindicte populaire. L’administration française commence à organiser la répression et à tuer plusieurs kanaks, même hors de la rébellion. Plus de 130 kanaks sont fusillés à Nouméa par des miliciens. Des villages sont brûlés et des récoltes sont détruites. Un fort est construit à Teremba (La Foa) par les français le 24 août afin de se rapprocher des bases de l’insurrection et favoriser l’effet de surprise. Malgré leurs efforts, les kanaks n’arrivent pas à prendre le fort.
À force de tractations et de promesses faites à certaines chefferies, l’administration coloniale fait basculer certains clans dans la traîtrise et les retourne contre les troupes d’Ataï. C’est le cas des kanaks de Canala. Le 1er septembre 1878 à Fonimoulou, l’armée française et la tribu de Canala attaquent par surprise le campement d’Ataï. Le Canala Segou exécutera Ataï et lui coupera la tête comme l’avait demandé l’administration française. Louise Michel, présente à ce moment en Nouvelle-Calédonie, fera une description saisissante de la mort du chef Ataï dans ses Mémoires[5].
L’insurrection dépourvue de son chef charismatique se maintiendra au moins jusqu’à avril 1879, même si l’état d’urgence sur l’île ne se terminera qu’en juin 1879. La répression sera encore plus dure : les villages, les cocoteraies et les cases sont incendiés. Les plantations sont détruites. Plus abject, l’administration donnait à l’époque 5 francs pour une paire d’oreilles kanaks coupées. Ce sera ensuite transformé en prime par tête coupée ! En tout c’est entre 800 et 1600 kanaks qui sont tués lors de l’insurrection (contre 200 européens), soit environ 5% de la population. Les chefs rebelles sont tous exécutés sans procès sauf un. Beaucoup de kanaks seront déportés dans les îles proches.
Le cas le plus emblématique de la répression sera celui de la tête d’Ataï, conservée par le gouvernement français pendant près de 136 ans ! Dès 1878, le crâne du chef kanak est envoyé en métropole pour le musée d’ethnographie du Trocadéro. Il y sera étudié par certains chercheurs et restera dans les locaux du musée. En 1951, les restes d’Ataï rejoignent les collections du Musée de l’Homme. C’est seulement en 2014, après des années d’incessantes demandes des diverses organisations de Nouvelle-Calédonie pour le retour du chef parmi les siens, que le gouvernement français, par l’intermédiaire du ministre des Outre-mer d’alors, George-Paul Langevin, permettra à la dépouille de revenir en Nouvelle-Calédonie afin d’y être enterrée.
Ce 4 octobre, les populations de Nouvelle-Calédonie sont appelées à nouveau à voter pour l’indépendance du territoire, après s’être courageusement battues pour leur droit à l’autodétermination en 1878, 1917 et durant les années 80. Il est temps que les kanaks puissent librement décider eux-mêmes de leur destin et de se réapproprier entièrement leur histoire.
Ambroise-JRCF.
[1] « 1878 : la grande révolte canaque », Croix de sud. Info-Nouvelle-Calédonie.
[2] Orthographié aussi canaque par certains auteurs.
[3] « Spoliations foncières et déprédations du bétail sont directement à l’origine de la grande insurrection canaque qui, en 1878, se propage sur toute l’étendue du front pionnier étiré à cette époque le long de la côte ouest, entre la baie de Saint-Vincent et Poya ».La Nouvelle-Calédonie : occupation de l’espace et peuplement.
[4] 25 révoltes de 1853 à 1868.
[5]« Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits ! Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration. Nondo, chef vendu aux blancs, donna sa procuration à Segou, en lui remettant les armes qui devaient frapper Ataï. Entre les cases nègres et Amboa, Ataï, avec quelques-uns des siens, regagnait son campement, quand, se détachant des colonnes des blancs, Segou indiqua le grand chef, reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux. Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andja, qui se servait d’une sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des blancs. Il aperçut Segou. Ah ! dit-il, te voilà ! Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andja s’élance, criant : tango ! tango ! (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï ; il porte la main à sa tête à demi détachée et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’Ataï est mort. Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant comme un écho par les montagnes. […] Que sur leur mémoire tombe ce chant d’Andja : Le Takata, dans la forêt, a cueilli l’adouéke, l’herbe bouclier, au clair de lune, l’adouéke, l’herbe de guerre, la plante des spectres. Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures. Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères ; ils attendent les braves ; amis ou ennemis, les braves sont les bienvenus par delà [sic] la vie. Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre ; le sang va couler comme l’eau sur la terre ; il faut que l’adouéke soit aussi de sang »
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