Le 1er février 2021, dans la surprise générale, l’armée birmane a procédé à un coup d’Etat, destituant le gouvernement civil et emprisonnant les principaux dirigeants du parti vainqueur des élections, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND). Ce parti de centre-gauche, principalement connu en France pour sa dirigeante nobelisée Aung San Suu Kyi, est arrivé largement en tête des suffrages le 8 novembre dernier, dépassant la majorité absolue dans les deux chambres qui composent le Parlement birman et consolidant la majorité obtenue lors des élections législatives de 2015, mais subissait depuis quelques jours les pressions d’une armée qui contestait la légitimité du scrutin. Ainsi, le 26 janvier dernier, le général Min Aung Hlaing s’opposait à la promulgation du résultat des votes, qu’il affirmait être entaché de fraude électorale, tout en menaçant de recourir à l’armée pour « résoudre le conflit ». De telles menaces ne sont pas à prendre à la légère dans un pays qui, depuis son indépendance, n’a presque connu que la dictature militaire et où la Tatmadaw[1] conserve une influence économique et politique primordiale. La commission électorale, cependant, a débouté les militaires de toutes leurs demandes tandis que les observateurs internationaux, s’ils reconnaissaient la présence de quelques irrégularités marginales, affirment que les résultats de l’élection sont conformes aux opinions politiques des Birmans et reflètent la réalité politique du pays. De nombreux Rohingyas[2], considérés comme apatrides tant par les forces armées que par la LND, n’ont pourtant pas pu se rendre aux urnes, ce qui ne semble pas interpeller outre mesure le camp atlantiste qui s’était fait le héraut de leur cause…
Voyant tous leurs recours devant la commission électorale déboutés, les militaires ont temporisé durant une semaine, assurant qu’ils ne souhaitaient aucunement s’emparer du pouvoir. Le coup d’Etat du 1er février, loin de mettre un terme à un climat politique orageux, n’a fait qu’accentuer le trouble dans un pays en proie aux tensions politiques depuis plusieurs mois. Prétextant faire office de pacificateurs, rétablir l’ordre et l’Etat de droit (sic !), la Tatmadaw instaure un état d’urgence dans le pays et emprisonne sous des prétextes manifestement fallacieux les principales personnalités de la LND, dont Aung San Suu Kyi et le président Win Myint. Immédiatement, Aung San Suu Kyi lance un appel à la résistance pacifique sur les réseaux sociaux et demande aux Birmans de descendre dans la rue. Dans le même temps, le général Min Aung Hlyaing proclame la mise en place d’un couvre-feu sur l’ensemble du territoire et interdit formellement aux Birmans de manifester. Les banques nationales annoncent leur fermeture temporaire. La télévision nationale, qui invoque de mystérieux « problèmes techniques », cesse d’émettre. Une chappe de plomb semble s’abattre sur le pays aux milles pagodes.
Cependant, le 6 février 2021, la résistance populaire commence à se manifester. Des dizaines de milliers de birmans défilent dans les rues des principales villes du pays pour condamner le putsch et la politique autoritaire de la Tatmadaw. Le mouvement anti-junte trouve sa première base sociale dans la petite bourgeoisie urbaine et libérale : le 6 février à Rangoun et à Mandalay, ce sont principalement des infirmières, des journalistes, des enseignants ou encore des fonctionnaires qui montrent leur mécontentement dans les rues, brandissant parfois des pancartes en langue anglaise. Ils s’opposent à l’immixtion de l’armée dans la vie politique nationale, se revendiquent du libéralisme économique et politique. Ainsi, plusieurs figures emblématiques du mouvement de mai 1988, qui s’opposait déjà à la dictature militaire en stigmatisant sa mauvaise gestion économique, s’érigent en tête de proue des manifestants. La classe ouvrière birmane est en revanche moins visible lorsqu’éclatent les premières mobilisations contre le coup d’Etat. Il faut dire que la LND d’Aung San Suu Kyi, acquise au capitalisme libéral à l’occidentale, n’avait pas fait des droits des travailleurs une priorité de son mandat… Deux jours plus tard, après que l’appel à la grève se soit répandu sur les réseaux sociaux, la classe ouvrière birmane manifeste avec force son soutien à la lutte du peuple birman pour la démocratie en perturbant le réseau ferroviaire et en procédant à des débrayages de grande ampleur dans le secteur de l’énergie.
Cette entrée fracassante du prolétariat organisé dans le conflit effraye passablement la junte, qui proclame en réponse une loi martiale interdisant les rassemblements de plus de 5 personnes, d’abord dans les principaux épicentres du mouvement, Rangoun et Mandalay, puis dans l’ensemble du pays. Les manifestations continuent cependant de plus belle et s’étendent même en amplitude, le front anti-junte se constituant de manière toujours plus étendue. Pendant 3 semaines, les manifestations s’enchaînent en Birmanie, réunissant toujours plusieurs dizaines de milliers de personnes. Constatant qu’elle ne parvient pas à obtenir le retour au calme qu’elle attendait, la Tatmadaw déploie les chars à Rangoun, tire sur les manifestants avec des balles en caoutchouc, ce qui cause la mort de plusieurs manifestants ainsi que des centaines de blessés. Les réseaux internet sont coupés, dans le but d’entraver l’organisation de manifestations et de mouvements de grèves à l’échelle nationale. Il faut dire que Facebook s’est illustré, depuis le début du conflit, par son soutien au mouvement anti-junte et aux dirigeants de la LND. Le réseau de Mark Zuckerberg finit même, le 21 février 2021, par clore la page officielle de l’armée birmane, en invoquant des infractions à son règlement qui prohibe les « appels à la violence » et les discours « haineux ». Cette censure, qui n’est pas sans rappeler la récente clôture par Twitter du compte de Donald Trump, et le soutien manifeste des multinationales du numérique au camp « prodémocratie » ne constitue pas seulement l’expression des tendances libérales-libertaires qu’affiche habituellement la Sillicon Valley. Elle trouve en réalité sa source dans la réalité économique de la Birmanie, que peu d’observateurs internationaux s’attachent à déchiffrer.
II/Contexte historique
Nous l’avons dit plus haut, les forces armées occupent une place importante dans le système politique birman depuis de nombreuses années. La Tatmadaw détient le pouvoir politique depuis 1962, ne reculant devant aucun massacre pour conserver la mainmise sur le pays : communistes, trotskistes et libéraux en firent les frais. C’est dans une même logique de conservation du pouvoir qu’elle a su modifier son idéologie avec opportunisme pour coller aux évolutions géopolitiques internationales. En 1962, du fait de l’influence importante qu’occupait le communisme dans la lutte de libération nationale de cette ancienne colonie britannique, la junte crée de toute pièce une idéologie composite, la « Voie Birmane au Socialisme », qui prétend combiner marxisme et bouddhisme. Une place prépondérante est accordée à l’armée, décrite comme l’avant-garde nationale et productive du pays ; l’accès aux fonctions dirigeantes dans l’unique parti autorisé par le régime, le Parti Birman du Programme Socialiste (PBPS), est de fait réservé aux officiers. Ce régime, comme celui de Pol Pot, n’a cependant de communiste que le nom. La Birmanie refuse farouchement pendant toute la Guerre Froide de prendre parti pour le camp soviétique ou le camp sino-américain et s’illustre comme l’un des pays les plus isolationniste du monde. Tout juste notera-t-on une certaine méfiance envers le voisin chinois aux visées hégémoniques qui soutient peu discrètement guérillas maoïstes et révoltes des minorités Karens dans le nord du pays. La nationalisation de la production, complètement anarchique, ruine durablement l’économie du pays mais permet à l’armée d’accaparer la plupart des secteurs de la production nationale dont le secteur minier fort lucratif du fait de la richesse en métaux précieux du sol birman. Après les manifestations de 1988 et l’écroulement de la plupart des régimes socialistes, la junte abandonne ses simagrées pseudo-socialistes et professe une idéologie nationale-conservatrice. Désormais représentée politiquement sous le nom de Parti pour l’Union, la Solidarité et le Développement (PUSD), la junte cherche, en dernière instance, avant tout à garantir ses intérêts économiques, en l’espèce les bénéfices des industries gazière, hydroélectrique et minière dont les capitaux sont désormais majoritairement chinois.
La LND, comme nous l’avons vu, est un parti centriste fondé en 1988 par Aung San Suu Kyi et d’anciens généraux de la junte. Prenant acte du mouvement de révolte de la petite bourgeoisie birmane et d’une partie du prolétariat, elle se prononce en faveur du libéralisme économique et politique. La LND préconise une ouverture du pays au marché mondial, la libéralisation de son économie, la séparation des pouvoirs à l’anglosaxonne et la protection des libertés individuelles. Elle est sur le plan international résolument tournée vers le camp atlantique. Elle partage cependant avec son ennemi le PUSD sa volonté centralisatrice extrême et son exaltation de la religion bouddhiste. Le lecteur l’aura compris, La LND représente caricaturalement les intérêts de la bourgeoisie nationale des services et de l’économie de marché mondiale. Son idéologie n’est pas sans évoquer les partis radicaux, à la base sociale semblable, qui fleurissaient dans l’Europe du XIXe et du XXe siècle. Quant à l’égérie Aung San Suu Kyi, titulaire du prix Nobel de la paix, elle est la fille d’Aung San, collaborateur du Japon impérial fasciste passé dans le camp anglo-américain en 1944 et devenu, par la suite, une des figures de la lutte du peuple birman pour l’indépendance jusqu’à son assassinat en 1947. Elle fait ses études à l’université d’Oxford et fonde une famille en Angleterre avec un citoyen britannique. Dès son retour en Birmanie, elle est placée en résidence surveillée par la junte qui se méfie d’elle, en raison de ses liens avec l’Occident. C’est donc à la fois son combat pour la démocratie libérale – et partant, pour les intérêts des monopoles capitalistes mondiaux à conquérir un marché principalement vierge – , et la popularité que lui donnent son martyr personnel et son ascendance illustre qui ont poussé à sa nomination au prix Nobel de la Paix et au large mouvement de soutien que connait ASSK en Occident.
Echaudé par ce soutien, désireux à la fois de conserver sa mainmise économique et politique sur le pays et de ne pas trop s’aliéner l’impérialisme atlantique, le PUSD décide de libérer Aung San Suu Kyi et de permettre une participation modérée de la LND à la vie politique locale. C’est ainsi qu’en 2008 la junte promulgue une nouvelle constitution dont nombre de dispositions garantissent la conservation par l’armée d’une grande partie de son pouvoir et empêchent dans le même temps la candidature à la magistrature suprême d’Aung San Suu Kyi. L’article 59 énonçant que le président de la Birmanie ne peut être marié à un citoyen étranger semble en effet avoir été rédigée spécialement pour la Dame de Rangoun, comme la nomment ses soutiens. Plus généralement, la nouvelle Constitution birmane impose la nomination de 25% des deux chambres composant le Parlement birman par le général en chef de la défense. Elle exige un pourcentage de 75% d’approbation parlementaire pour entamer un processus de réforme constitutionnelle, ce qui signifie que l’armée dispose d’un pouvoir de veto empêchant toute diminution de son pouvoir. L’armée, qui a la prérogative de se juger elle-même, contrôle par ailleurs certains ministères régaliens : l’intérieur, la défense et les frontières.
Autant dire que lorsque la LND remporte les élections législatives en 2015, sa marge de manœuvre est fortement réduite. Forcée de cohabiter avec les militaires, la LND ne bouscule pas le statu quo constitutionnel. La LND place un fidèle d’ASSK, Win Myint, à la présidence mais c’est bien la dame de Rangoun qui gouverne en réalité le pays depuis les coulisses. La crise des Rohingyas, qui éclate en 2016, où Aung San Suu Kyi donne latitude à l’armée de réprimer violemment cette minorité nationale, ternit son image de marque dans les pays occidentaux. La fin de son bilan est également ternie par une mauvaise gestion de l’épidémie de Covid 19, la Birmanie demeurant un des pays asiatiques les plus touchés par le virus. Ces quelques réserves, néanmoins, ne lui aliènent pas durablement le soutien des Etats capitalistes occidentaux, qui soutiennent encore à ce jour le mouvement de contestation démocrate.
De son côté, la junte peut compter sur un soutien de la République Populaire de Chine qui veut garantir son monopole sur l’industrie minière (voir supra). Aux lendemains du coup d’Etat, elle encourage ainsi simplement « les deux parties à régler pacifiquement leurs différends ». La Chine bloque aussi la résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies condamnant le coup d’Etat. Ses organes de presse relaient sans distance critique la propagande de la junte putschiste. Silence assourdissant également du côté de Tokyo, qui cherche à conserver l’amitié d’un de ses seuls alliés dans la région où ses produits manufacturés trouvent un marché juteux.
Loin de l’affrontement entre le bien et le mal mis en scène par les médias occidentaux, la proto-guerre civile en cours en Birmanie n’est en réalité qu’un affrontement entre deux strates de la bourgeoisie, l’une cosmopolite et libérale, l’autre nationaliste et conservatrice. Quant à nous, à l’exemple de la FMJD et des communistes locaux, nous apportons notre soutien au mouvement anti-junte, où le prolétariat birman joue un rôle non-négligeable. S’il est évident que la fin de la dictature militaire et l’arrivée au pouvoir des libéraux de la LND ne le libérera pas de l’exploitation dont il est l’objet, le mouvement ouvrier birman a tout à gagner à la démocratie formelle bourgeoise où il ne pourra que mieux s’organiser, politiquement et syndicalement. Souhaitons donc aux manifestations populaires une issue heureuse.
Shannon- Collectif international des JRCF
[1] Surnom donné par les Birmans à leur armée
[2] Minorité ethnique à cheval sur la Birmanie, la Thaïlande, le Bangladesh et le Pakistan grandement persécutée depuis 2016 par les autorités birmanes. Un million de Rohingyas vivent actuellement en Birmanie, la plupart dans l’Etat d’Arakan, sur la côte ouest du pays.
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