Le discours de Poutine du lundi 21 février soir a été écouté par le monde entier. S’en est suivi la reconnaissance des républiques autoproclamés du Donbass ainsi que l’opération militaire russe au sein du territoire ukrainien.
Nous nous centrerons sur l’autre parti du discours de Poutine à propos de la formation de l’Ukraine contemporaine (les frontières actuelles) où il parle longuement de l’influence soviétique tout en la critiquant très durement, notamment les décisions de Lénine, Staline et Khrouchtchev. Nous utiliserons des passages entiers du discours de Poutine pour illustrer notre propos.
Mais tout d’abord force est de constater comment ce passage qui pèse à lui tout seul près de la moitié du discours de Poutine a été totalement évincé par les journalistes et les grands médias, comme s’il n’avait jamais existé. C’est bien parce qu’ils approuvent de fait l’anticommunisme féroce du dirigeant Russe. Avez déjà vu nos grands amoureux des droits de l’homme dénoncer Poutine et sa répression quand elle frappe l’opposition communiste, comme lors des dernières élections législatives en septembre 2021. Le Parti Communiste dirigé par Ziouganov étant le principal opposant à Poutine, (19% des voix)[1] cela mériterait au moins une note informative sur nos médias mainstream. Mais non ! Pas la moindre info. Les brigades de perruches journalistiques et politiciennes habituellement attentives aux moindres fait et geste du locataire du Kremlin, sont tout d’un coup bien silencieuses quand le régime russe réprime l’opposition communiste et fraude les élections, même à ce jour quand il s’agit de manifestations contre la guerre.
Cela devrait prouver toute l’hypocrisie de leur soi-disant critique et opposition à Poutine et les aux méthodes de son parti libéral, qui n’est que de façade. En réalité, « nos » médias se moquent des atteintes à la démocratie, ce qui les gêne vraiment c’est le fait que Poutine et ses soutiens ne soient pas entièrement soumis aux diktats du capitalisme financier occidental et défendent une position souverainiste, notamment par une réindustrialisation de la Russie et des alliances stratégiques avec la Chine populaire qui remettent en cause l’hégémonie impérialiste des Etats-Unis et ses satellites de l’UE.
Mais revenons-en à nos moutons. Le discours de Poutine accorde une importance très grande à l’héritage soviétique et l’influence communiste dans la formation de l’Ukraine actuelle, à tel point que l’on se demande s’il n’est pas destiné à être une attaque politique directe envers l’opposition communiste russe, qui, rappelons-le, est à l’initiative parlementaire de la reconnaissance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, et ce depuis 2014. Poutine ne voulait pas donner l’impression de céder à leurs exigences et donc de capitaliser politiquement dessus, tout en étant dans les faits, obligé d’adopter cette politique. Il faut dire que l’opinion publique russe est très mécontente des agressions constantes contre les populations russophones du Donbass. Il est clair que Poutine le fait par contrainte, car depuis 2014 il s’était opposé résolument à la reconnaissance des deux républiques sécessionnistes. Situation où les Etats-Unis et l’OTAN refusent tout dialogue, tout en menaçant de l’annexion de l’Ukraine à tous moments et de sanctions pour toutes initiative côté russe, créant de fait une impasse politique et diplomatique qui débouche sur la situation actuelle de conflit militaire ouvert entre la Russie et l’Ukraine.
Reprenons donc le discours de Poutine à propos de la formation de l’Ukraine :
« Donc, je commencerai par le fait que l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie ou, pour être plus précis, par la Russie bolchevique, communiste. Ce processus a commencé pratiquement juste après la révolution de 1917, et Lénine et ses associés l’ont fait d’une manière extrêmement dure pour la Russie – en séparant, ce qui est historiquement la terre russe. Personne n’a demandé aux millions de personnes qui y vivaient ce qu’ils en pensaient. »
Il ajoute par ailleurs :
« Puis, avant et après la Grande Guerre patriotique, Staline l’a incorporée à l’URSS et a transféré à l’Ukraine des terres qui appartenaient auparavant à la Pologne, à la Roumanie et à la Hongrie. Dans le processus, il a donné à la Pologne une partie de ce qui était traditionnellement des terres allemandes à titre de compensation, et en 1954, Khrouchtchev a enlevé la Crimée à la Russie pour une raison quelconque et l’a également donnée à l’Ukraine. En effet, c’est ainsi que s’est formé le territoire de l’Ukraine moderne. »
Illustration par une carte, somme toute assez simple de l’évolution des frontières ukrainiennes :
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_l%C3%A9gislatives_russes_de_2021
Source : Wikimedia commons
Bien sûr tous ces faits sont largement connus même s’ils ont le mérite de situer la politique soviétique comme étant à l’origine des frontières de l’Ukraine actuelle, en l’ayant assez largement favorisée, ce dont Poutine se plaint tout au long de son discours, à propos des « trop » grands compromis avec les « nationalistes » :
« Je vous rappelle qu’après la révolution d’octobre 1917 et la guerre civile qui a suivi, les bolcheviks se sont mis à créer un nouvel État. Ils avaient entre eux d’assez sérieux désaccords sur ce point. En 1922, Staline occupait les postes de Secrétaire général du Parti Communiste russe (bolcheviks) et de Commissaire du peuple aux affaires ethniques. Il a suggéré de construire le pays sur les principes de l’autonomisation, c’est-à-dire de donner aux républiques – les futures entités administratives et territoriales – de larges pouvoirs lors de leur adhésion à un État unifié. Lénine critiqua ce plan et proposa de faire des concessions aux nationalistes, qu’il qualifiait alors d’« indépendants ». Les idées de Lénine sur ce qui équivalait essentiellement à un arrangement d’État confédératif et à un slogan sur le droit des nations à l’autodétermination, jusqu’à la sécession, ont été posées à la base de l’État soviétique. Initialement, elles ont été confirmées dans la Déclaration sur la formation de l’URSS en 1922, et plus tard, après la mort de Lénine, ont été inscrites dans la Constitution soviétique de 1924. […] Cela soulève immédiatement de nombreuses questions. La première est vraiment la principale : pourquoi était-il nécessaire d’apaiser les nationalistes, de satisfaire les ambitions nationalistes sans cesse croissantes à la périphérie de l’ancien empire ? Quel était l’intérêt de transférer aux nouvelles unités administratives, souvent arbitrairement formées – les républiques fédérées – de vastes territoires qui n’avaient rien à voir avec elles ? Permettez-moi de répéter que ces territoires ont été transférés avec la population de ce qui était historiquement la Russie. »
Bien sûr dans son discours la Russie est constamment assimilée à l’empire russe, tsariste sous le terme de Russie « Historique ». Poutine semble ignorer, délibérément, la situation de l’époque, l’état de déliquescence et de crise de l’état tsariste en pleine voie de désintégration. Comme le dit Gramsci suite à sa propre analyse de la Révolution de 1917, les bolcheviks furent les véritables sauveurs de cet état russe décomposé, mais il est évident que le nouvel état et les institutions ne pouvaient pas prendre la forme du vieil empire russe précisément par le rejet total des innombrable nationalités qui avaient souffert du chauvinisme grand-russe et de la politique de russification forcée, sans compter l’immense aspiration à l’égalité sociale et au développement économique, l’Union Soviétique ne pouvait être qu’un fragile équilibre construit entre ces deux éléments, débouchant sur un système fédéral d’union de toutes les nationalités et avec le pouvoir des soviet au centre du système politique, trait d’union entre la majorité des classes sociales. Le droit à l’autodétermination était une garantie fondamentale que la souveraineté des différentes nationalités serait respectée. Un équilibre fragile mais finalement indispensable.
L’Ukraine avec ses frontières actuelles a été formé entre la République Populaire d’Ukraine et la République de Donetsk-Kryvyï (russophone), puis fut successivement agrandie avec la République Autonome d’Odessa et celle de Crimée qui étaient rattachées à la Russie. A ces territoires il faudra ajouter ceux annexés par l’URSS au sortir de la guerre comme la région polonaise de Lviv.
Carte des « républiques du sud de la Russie » de 1917-1918.
Source : Archives personnelles
Les bolcheviks n’avaient qu’un contrôle limité sur les territoires et seule la centralisation de l’Etat Soviétique leur a permis à terme d’exercer réellement le pouvoir politique tout en « ménageant » les différentes nationalités et confessions religieuses. Au fond du fond la politique est avant tout une question de manœuvre et de concessions, mais ce qui compte vraiment au sein de toute alliance est : qui dispose du contrôle ? Poutine l’ignore délibérément car son discours cherche à justifier ses opérations militaires et la modification des frontières de l’Ukraine actuelle. Mais continuons :
« Après la révolution, l’objectif principal des bolcheviks était de rester au pouvoir à tout prix, absolument à tout prix. Ils ont tout fait dans ce but : ils ont accepté l’humiliant Traité de Brest-Litovsk, bien que la situation militaire et économique de l’Allemagne kaiserienne et de ses alliés fut dramatique et que l’issue de la Première Guerre mondiale soit courue d’avance, et ils ont satisfait toutes les exigences et souhaits des nationalistes à l’intérieur du pays. En fait, comme je l’ai déjà dit, l’Ukraine soviétique est le résultat de la politique des bolcheviks et peut à juste titre être appelée « l’Ukraine de Vladimir Ilitch Lénine ». Il en a été le créateur et l’architecte. Ceci est entièrement et complètement corroboré par des documents d’archives, y compris les dures instructions de Lénine concernant le Donbass, qui a en fait été annexé dans Ukraine. »
Poutine reprend la vieille et sempiternelle plainte des nationalistes (et aussi des trotskistes) qui voulaient la continuité de la guerre et refusaient de signer un traité de paix, ignorant complètement l’état d’abattement de la population et la misère ambiante comme si la Russie pouvait se permettre de soutenir une longue guerre. Quant à la fin de la Première Guerre mondiale elle, a été précipitée par la contagion de la fièvre révolutionnaire des soviets qui se répandait jusqu’en Allemagne, et même en France par l’intermède du très éphémère soviet d’Alsace, qu’il convenait d’étouffer au plus vite.
« Il est logique que la Terreur rouge et un glissement rapide vers la dictature de Staline, la domination de l’idéologie communiste et le monopole du Parti communiste sur le pouvoir, la nationalisation et l’économie planifiée – tout cela a transformé les principes de gouvernement formellement déclarés mais inefficaces en une simple déclaration. En réalité, les républiques fédérées n’avaient aucun droit souverain, aucun. Le résultat pratique a été la création d’un État étroitement centralisé et absolument unitaire. En fait, les principes de gouvernement que Staline a pleinement mis en œuvre n’étaient pas ceux de Lénine mais les siens propres. Mais il n’a pas apporté les modifications qui s’ensuivaient aux documents fondamentaux, à la Constitution, et il n’a pas formellement révisé les principes de Lénine qui sous-tendent l’Union Soviétique […] il est bien dommage que les fondements structurels et formellement légaux de notre État n’aient pas été promptement nettoyés des fantasmes odieux et utopiques inspirés par la révolution, qui sont absolument destructeurs pour tout État normal. Comme cela arrivait souvent dans notre pays auparavant, personne ne pensait à l’avenir. »
Comme on peut le voir au-delà des opinions antisoviétiques de Poutine, il dénonce en premier lieu la centralisation de l’Etat pour ensuite se plaindre… qu’elle n’aurait pas été assez loin. A savoir que Staline aurait dû faire supprimer (en imaginant qu’il eût le pouvoir) toutes les références à l’autodétermination des peuples et la liberté des républiques de s’indépendantiser de l’Union. En fait il eut été assez suicidaire, même pour Staline de faire cela puisque ce dernier se trouvait déjà en confrontation avec la bureaucratie régionale de l’Etat, le « pacte » du l’Union fédérale était nécessaire, qui plus est Staline en tant que géorgien reposait beaucoup sur son cercle de confiance situé dans la Transcaucasie et non en Russie même. Il été était le premier à considérer comme un danger le nationalisme grand-russe et donc approuvait la politique de répartition des territoires en faveur de nationalités non russes dans l’Union, ainsi que l’accord des statuts de république autonomes dans de nombreux territoires de la Russie (statut qui existe toujours aujourd’hui). La lecture de Poutine semble plus favorable à propos de Staline que de Lénine à cause de son rôle dans la Grande Guerre Patriotique et sa figure d’homme d’Etat mais il rejette la base de l’idéologie communiste et les principes léninistes qui pourtant sont indispensable pour comprendre le personnage de Joseph Staline dans son contexte historique, ce qui la rend pour le moins ambiguë.
La partie suivante se dédie presque exclusivement à la crise interne connue par l’URSS jusqu’à son démantèlement entre 1991 et 1993 :
« Au milieu des années 1980, les problèmes socio-économiques croissants et la crise apparente de l’économie planifiée ont aggravé la question ethnique, qui ne reposait fondamentalement pas sur des attentes ou des rêves non réalisés des peuples soviétiques, mais principalement sur les appétits croissants des élites locales. Cependant, au lieu d’analyser la situation, de prendre les mesures appropriées, d’abord sur le plan économique, et de transformer progressivement le système politique et le gouvernement de manière réfléchie et équilibrée, la direction du Parti Communiste n’a fait que se livrer à un double discours ouvert sur la relance du principe léniniste de l’autodétermination nationale. Ensuite, ils [les chefs de l’Union Soviétique, ndt] s’engagèrent entièrement sur la voie battue à la naissance de l’URSS et se plièrent aux ambitions des élites nationalistes nourries dans les rangs de leur propre parti. Mais ce faisant, ils ont oublié que le PCUS n’avait plus les outils pour conserver le pouvoir et le pays lui-même, […] et que le rôle notoire du parti comme guide était en train de disparaître sans laisser de trace, comme une brume matinale, juste devant leurs yeux. Puis la session plénière de septembre 1989 du Comité central du PCUS a approuvé un document vraiment fatal, la soi-disant politique ethnique du parti dans les conditions modernes, la plate-forme du PCUS. Il comportait les dispositions suivantes, je cite : « Les républiques de l’URSS possèderont tous les droits propres à leur statut d’États socialistes souverains. » : Le point suivant : « Les organes représentatifs suprêmes du pouvoir des républiques de l’URSS peuvent contester et suspendre l’application des résolutions et directives du gouvernement de l’URSS sur leur territoire. » Et enfin : « Chaque république de l’URSS aura sa propre citoyenneté, qui s’appliquera à tous ses résidents. » N’était-il pas aisé de deviner à quoi mèneraient ces formules et ces décisions ? »
Cette partie critique reste la plus intéressante et est empreinte de certaines parts de vérité en ce qui concerne la liquidation de l’URSS sur l’autel du chauvinisme et du nationalisme et la corruption des élites politiques, qui en grande majorité avaient abandonnées toute référence au projet socialiste pour se convertir au fondamentalisme du marché capitaliste, tout en se couvrant des oripeaux du nationalisme et même de l’intégrisme religieux selon le besoin du moment. Le coup de grâce étant porté par le nationaliste Eltsine qui mena la Russie pratiquement vers l’implosion et dont Poutine dû reprendre la main pour éviter la victoire électorale des communistes en 2000, après la grande fraude de 1996.
Le discours de Poutine du lundi 21 février se voulait une remise en cause des frontières actuelles de l’Ukraine héritées de l’époque soviétique. Il a été immédiatement suivi par une reconnaissance officielle des Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk, puis dans la nuit du 23 au 24 février, par un assaut militaire dont l’objectif final n’a pas été clairement déclaré au-delà des positions contradictoires du Kremlin. A ce stade, il est encore trop tôt pour savoir s’il s’agit de défaire l’armée ukrainienne pour forcer la mise en application de nouveau accords et la garantie de la neutralité de l’Ukraine, ou s’il s’agit de démembrer l’Etat actuel en Ukraine pour créer un état tampon (la Nouvelle Russie) intégrant les territoires russophones de l’Est et du Sud de l’Ukraine. Le résultat dépendra de l’état des forces en présence et des conditions qui seront posée pour une négociation entre les deux parties.
BD pour la JRCF.
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