Essayer de comprendre ces 18 derniers jours nous oblige à regarder le livre de recettes néolibéral, confié au gouvernement de Lénine Moreno, et le « bon » usage des réformes hyper présidentielles et autoritaires qui, entre autres réformes de l’État, ont été mises en place. Déjà en octobre 2019, un an après que Moreno ait pris la présidence, la première explosion sociale eut lieu : dix jours de protestation qui ont fait 11 morts et des centaines de blessés et mutilés.
Déjà en octobre 2019, l’État a présenté l’investissement réalisé dans les forces anti-émeutes, équipées d’armures, de véhicules, d’armements et de technologie comme jamais cela n’avait été vu en Équateur. Elles sont dès lors capables de poursuivre, d’humilier, de brimer, de violenter et de tuer dans le « meilleur» style des forces de police les plus dures d’Amérique latine.
Le plus notoire et le plus intimidant, c’est de constater que l’organisation populaire n’a pas eu d’interlocuteur étatique. Le président s’est enfui à Guayaquil puis aux Galápagos, s’est adressé au pays par des chaînes nationales, entouré de militaires et de policiers. L’Assemblée nationale n’a pas siégé et n’a pas reçu de délégation pour exposer ses vues. Le Bureau du Procureur n’a pas procédé à des arrestations arbitraires. Il n’y avait pas de cabinet travaillant sur la crise, seulement la Ministre de l’Intérieur et les chefs de l’armée et de la police. Le maire de l’époque n’a pas levé le nez. Comment un État a-t-il pu fonctionner tant de jours en l’absence de tous?
Les demandes, très semblables à celles d’aujourd’hui, avaient alors été réduites à une substance médiane : que ne soit pas supprimée la subvention aux combustibles (mesure néolibérale classique qui a déjà été repoussée dans les années 1990 par le mouvement indigène). Malgré tout ce contournement, le Mouvement Indigène a finalement forcé le gouvernement à s’asseoir à la table du dialogue avec l’intermédiaire de l’ONU. Ce dialogue a été retransmis en direct, afin que la société tout entière participe à la discussion et aux accords. À cette occasion, l’incapacité de traiter honnêtement les fonctionnaires au sein du gouvernement a été publiquement démontrée. Finalement, le gouvernement a abrogé le décret supprimant les subventions. Vient ensuite le Covid-19 et la quarantaine nationale qui a accéléré l’appauvrissement général et surtout facilité la mise en œuvre d’un décret libéralisant le prix des carburants, ainsi que des lois d’assouplissement du travail, de simplification des licenciements et de suppression du droit à indemnisation, parmi les plus horribles. Quatre milliards et demi de dettes fiscales ont été annulées par Moreno aux principaux groupes économiques du pays en 2018 dans le cadre de la loi sur le développement de la production, tout en signant un accord de 6,5 milliards de dollars avec le FMI. Moreno n’a jamais expliqué pourquoi, lorsqu’il a pu financer le budget par les recettes fiscales, il a décidé de ne pas encaisser et a fait fi du budget général de l’État.
Ainsi, nous arrivons à l’élection d’un banquier comme président, avec un faible vote populaire, mais avec le soutien des groupes hégémoniques.
La première année, le « Gouvernement de la Rencontre » a rencontré les organisations sociales ; il s’est assis à quelques reprises en septembre en déclarant publiquement que des accords étaient en cours d’avancement. La CONAIE (mouvement indigène), pour sa part, a dit ne pas comprendre pourquoi elles appelaient des accords des pourparlers préliminaires où l’on commençait à peine à exposer les questions. Voyant qu’il n’y avait pas de « tournants » avec ses interlocuteurs regardés avec un mépris évident, le président changea de stratégie et préféra installer le récit des « violents et des putschistes » dans la figure du président de la CONAIE. D’autre part, il a manipulé les réponses politiques et économiques que la société lui demandait.
Pour sa part, la CONAIE a convoqué à une mobilisation dans les territoires à la fin d’octobre 2021, qui a été suspendue au début du congé des défunts mais indiquait clairement que si les problèmes fondamentaux d’appauvrissement généralisé n’étaient pas résolus, ils protesteraient à nouveau.
En décembre 2020, les Réserves Internationales de l’Équateur ont atteint un record historique de 7 milliards 377 millions de dollars US, récoltés au prix de la réduction du budget de la santé, de l’éducation et de tout le service public. Ce fonds est destiné à permettre aux détenteurs de dettes (en grande partie ceux qui ont été exonérés d’impôts) de percevoir les intérêts en temps voulu. C’est ainsi qu nous sommes arrivés à la situation de juin sachant que l’Équateur est le troisième pays le plus inégal d’Amérique latine après la Colombie et le Brésil. Avec 30% de la population touchée par la malnutrition, sans médecins ni médicaments dans les hôpitaux publics, sans enseignants ni équipement dans les établissements publics d’enseignement secondaire et supérieur (cette année 85 mille étudiants sont restés à l’extérieur de l’université). Un million de personnes sont au chômage. Au cours des douze derniers mois, le pays a été gouverné par des décrets et une demi-douzaine d’états d’exception.
Et non content de tant de spoliation, Guillermo Lasso a assisté au Sommet des Amériques, non seulement pour montrer sa servitude abjecte vis-à-vis des USA en public, mais surtout pour recevoir des financements, de l’équipement et des conseils pour mettre en œuvre un Plan Équateur qui, sous prétexte de combattre le trafic de drogue, renforce la répression armée contre les inévitables rébellions populaires que ce pillage bestial provoque et provoquera. Il est clair que sur l’échiquier régional, ne pouvant contenir les vents démocratiques en Colombie, il faut installer une filiale de la mort dans ce petit territoire. Telle a été la réponse du président aux appels des organisations indigènes et populaires.
Un décret a été publié pour licencier encore plus de personnel du secteur public (ceux qui ont enduré 7 ans ou plus de contrats temporaires, principalement des médecins et des enseignants) et ouvre la porte à l’augmentation du coût des services. Un milliard de dollars a été déboursé par le FMI au milieu de la rébellion populaire, affirmant que l’économie s’était redressée avec une croissance de 4,2 % en 2021, grâce à une bonne gestion qui a préservé la stabilité macroéconomique et financière, a déclaré la présidente intérimaire du FMI. Concomitamment, le Conseil Bancaria a augmenté de manière surprenante (sans se préoccuper de savoir sur quelle base technique ou juridique s’appuyer) les taux d’intérêt – ajustement qui est entré en vigueur à partir du 1 juillet. L’augmentation est la plus forte pour les prêts aux PME (de 9 à 11 % par an), le microcrédit de détail (de 19 à 28 %) et le crédit éducatif social (de 5,5 à 7,5 %).
Un siège et un harcèlement médiatique ont été mis en œuvre efficacement : personne ne parlait des revendications non entendues qui ont donné lieu à la protestation. Cependant, pendant 10 jours, presque tout le pays était paralysé, toute la région Andine, toute l’Amazonie et, progressivement, la Côte – jusqu’aux Galapagos -, ont rejoint le mouvement. Des rivières de gens sont sortis manifester à Guayaquil, bien que son maire ait ordonné de « blinder » toutes les entrées de la ville. Dans les provinces, elles n’étaient pas seulement paysannes, paysannes et indigènes, elles étaient défenseurs de la nature, enseignants, personnel de santé, chauffeurs de taxi, populations des quartiers populaires, femmes et autres groupes qui ont arrêté les villes de l’intérieur, la production alimentaire locale, la circulation des marchandises, et même arrêté l’exploitation pétrolière et minière, endurant la répression brutale et la mort. On ne savait rien de tout cela, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur du pays.
Parmi les réponses du gouvernement, on peut citer la détention illégale du président de la CONAIE, dont on ignore le sort depuis plus de 20 heures. Suite à cela, on a commencé à organiser, une fois de plus, la marche de masse à Quito, au milieu de menaces, d’injures et de discours qui alimentaient le racisme et la violence. Mais, de Quito, le mouvement s’est amplifié. La paralysie était totale, les pénuries de nourriture et d’autres biens se ressentaient ; le manque de travailleurs pour la production de tout se faisait sentir. Le peuple affamé préférait mourir en combattant plutôt que de mourir de faim.
Quito, une fois de plus (mais plus organisée qu’auparavant), a accueilli et retenu des milliers de manifestants venus de tout le pays, en évitant les balles, les bombes, les barrages militaires. Il les a accueillis avec des acclamations, de la nourriture et des victuailles. La grande majorité de la capitale s’est élevée avec dignité au-dessus des minuscules voix du racisme et de l’exclusion. Quelques mois auparavant, les principales organisations indigènes et paysannes se réunissaient et délibéraient, l’appel au chômage, la date et les actions ont été décidées conjointement par la CONAIE, Fenocin et Feine, auxquelles ont officiellement adhéré des organisations étudiantes, des organisations féministes telles que l’Assemblée transféministe des femmes et des dissidentes, l’Assemblée des femmes populaires et diverses, ainsi qu’un nombre incalculable de collectifs de quartiers, d’agroécologie, d’enseignants, de médecins, de chauffeurs de taxi et d’organisations syndicales. Malgré les accusations persistantes d’être des violents, des vandalistes, terroristes, putschistes et malgré de violentes répressions dans le parc El Arbolito de Quito, dans le Puyo, dans des communes comme San Miguel del Común à Quito, À Cuenca, allant jusqu’à l’assassinat de manifestants par la police et l’armée, le 14ème jour de la mobilisation, 45 000 personnes marchèrent vers le centre et près de 15 000 vers le nord de Quito, sans tomber dans aucune provocation. Et même si les médias dominants ne l’ont pas dit, le pays et le monde l’ont appris par les médias communautaires. Il n’y a pas besoin d’en dire plus à ce sujet.
Ces collectifs de toutes sortes, capables de soutenir 18 jours d’alimentation, d’abri, de soins et de lutte, capables d’organiser des foires alimentaires locales au milieu de la lutte, ne sont pas les enfants de l’enthousiasme circonstanciel, ils se développent, se rassemblent, en tricotant, tout en sentant l’oppression. Partout, face à l’impuissance, à la détresse et à l’injustice, des réseaux de solidarité et de réflexion se tissent et sont autant de multiples dissidences organisées, apprenant sur le chemin comment résister au pillage, en se joignant à celles qui résistent à l’extractivisme, à l’exploitation du travail, à la spoliation des campagnes, au racisme, au patriarcat, au colonialisme/capitalisme.
Les principales demandes du mouvement social « de classe » équatorien :
1. Réduction du prix des carburants.
2. Moratoire d’un an sur les dettes des producteurs envers les banques publiques, privées et coopératives (producteurs qui, après la pandémie, n’ont pas été en mesure de payer et leurs moyens de production sont en train d’être liquidés).
3. Prix de subsistance pour la production agricole, notamment la production alimentaire intérieure.
4. Politiques de l’emploi et élimination des réglementations de précarisation et de flexibilisation du travail.
5. Moratoire sur l’extension de la frontière minière / pétrolière, audit et réparation intégrale pour les impacts socio-environnementaux. Protection des territoires sources d’eau et des écosystèmes fragiles.
6. Respect des 21 droits collectifs, consultation préalable, libre, éclairée et non contraignante.
7. Arrêt de la privatisation des secteurs stratégiques et du patrimoine des Équatoriens et des Équatoriennes.
8. Politiques de contrôle des prix et de contrôle de la spéculation.
9. Restitution du budget de la santé et de l’éducation.
10. Politiques publiques efficaces pour endiguer la vague de criminalité organisée.
La grande explication sociale en Équateur semble loin d’être terminée. Le chemin vers le socialisme, initié timidement depuis le début des années 2000, ne fait que commencer pour le peuple et les travailleurs ainsi que les peuples indigènes équatoriens.
0 commentaires