Au XIXème siècle, naît en France la photographie, révolution technique de la représentation du monde. Le réel peut enfin être représenté fidèlement, sans intervention humaine, sans transformation, sans interprétation. La neutralité de l’objectif nous permit de momifier la réalité, de sauvegarder le vivant. Cependant, cette sauvegarde, cette charge de représenter le monde était, par le passé, donnée aux peintres et autres artistes. Or, ce n’était pas une copie du monde que représentaient les artistes, mais une interprétation du monde, un déchiffrement de l’énigme du vivant à travers la technique. De la même manière que tous les hommes s’inscrivent dans un mouvement humain historique, les œuvres et les représentations du monde sont ancrées dans une histoire de la pensée, et une histoire technique. Ainsi, les différentes figures bibliques n’ont jamais été représentées de la même manière, avec la même intensité, avec la même intention au cours de l’histoire. Si nous voulons déchiffrer, comprendre l’émotion, la beauté qui se cache entre deux tableaux sur la déposition de Croix de Jésus, il nous faut connaître l’époque, les symboles, la technique employée, etc. L’art de la représentation est un langage à part entière qui se greffe sur la beauté technique du tableau ; un ensemble de signes formant un langage visuel. La peinture permettait de représenter une interprétation personnelle, religieuse ou esthétique du monde ; en bref d’exprimer un idéal. L’art préindustriel ne s’adressait qu’aux initiés, à ceux qui avaient eu accès à la lecture et à la culture dans un sens large. Il est possible d’apprécier l’art de la Renaissance ou du XVIIIème siècle, mais sans initiation, le plaisir n’est que de surface. Nous pouvons tomber dans l’écueil de ne jouir que de la précision technique, de la belle représentation, et de penser que le beau n’est que le bien représenter. Mais au XIXème siècle, à quoi bon représenter un monde faussé par l’idéal alors que la photographie peut s’en charger fidèlement ? Elle a soulagé la peinture de son devoir d’imitation : il est désormais possible de modifier la réalité, de l’observer sous de nouvelles coutures grâce à de nouvelles techniques qui ne se cantonnent pas à la représentation fidèle du monde. C’est alors que naît un art pictural plus simple, non pas dans sa conception, mais dans sa réception.
En 1912, le peintre tchèque Kupka exposa les premières œuvres dites « abstraites », sans travail représentatif, sans lien avec le réel. Pourtant, ce dernier déclara que sa peinture est concrète, faite de formes, de couleurs et de dynamiques. L’art n’a pas besoin de représenter le monde pour être appréciable, il suffit de se laisser porter par les formes, les couleurs et les dynamiques ; par l’émotion qui s’en dégage. Bien évidemment, l’art abstrait n’a jamais eu pour vocation de remplacer l’art figuratif, ni de le surpasser, mais plutôt d’élargir le champ des techniques esthétiques et d’explorer de nouvelles émotions. L’art abstrait ouvre une porte. Nul besoin de connaissance pour l’apprécier : il suffit au spectateur de contempler l’œuvre à travers son regard et son vécu singulier. Le soulagement de la peinture, grâce à la photographie, lui permit de se débarrasser du langage, de cet assemblage de signes et de symboles, pour ne garder que le plaisir pur de la peinture. Un détachement total de l’art bourgeois et aristocratique vers un art qui, par-delà sa complexité apparente, est accessible à tous. Nous cherchons dans la peinture des éléments figuratifs parce que nous avons été habitués à cela. Mais la vie humaine ne se limite pas à la matière, elle est aussi sentimentale. L’art abstrait est un monde de pur sentiment, où le prolétaire sans capital culturel peut trouver son compte. Apprécier l’histoire de l’art exige un effort constant de mobilisation de connaissances. L’art abstrait n’exige rien d’autre qu’un regard honnête sur soi-même ; le but essentiel de l’art étant le plaisir esthétique, et la satisfaction de la contemplation. Ce n’est que par-dessus ce plaisir que se dressent les idées, les « messages », les paradigmes. Avec l’art figuratif, comment ne pas confondre plaisir esthétique et plaisir technique, lorsque nous n’avons pas suffisamment de connaissances ?
Pierre Soulages, décédé il y a peu, laissa derrière lui une œuvre immense, une faille spatio-temporelle vers un ailleurs intime. Son art se résume simplement : des couches de peintures noires sur une toile. Pourtant le résultat est plus complexe, et ouvre sur ce qu’il nomme « l’outre-noir » : un dépassement du noir grâce à la lumière qui s’y réfléchit. Ce n’est plus le noir qui est manipulé, mais la lumière elle-même. Une faille, une fenêtre ou un miroir, aucun d’entre nous n’y verra la même chose, car chacun portera un regard différent sur ce néant, cette lumière, cet infini. Entre angoisse, calme et contemplation, « l’outre-noir » est une expérience unique qui ne demande au spectateur que de se plonger avec honnêteté dans l’œuvre. L’art abstrait, par son absence de représentation du réel, demande un effort évident pour être apprécié, mais il ne s’agit que d’un effort de réception, pas d’un effort de connaissances. Il est donc accessible à tous, car il est plus facile de changer notre regard sur l’art que d’apprendre les origines théoriques de la perspective. Face à la complexité symbolique d’une œuvre de la Renaissance, je préfèrerai toujours la simplicité émotionnelle d’une peinture de Kandinsky. L’une tient un propos, l’autre reflète l’humanité dans sa plus grande intimité. N’est-il pas plus intéressant de pousser le néophyte à changer son regard sur le monde, que de lui apprendre la Bible et ses symboles pour apprécier la chapelle Sixtine ? L’art est une interprétation sentimentale du monde, l’abstrait donne à tous la possibilité d’une introspection sentimentale pure, sans égarement technique. Lorsque la peinture s’est libérée du poids de la représentation, en évacuant le langage, elle a pu se recentrer sur le sentiment esthétique et sur l’émotion. Elle s’est libérée de l’idéal pour se recentrer sur l’homme.
– Arcture
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