A l’heure où le rap est devenu le style musical le plus écouté en France, où la variété des styles embrasse toutes les influences, toutes les sociologies, il devient difficile de se souvenir, quand on écoute les plus gros succès du moment, qui ont des qualités, mais dont on peut difficilement juger les textes, puisqu’il faudrait qu’ils en aient, que ce style musical hautement contestataire né dans les quartiers pauvres du Bronx est d’abord le fait culturel de la classe qui l’a engendré et continue à le porter partiellement : le Lumpenprolétariat.
Le Lumpenprolétariat, c’est ce corps social mal défini, esquissé de diverses manières par Marx et Engels dans divers ouvrages, qui ne forme pas une classe à proprement parler mais plutôt une non-classe, c’est-à-dire un milieu social caractérisé par un mouvement de déclassement. Dont les membres sont, pour des raisons très diverses, exclus du circuit économique légal, condamnés à l’errance et aux circuits parallèles, et se retrouvent, par exemple, criminels, mendiants, prostitués, etc. Les capacités d’organisation en collectivité sont rendues grandement difficiles du fait de l’éclatement des relations sociales par la prédation des uns et des autres engendrée par la misère et la nécessité. C’est de ces conditions de vie auto et hétéro-destructrices qu’est né le rap, art musical en guerre, parfois contre les autres, les plus faibles, les moins chanceux, parfois contre la société, l’Etat, les injustices, la misère, et la bonne morale petit bourgeoise enkystée dans son autocomplaisance. Hautement contradictoire, il est parfois hésitant entre sa tendance, assez opportune pour le capitalisme, à privilégier la prédation des autres, où l’on trouvera des penchants à la justification de l’enrichissement égoïste, de la violence gratuite, le sexisme, l’homophobie, et sa tendance, beaucoup plus contrariante pour la classe dirigeante, à pointer du doigt le système qui est la cause de cet éclatement social et de ce naufrage collectif : la dictature de la bourgeoisie, son bras armé policio-judiciaire raciste, et son impérialisme cannibale et hypocrite.
Depuis ces dix dernières années, le rap s’est partiellement détaché de sa classe d’origine. Ce n’est pas forcément un mal : je suis ravi de voir que cet art, autrefois enclavé, est sorti de sa marginalité (n’est-ce pas le rêve caché de tout marginal ?), mais il fût un temps où cet art était la chasse gardée de sa classe. Je vous parle d’une période avant l’éclatement de Sexion d’Assaut, où Soprano hésitait entre la colombe et le corbeau (1) (avant de finalement devenir coach (2) ), où Diam’s sortait sa boulette (3) , La Fouine parlait de ceux qui prenaient du ferme (4) , NTM et IAM se disputaient le haut du panier, sous le regard sage du daron Oxmo, une période qui commence dans les années 90 avec MC Solaar, et finit autour des années 2010 probablement avec Orelsan. Même lorsqu’on est un petit « babtou de campagne », difficile de répondre aux sirènes du rassemblement national quand on a écouté les morceaux Lettre à la République (5) ou Noir Désir (6). Au milieu de sons qu’on appelait alors « ego trip », comme ce que pouvaient proposer Lunatic ou Alpha 5 20, on trouvait des sons hautement conscients qui synthétisaient assez brillamment le paysage politique vu depuis les classes dominées comme dans Visions chaotiques (7) , des dénonciations des déterminismes sociaux qui nous conditionnent dans Produit de mon environnement (8) , ou de véritables cours d’histoire des luttes antiracistes et anticoloniales comme dans Portraits Chinois (9) .
La démocratisation du rap, comme l’entrée dans le jeu électoral pour un parti, nécessite des conformations qui le rendent acceptable pour la classe dirigeante. Loin d’avoir disparu, les MC qui portaient la voix de cette classe en sont parfois sortis par l’enrichissement, d’où l’artificialité manifeste des textes de certains, ou ont simplement subi une mise à l’écart relative, persistant dans les canaux médiatiques alternatifs lorsque les plus édulcorés prenaient l’autoroute des médias dominants qui leur était soudainement ouverte.
Mais je serais malhonnête si je prétendais que le rap a totalement échappé au Lumpenprolétariat : celui-ci est toujours propriétaire des locaux. En guise d’exemple, comment parler du sujet du rap français en 2023 et de son lien avec le Lumpenprolétariat sans parler de PNL ? Habitués à la marginalité, à vivre en vase clos, ces deux frères ont su, grâce à un subtil mélange d’authenticité et de morceaux hautement travaillés, fidéliser une large communauté et à se passer totalement des médias qu’ils méprisent (« j’aurais pu passer dans vos reportages de chiens » (10) ) pour une promotion tout aussi efficace sinon meilleure via leurs seuls réseaux sociaux. Les deux rappeurs parlent sans détour d’eux-mêmes, de leur vie, de la haine liée à la misère dans Le monde Chico (11) , de leur ascension grisante dans Dans la légende (12) , puis de leur rapport plus apaisé à leurs racines dans Deux frères (13) , de leur repli vers leurs proches pour se protéger de la violence du monde, de la nécessité de servir la drogue jour et nuit pour espérer sortir du hall d’immeuble, du toît triste où Adémo, enfant seul (Je sais que c’est toi (14) ), allait se recueillir. Sans être directement contestataire, ils pointent toujours les circonstances matérielles qui les ont contraints dans leurs choix à vivre par la violence et la haine, sans jamais éteindre complètement cette humanité qui les porte (« parfois je voudrais sauver la Terre, parfois je voudrais la voir brûler » (15) ). Seule une écriture profondément ancrée dans le concret de la vie sociale peut dessiner aussi justement le rapport dialectique des deux frères à leurs émotions, à leurs mondes intérieur et extérieur, à leur duo, comme un exemple, un témoignage de l’existence dans ce milieu en satellite autour de l’économie formelle qu’est le Lumpenprolétariat.
Loin d’avoir été broyé par la machine commerciale du capitalisme du divertissement, qui préfère promouvoir les artistes les plus cyniques et anthropophages, qui sont paradoxalement les moins dangereux, le Lumpenprolétariat est toujours bien présent, toujours influent. Alors que l’industrie du disque fait tout pour rendre hégémoniques les rappeurs les moins politisés, elle ne peut que se résoudre au silence lorsque Moha raconte l’Algérie 50 ans plus tard (16) , que Kalash Criminel rappelle Sankara 40 ans après (17) , qu’Alpha Wann accuse l’ONU et les US (18) , que PNL affiche son soutien à Gaza (19) , que Hayce Lemsi y dénonce les crimes de guerre (20) . Alors que les contradictions du capitalisme deviennent de plus en plus ingérables, que les jeunes ont de plus en plus les crocs, les Lumpenprolétaires apportent depuis les bas-fonds et contre ce putain de système, des morceaux lance-flamme à la jeunesse, qui l’enc* (21) .
Bibliographie
- Soprano, 2011, La colombe et le corbeau.
- Soprano feat. Vincenzo, 2018, “Coach”, de Phoenix.
- Diam’s, 2006, “La boulette (génération nan nan)”, de Dans ma bulle.
- La Fouine, 2009, “Du ferme”, de Mes repères.
- Kery James, 2012, “Lettre à la République”, de 92.2012.
- Youssoupha, 2012, “Noir Désir”, de Noir Désir.
- Sniper, 2003, “Visions chaotiques”, de Gravé dans la roche.
- Mac Tyer, 2008, “Produit de mon environnement”, de D’où je viens.
- Médine, 2008, “Portrait Chinois”, de Arabian Panther.
- PNL, 2016, “Tu sais pas”, de Dans la légende.
- PNL, 2015, Le monde Chico.
- PNL, 2016, Dans la légende.
- PNL, 2019, Deux frères.
- Oxmo Puccino, 1998, “L’enfant seul”, de Opéra Puccino.
- PNL, 2016, “Jusqu’au dernier gramme”, de Dans la légende.
- Moha la Squale, 2018, “5 juillet 1962”, de Bendero.
- Kalash Criminel, 2016, “Sauvagerie 2”, de R.A.S.
- Alpha Wann feat. Nekfeu, 2016, “aaa”, de Don dada Mixtape vol 1.
- PNL, 2023, ”Gaza”, de Gaza.
- Hayce Lemsi, 2023, “crimes de guerre”, de crimes de guerre.
- Sniper feat. Joey Starr, 2006, “Brule”, de Trait pour trait.
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