La forme néolibérale du modèle familial bourgeois

par | Août 24, 2024 | Théorie, histoire et débats | 0 commentaires

L’extrême droite, par son idéologie fasciste, a complètement imprégné la politique néolibérale actuelle, menée aujourd’hui par Macron. Lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024, Macron fait de la fertilité un sujet politique en encourageant au « réarmement démographique » de la France, à savoir la capacité de la France à fournir des travailleurs et des travailleuses aux capitalistes. Il réutilise, si ce n’est un vocabulaire, au moins un thème, d’extrême droite (1) .

De Charles Maurras dans les années 1930, au « Rassemblement national », la défense de la natalité repose sur une vision traditionnaliste de la famille, empreinte de culture chrétienne. Dans ces milieux-là, le recul des naissances est perçu comme la conséquence d’une idéologie remettant en cause l’ordre et l’autorité (2) . Et c’est précisément dans l’intérêt d’Emmanuel Macron de réutiliser des thèmes chers à l’extrême-droite ; l’ordre établi est celui du capitalisme. Les travailleurs doivent vendre leur force de travail aux capitalistes pour les enrichir, s’assurer qu’il y aura une relève pour continuer le travail, et qu’elle le fera bien. Voilà le genre d’autorité que la bourgeoisie veut inculquer. Elle le fait et le fera toujours en utilisant des pratiques fascistes, qui constituent son dernier recours en cas de crise.

À la suite de la déclaration d’Emmanuel Macron, la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, a tenté de recentrer le sujet sur l’infertilité en rappelant que cela concerne « des femmes et des hommes qui veulent avoir des enfants et n’y arrivent pas ».

Comme si la politique néolibérale qu’ils mènent, portant en son sein le caractère nocif du capitalisme, n’avait pas une responsabilité immense dans la baisse de fertilité.

Certes, dans le capitalisme, le développement technique et technologique permis par l’industrialisation nous a amené aux capacités actuelles de diagnostic (la baisse de la fertilité doit être analysée en corrélation avec notre capacité à la mesurer) et de « soin » des infertilités, mais la nocivité envers le vivant est inhérente au capitalisme. Il est dans son principe même de tenter de maximiser le taux de profit par la diminution des coûts de production.

Une des manières de diminuer les coûts de production est l’utilisation d’outils de production de mauvaise qualité contenant des polluants, expliquant pour partie la baisse de la fertilité. On pense notamment aux perturbateurs endocriniens, contenus dans de nombreux produits de la vie courante, à la pollution atmosphérique, aux métaux lourds, aux solvants, aux polluants organiques persistants, aux pesticides. Et cette tendance ne risque pas de changer ; la France s’est encore abstenue en Commission européenne, jeudi 16 novembre 2023, lors du vote sur le maintien du glyphosate sur le marché. Résultat : le pesticide le plus utilisé au monde, qui est aussi un perturbateur endocrinien, reste commercialisé pour dix ans supplémentaires (1) .

Mais cette analyse critique des causes de l’infertilité, la Macronie essaie de la détourner en dénonçant essentiellement (dans un rapport organisé par le gouvernement (3) ) le recul de l’âge de grossesse des femmes, négligeant non seulement les causes biologiques d’infertilité évoquées plus haut, mais également les progrès sociaux retranscrits dans ce recul. Il apparaît donc évident que le rapport entre le fascisme d’extrême-droite et le néolibéralisme d’extrême-centre est quasiment symbiotique. L’extrême-droite profite des mesures liberticides du néolibéralisme pour faire progresser leurs idées et ouvrir encore davantage la fenêtre d’Overton, tandis que l’extrême-centre utilise au besoin l’autoritarisme fasciste pour maintenir l’hégémonie de la bourgeoisie.

Le maintien de l’hégémonie de la bourgeoisie par la promotion de la natalité a deux finalités. D’un côté, prenant sa source dans le nationalisme d’entre-deux guerres, on trouve la nécessité d’engranger le plus possible d’enfants prêts à faire barrage de leurs corps bientôt adultes dans la guerre impérialiste (4) . Quoi de plus actuel avec le SNU ? (voir notre dernier article sur le SNU : ”Service National Universel : S’engager pour la Nation, c’est s’engager contre l’Etat !” https://jrcf.fr/2024/07/25/service-national-universel-sengager-pour-la-nation-cest-sengager-contre-letat/).

Et de l’autre côté, prenant sa source dans le fondement même du capitalisme, on trouve la nécessité de pouvoir disposer de la force de travail des employés à exploiter pour extraire de la plus-value. Comme souvent, le gouvernement néolibéral essaie de recouvrir sa stratégie abjecte d’un vernis économiste en prétextant la nécessité de « relancer l’économie ». Alors même qu’il y a eu beaucoup d’études réalisées sur la relation entre croissance économique et croissance démographique, et on n’a jamais pu mettre en évidence la moindre causalité (5) .

Mais cette analyse de la stratégie capitaliste est quasiment une paraphrase de la Macronie, dans la mesure ou Gabriel Attal ne cache même pas qu’il sert les intérêts de la bourgeoisie. À la suite du mouvement populaire de révolte due au meurtre de Nahel, il a annoncé un « réarmement civique de la jeunesse ».

Entre la démographie et l’autoritarisme, il sort tous les outils qui ont été utilisés pour créer les jeunesses hitlériennes.

Leur composante raciste y est déjà bien présente ; « Parmi les émeutiers, il y en avait des très jeunes, pour qui la violence semble un moyen de tromper l’ennui ». Encore un renversement du rapport de causalité pour diviser la classe ouvrière et empêcher son organisation. Ne nous y méprenons pas ; la première violence est celle du capitalisme, c’est celle qui condamne des gens à la marginalisation, à la pauvreté, à l’ostracisation. La violence des émeutiers n’est que secondaire à cette politique d’exclusion sociale et de surexploitation.

« Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus » Martin Luther King, 1967

Au fond, Gabriel Attal cherche des prétextes pour créer des « travaux d’intérêt éducatif » dont la sanction sera prononcée « plus facilement », et des « travaux d’intérêt général pour les parents de jeunes délinquants qui se sont totalement et volontairement soustraits à leurs obligations et responsabilités parentales. ». Ces fameux travaux, le gouvernement néolibéral les utilise pour généraliser le travail gratuit, sous prétexte de valeurs morales racistes et réactionnaires. Issu de la devise traditionnelle de l’extrême-droite « Travail, famille, patrie », le néolibéralisme a transformé cette formule fasciste en « Travail, famille, capital ». La patrie n’a guère d’importance pour le capitalisme mondialisé et la politique euro-atlantiste de la Macronie, excepté lorsqu’il s’agit de stigmatiser les personnes racisées pour freiner la conscience de classe.

Cependant, la vieille rengaine sur la famille traditionnelle, autoritaire et patriarcale reste inchangée. Il est attendu de la cellule familiale qu’elle soit le premier lieu de socialisation au mode de production capitaliste. Il faut y apprendre la « valeur travail », le respect des règles, et surtout y faire mourir tout espoir de démocratie et d’épanouissement personnel. Ni chair à canon, ni chair à patrons, nous refusons catégoriquement cette promotion réactionnaire de la natalité et la politique néolibérale qui la sous-tend !

Mais Emmanuel Macron ne s’arrête pas à la natalité. Le 7 mai 2024, il propose « d’ouvrir le débat » sur « l’instauration d’un devoir de visite [et] d’accompagnement » des pères, envers leurs enfants. « Au fond », ajoute-t-il, c’est un débat « sur la parentalité » et « sur l’égalité ». « Il doit y avoir non plus seulement un droit, mais un devoir de visite des pères », « Un enfant heureux, c’est avec un papa et une maman ». Tout en rappelant, plus loin dans l’interview, qu’un enfant qui ne voit pas son père « se sent abandonné » (6) . Par cette intervention, problématique à tous points de vue, le modèle fasciste de l’extrême-droite gagne du terrain non seulement sur la natalité, mais également sur la parentalité et le modèle de la famille nucléaire.

Un papa, une maman, et des enfants pour le maréchal

Dénonçons tout d’abord le soi-disant nécessaire engagement d’un homme dans le foyer familial. Hors sol, cette prise de position néglige des contextes familiaux très variés, constitués à ce titre de différentes personnes et sortant bien heureusement du carcan traditionnaliste, qui n’a parfois aucun sens. Pourquoi réaffirmer l’importance du père uniquement ? Où est passée la « grande cause » déclarée pour le quinquennat 2022-2027 ? Sans doute au même endroit que la condamnation des actes de Gérard Depardieu par le président : nulle part. Pour l’anecdote, il n’a pas juste manqué de dénoncer les violences faites aux femmes, il a proclamé Gérard Depardieu « fierté de la France » (7) . À ce titre, rappelons qu’au-delà de la relative diversité des modèles familiaux, domine la famille nucléaire monogamique et hétérosexuelle, souvent source de contextes familiaux délétères pour les femmes et les enfants. Rappelons simplement que 1 217 femmes subissaient des violences physiques chaque jour en 2023 en France, dont plus de la moitié étaient commises dans le cadre intrafamilial (8) .

Mais rappelons également à quel point il est irresponsable de dire qu’« un enfant heureux, c’est avec un papa et une maman ». En 2023, chaque semaine un enfant meurt sous les coups de ses parents (9) , et en 2019, 83% des personnes mises en cause pour des violences intrafamiliales sont des hommes (10) , chaque année 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles, dont 77% au sein de la famille et dont la quasi-totalité commise par des homme selon Edouard Durand (11) . Pour aller plus loin que ce recensement positiviste, il est important de ne pas construire à partir de ce constat un jugement moralisateur des familles, et en particulier des hommes. Ces violences ne s’expliquent pas par une supposée « nature humaine » ou une « particularité masculine ». Cette vision essentialiste et misandre ne permet pas de faire l’analyse concrète de la situation concrète. Les éléments déclencheurs de ces violences intra-familiales sont nombreux : la promotion d’un modèle éducatif réactionnaire « à la dure » (rappelons que les violences éducatives ordinaires ne sont interdites par la loi que depuis le 10 juillet 2019 et ne sont que très peu condamnées dans les faits), l’immense charge de travail salarié et familial qui s’impose aux parents travailleurs, la démission grandissante de la puissance publique dans les politiques de prévention et d’éducation à la parentalité et dans l’investissement d’infrastructures publiques fonctionnelles de garde d’enfant, de soin, et de lien social.

La source principale de ces éléments explicatifs se trouve dans le mode de production lui-même ; c’est bien le capitalisme qui use la force, la santé et la joie de vivre des travailleurs, qui les dépossède de leur conscience de classe, c’est également lui qui vise à détruire les services publics en privatisant tous les secteurs pour répondre aux intérêts économiques de la bourgeoisie. C’est encore le capitalisme qui a créé le modèle familial monogamique actuel pour assurer la pérennité de la propriété privée (12) , un modèle trop souvent asservissant, à propos duquel Alexandra Kollontaï disait : « la littérature est pleine de noirs tableaux de notre désordre conjugal et familial. Combien de tragédies psychologiques ont poussé sur ce terrain, combine de vies mutilées, combien d’existences empoisonnées ! » (13) .

La stratégie de Macron est claire ; entériner le déni de responsabilité des pouvoirs publics dans ce qu’il appelle « l’égalité ». Au rôle actuel de l’État de créer des structures d’accueil pour ceux qui ont été abîmés par leurs proches, le gouvernement néolibéral répond par l’autoritarisme du modèle familial réactionnaire. Et pour les familles qui n’obéissent pas aux attentes de la bourgeoisie, Gabriel Attal proposait aux parents dont l’enfant « commence à avoir de mauvaises fréquentations » qu’il soit envoyé en internat, loin de son quartier, pour « retrouver un cadre » (14) . Cependant, dans de très nombreux cas, le peu de structures d’accueil existantes, qu’elles aient pour but de soigner, protéger, réinsérer socialement, « retrouver un cadre » (pour peu que ça veuille dire quelque chose), sont délétères.

Prenons par exemple le LAO Pow’her, une structure qui accueille les jeunes filles de 15 à 25 ans victimes de violences sexistes et sexuelles en Seine- Saint-Denis. Pour beaucoup d’entre elles, il a déjà été difficile d’arriver jusqu’au LAO, entre identifier le problème, le dénoncer, quitter leur situation pour plonger dans l’inconnu, la précarité, l’incertitude, la prise en charge psychologique moralisatrice, la multitude de numéros à contacter sans clarté ou certitude sur la prise en charge qui en découlera. En plus d’être difficiles d’accès, ces structures d’accueil sont menacées de fermeture parce que les démarches administratives pour obtenir des financements publics sont de plus en plus compliquées et leur octroi de plus en plus rare. L’association LAO Pow’her fonctionne avec un budget de 700 000 euros par an, fruit de subventions de l’État mais aussi du département de Seine-Saint-Denis, des villes de Paris et de Bagnolet, du Fonds social européen et des dons de fondations. Cette recherche de financements est peu sécurisante, les rentrées d’argent se font avec d’énormes délais, il faut sans cesse répondre à des appels à projets chronophages, se plaignent les responsables de la structure (15) .

Le même constat peut être fait pour les enfants pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). De nombreux enfants qui doivent être placés, deviennent selon le gouvernement des « enfants protégés » et à ce titre doivent bénéficier d’un placement dans un établissement adapté à leurs besoins. Chaque enfant est accompagné par un référent ASE qui doit suivre son projet individuel et veiller à ce que la relation de l’enfant avec l’équipe de son lieu d’accueil soit bonne. Les lieux de placement peuvent être des familles d’accueil, des maisons d’enfants à caractère social, des lieux de vie et d’accueil, et des villages d’enfants et d’adolescents. Depuis la loi Taquet de 2022 (16) , les enfants ne doivent plus être placés à l’hôtel mais peuvent l’être dans des centres d’hébergements (souvent d’anciens hôtels ayant reçu un agrément) durant deux mois maximum.

Cette règle ne s’est pas appliquée pour Léa, 15 ans, qui a été placée cinq mois dans une chambre d’hôtel et y a été retrouvée morte le 25 janvier 2024 à Aubière (Puy-de-Dôme).

Retraçons le parcours de Léa, qui, a bénéficié de la politique d’« égalité » d’Emmanuel Macron. Ayant un père SDF et une mère toxicomane, selon une travailleuse sociale, Léa entre dans le système de protection de l’enfance à 3 ans. D’abord placée en famille d’accueil, puis en foyer de l’association Alteris en 2022, la jeune fille est séparée de sa fratrie et multiplie les fugues. À 14 ans, elle intègre un autre service d’Alteris : la Parenthèse, « là où finissent les enfants en bout de course », explique une éducatrice. « C’est le service de la dernière chance. Pour moi, Léa n’avait rien à faire à la Parenthèse. Cette prise en charge est faite pour des gamins de 16-17 ans. Léa était bien trop jeune pour y entrer. ». Elle a par la suite été placée dans cet ancien hôtel d’Aubière réhabilité en centre d’hébergement qui se serait transformé en point de chute pour « des gosses totalement déstructurés, qui ne font plus confiance à personne ». Sur place il n’y aurait « aucun personnel éducatif », mais ils passeraient tous les jours. Contacté, l’établissement a coupé net la conversation : « C’est pas vos oignons », a décrété la personne au bout du fil (17) . En 2019, 7 000 à 10 000 enfants auraient été hébergés dans les hôtels de l’ASE, d’après les dernières estimations de l’Inspection générale de la santé.

La prise de parole de Macron sur la nécessité d’ « un papa et une maman » est également problématique du point de vue, comme évoqué plus haut, de la décrédibilisation vis-à-vis des modèles familiaux non traditionnels que cela véhicule. Tout ce qui sortirait du carcan du couple cisgenre, hétérosexuel, monogamique, soi-disant seul capable d’éduquer correctement des enfants, est ridicule selon lui. Ce qui nous apparaît comme scandaleux est en réalité une victoire idéologique concrète pour le lobbying d’extrême-droite. Notamment des associations d’extrémisme chrétien qui influencent impunément les politiques familiales européennes par la création d’ONG « pour la vie ». Ils ont le champ libre pour faire reculer nombre de droits conquis par de longs combat populaires, comme le droit à l’avortement ou le droit à une libre orientation sexuelle.

Les réseaux d’influence constitués par ces ONG ont été dévoilés par un rapport du Forum parlementaire européen sur la population et le développement (EPF) (18) . L’EPF est issu de l’Union Européenne, qui, en tant que structure politique fédérale du capitalisme, se contente d’observer l’extrême droite et l’extrémisme religieux, allant bien souvent de pair.

Les actions menées impunément par ces réseaux, au centre desquels se situent quelques acteurs politiques (Grégor Puppinck, Ludovine de La Rochère, Emile Duport), un organisme centralisant qu’est Agenda Europe, et diverses associations ayant le statut de structure d’intérêt général donc bénéficiant de financements de l’UE et de l’État français. Ce passe-droit leur permet diverses ingérences réactionnaires comme l’entrave à l’avancée des droits LGBTQIA+, la participation à la loi anti-avortement en Pologne en 2016, ou encore en France grâce à Ludovine de la Rochère et Émile Duport, membres de La Manif pour tous (devenue Le Syndicat de la famille), la création du mouvement anti-IVG « Les Survivants », et l’activisme au sein de l’organisation « Mum, Dad, and kids », une initiative citoyenne européenne « pour protéger le mariage et la famille » (19) .

Des organisations non gouvernementales aux politiques gouvernementales

Encore une raison pour les réacs d’extrême-droite de se réjouir ; Macron leur sert la transphobie sur un plateau d’argent. Lors de la commémoration à l’appel du 18 juin, ce 18 juin 2024, Macron a repris des propos d’extrême droite sur la transidentité et l’immigration pour critiquer le programme du Nouveau Front populaire : « Ils reviennent sur la laïcité, ils reviennent sur la loi immigration […] et il y a des choses ubuesques, comme aller changer de sexe en mairie. » en parlant la mesure proposée par le Nouveau Front Populaire : « autoriser le changement d’état civil libre et gratuit devant un officier d’état civil » (20) . En plus de mettre sur le même plan des problématiques qui n’ont rien à voir, Emmanuel Macron dénigre la volonté des personnes transgenres de simplifier la procédure administrative de changement de sexe. A l’heure actuelle, la procédure (loi de 2016) de changement de sexe à l’état civil consiste en un passage devant un tribunal pour qu’un juge accorde ou non la modification. Plusieurs conditions doivent être remplies : que la personne « se présente publiquement » comme appartenant au genre qu’elle « revendique » ; qu’elle soit « connue » ainsi « de son entourage familial, amical ou professionnel » ; etc. Au moins 95 % des dossiers sont acceptés, mais la démarche extrêmement lourde est souvent vécue comme une humiliation (20) . Cette lourdeur administrative est non seulement inutile pour l’administration, mais en plus constitue un frein à la reconnaissance officielle des personnes transgenres.

Mais cet événement particulier n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan d’initiatives transphobes françaises et européennes. Le lobbying d’extrême droite anti-transgenres et promouvant un modèle familial hétéronormé et nucléaire s’est doté de nombreuses armes pour exercer son influence. Citons comme exemple l’association Ypomoni, collectif fondé en 2021 par Camille Lebreton, chercheuse scientifique, et Suzanne, psychologue. S’affichant comme de simples « lanceurs d’alerte », ni transphobes ni opposés à la transidentité, simplement attachés à une « approche éthique des questions de genre », leurs objectifs réels, révélés par Médiapart via les messages échangés par le groupe sur Discord, sont plutôt de cibler des médecins ou des enseignants qu’il faut attaquer, des associations ou réunions qu’il faut infiltrer, et des médias ou autorités qu’il faut interpeller. Dans ces messageries, les propos sont souvent transphobes, et leur stratégie beaucoup plus claire : s’opposer à la transidentité en commençant par les mineurs transgenres (21) . C’est dans cette optique qu’ils ont pris d’assaut l’OMS début 2023 afin d’influencer les recommandations en préparation sur la prise en charge des personnes transgenres et peser en faveur d’une interdiction des traitements pour les mineurs. Pour ce faire, ils ont fourni des témoignages de parents sur la transition de leur enfant, pour beaucoup bourrés de mensonges et de transphobie (22) .

Le lobbying anti-transgenres porte ses fruits, puisque, bien qu’ils n’aient pas vraiment besoin d’y être poussés, Les Républicains ont proposé un projet de loi, voté au Sénat le 28 mai dernier, qui vise, au nom de la « protection de l’enfance », à interdire aux mineurs toute possibilité de transition médicale. C’est là que l’on voit l’efficacité du réseau d’extrême-droite réactionnaire, puisque, pour appuyer leur proposition de loi, Les Républicains ont fait appel à des « experts » pour rédiger un rapport « scientifique ». Ce rapport est constitué de comptes-rendus d’auditions incomplets ou de propos déformés, de questionnements déloyaux, et de conclusions qui font fi des retours d’expérience et publications fournies par des professeurs venus des meilleurs hôpitaux publics français. En réalité, l’essentiel du travail, dont la sélection des personnes auditionnées et la rédaction du document final, a été délégué à deux « expertes » extérieures au Sénat, Céline Masson (psychologue) et Caroline Eliacheff (pédopsychiatre). Elles sont autrices de La Fabrique de l’enfant transgenre et directrices de l’Observatoire de la petite sirène, dont les positions sont considérées comme « transphobes » par nombre d’associations. Elles militent depuis des années contre toute transition chez les moins de 18 ans, y compris les transitions dites « sociales », sans opération ni traitement hormonal (avec changement de prénom en famille ou à l’école). « L’incongruence de genre », soit le sentiment d’une inadéquation entre son identité de genre et son sexe de naissance, a pourtant été sortie de la catégorie des troubles mentaux par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) il y a six ans (23) .

Il est encore une fois évident que l’extrême-droite profite des mesures liberticides du néolibéralisme pour faire progresser ses idées et ouvrir toujours plus la fenêtre d’Overton, tandis que l’extrême-centre utilise au besoin l’autoritarisme fasciste pour maintenir l’hégémonie de la bourgeoisie. En effet, l’intérêt bourgeois à exclure socialement les personnes non cisgenre, c’est de conserver le modèle de la famille hétérosexuelle monogamique qui est, comme l’avait très bien décrit Engels, la cellule économique de base du capitalisme, via la transmission patriarcale de la propriété privée. Les personnes transgenres, parce qu’elles brouillent l’identification de rôles genrés, perturbent la division du travail entre l’homme et la femme cisgenres. Comme en 1984 au Royaume-Uni, la classe ouvrière doit s’unir face à son seul ennemi ; la bourgeoisie. Le groupe Lesbians and Gays Support The Miners, constitué d’activistes homosexuels, s’était alors mis à collecter de l’argent en soutien aux grévistes, et avait opéré par là-même une convergence des luttes. C’est suite à ce soutien que le syndicat des mineurs avait fait inscrire dans sa charte son soutien aux droits de la communauté LGBT (24) .

À tous ceux qui penseraient que tous ces individus ayant subi et subissant toujours, s’étant causé et se causant toujours des violences, voire s’étant donné la mort, ont été brisés par « le système », il faut rappeler que ce qu’ils appellent « système » n’est pas une force supérieure mystique contre laquelle nous ne pouvons rien. Il est essentiel d’analyser la situation et de continuer à développer des outils d’analyse matérialistes si l’on veut redonner du sens à nos modèles familiaux, reprendre le pouvoir sur la politique familiale, la justice et la police. Sans matérialisme dialectique, il n’y aura pas d’union des travailleurs, il n’y aura pas d’émancipation des individus. Citons Lucien Sève, qui cite lui-même Le Manifeste pour conclure : « On ne peut imaginer incompréhension plus radicale que de voir sous le mot communisme la perspective d’une dissolution de l’individualité dans la communauté, quand il s’agit à l’opposé pour les individus associés de se subordonner enfin les puissances sociales aliénées qui les ont écrasés depuis l’aube des sociétés de classes. (…) La société communiste est « la seule où le développement original et libre de tous les individus n’est pas une phrase creuse », car « ce développement est conditionné précisément par l’interdépendance des individus », par leur « solidarité indispensable » pour maîtriser des forces productives universellement développées, mais réciproquement « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » » (25) .

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2. Kezzouf LB Youmni. Mediapart. 2024 [cité 30 juin 2024]. La natalité, une obsession de l’extrême droite. Disponible sur: https://www-mediapart-fr.ressources-electroniques.univ-lille.fr/journal/politique/170124/la-natalite-une-obsession-de-l-extreme-droite

3. Hamamah S. Vers une stratégie nationale de lutte contre l’infertilité. In: Infertilité[Internet]. Elsevier; 2023 [cité 30 juin 2024]. p. 439-44. Disponible sur: https://linkinghub.elsevier.com/retrieve/pii/B9782294781346000498

4. Perraud A. Mediapart. 2024 [cité 30 juin 2024]. Le retour aux poisons du natalisme national. Disponible sur: https://www-mediapart-fr.ressources-electroniques.univ-lille.fr/journal/politique/170124/le-retour-aux-poisons-du-natalisme-national

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15. Zerouala F. Mediapart. 2024 [cité 12 juill 2024]. Un centre d’accueil pour ados victimes de violences au bord de la fermeture. Disponible sur:

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16. LOI n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants (1). 2022-140 févr 7, 2022.

17. Lemonier H. Mediapart. 2024 [cité 21 juill 2024]. Mort d’une adolescente placée : chronique d’une faillite institutionnelle. Disponible sur:

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19. Carboulec RL. Mediapart. 2024 [cité 30 juin 2024]. Comment l’extrémisme religieux chrétien se fédère en Europe pour « restaurer l’ordre naturel ». Disponible sur: https://www-mediapart-fr.ressources-electroniques.univ-lille.fr/journal/international/090624/comment-l-extremisme-religieux-chretien-se-federe-en-europe-pour-restaurer-l-ordre-naturel

20. Mediapart MT La rédaction de. Mediapart. 2024 [cité 30 juin 2024]. Macron et l’extrême droite : la banalisation permanente. Disponible sur: https://www-mediapart-fr.ressources-electroniques.univ-lille.fr/journal/politique/190624/macron-et-l-extreme-droite-la-banalisation-permanente

21. Perrotin MM David. Mediapart. 2024 [cité 10 août 2024]. Infiltration, harcèlement et transphobie : dans les coulisses d’un collectif hostile aux transitions des enfants. Disponible sur: https://www.mediapart.fr/journal/france/050524/infiltration-harcelement-et-transphobie-dans-les-coulisses-d-un-collectif-hostile-aux-transitions-des-enfa

22. Perrotin MM David. Mediapart. 2024 [cité 10 août 2024]. Transphobie : des vies abîmées, des récits confisqués. Disponible sur:

https://www.mediapart.fr/journal/france/070524/transphobie-des-vies-abimees-des-recits-

confisques

23. Perrotin MM David. Mediapart. 2024 [cité 11 août 2024]. Rapport sur les mineurs trans au Sénat : enquête sur une manipulation. Disponible sur:

https://www.mediapart.fr/journal/france/030524/rapport-sur-les-mineurs-trans-au-senat-

enquete-sur-une-manipulation

24. Pieiller E. Le Monde diplomatique. 2020 [cité 11 août 2024]. Le pain et les roses.

Disponible sur: https://www.monde-diplomatique.fr/mav/171/PIEILLER/61851

25. Sève L. Communisme, quel second souffle ? Éditions Sociales. 1990. 283 p.

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