Le personnage de Donald Trump est internationalement connu de tous pour figurer autant parmi les objets couverts d’opprobre par la presse que parmi les fédérateurs de toutes les extrêmes droites et bourgeoisies ultra-réactionnaires. Ainsi, afin de révéler qui est réellement le nouveau président des États-Unis, au-delà de son bronzage artificiel, nous pensons que l’occasion se prête à discuter du film biographique de l’irano-danois Ali Abbasi, The Apprentice (2024), sorti à la veille des élections présidentielles étatsuniennes, décrivant l’ascension de Trump et la construction de son personnage dans les années 1970-1980.
Origines romanesques
Il convient, dans un premier temps, d’éclaircir la zone d’ombre qui pèse sur l’origine du film biographique saturant les écrans contemporains.
Le genre cinématographique du film biographique puise son origine dans un genre particulier de roman, majeur au XVIII-XIXème siècle : le bildungsroman, en allemand, qui se traduit par roman d’apprentissage ou roman de formation, en français. L’œuvre de Goethe a grandement contribué à la définition du genre, notamment grâce à son roman-fleuve Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, écrit en 1795-1796. Il narre l’histoire d’un jeune homme qui, au fil de ses aventures, en apprend plus sur lui-même et sur le monde, mettant en jeu, ainsi que Bakhtine, le critique soviétique, le remarque dans son ouvrage portant sur le sujet, la dialectique du subjectif et de l’objectif sur le long terme de l’existence humaine individuelle : «[dans le roman de formation,] l’homme se forme en même temps que le monde, il reflète en lui-même la formation historique du monde. […] L’image de l’homme en devenir perd son caractère privé (jusqu’à un certain point, bien entendu) et débouche sur une sphère toute différente, sur la sphère spacieuse de l’existence historique” (Moretti, 2019). L’essor de ce genre littéraire coïncide avec la Révolution française et les idéaux des Lumières, qui ébauchent l’espoir de l’individu émancipé, en dialogue avec la société, mais également à distance avec elle, d’où l’influence certaine d’un romantisme relatif. Ce qui ressort de ce genre, c’est sa volonté à la fois subjective et objective d’inculquer au lecteur une façon de vivre, d’appréhender le monde, de parvenir en quelque sorte à une espèce d’euthymie, dans la découverte, comme dirait Lukacs, de la “claire connaissance de soi” (Montandon, 2019). Et ce n’est pas prendre ses désirs pour réalité que d’imaginer pouvoir influencer durablement et fortement le lecteur via une œuvre littéraire – Goethe en sait lui-même quelque chose. À titre d’exemple, prenons son premier roman, Les Souffrances du Jeune Werther, paru en 1774, qui met en scène le personnage principal s’ôtant la vie. Résultat : il a été scientifiquement prouvé que le taux de suicide, suite à la parution du livre, a explosé en Europe (Mestas, 2024 ; Jack, 2014).
Pour les lecteurs étrangers à la littérature allemande, notez qu’Emile, ou de l’éducation de Rousseau, L’Éducation sentimentale de Flaubert, ou encore Le Père Goriot de Balzac, sont tous trois des bildungsroman (Payoute, 2020). Le cinéma, apparu à la fin du XIXème siècle, ne pouvait donc l’ignorer, s’essayant ainsi dès ses débuts au bildungsfilm, ou film biographique en français.
L’inversion dialectique du bildungsfilm
Les films biographiques ont toujours existé, mais deux âges d’or historiques les ont placés au premier plan. Il y a celui des années 1930, qui, pour le chercheur Rémi Fontanel, “a mis en place un système où la précision documentaire joue un rôle prépondérant. La ligne éditoriale est engagée, humaniste et éducative : on raconte les vies de Pasteur, Zola, Juarez. On véhicule des valeurs pour revitaliser le moral d’une nation. On s’adresse à des citoyens. Après-guerre, on s’adressa à des consommateurs en privilégiant l’entertainment”, et celui que l’on connaît aujourd’hui, ayant débuté dans les années 1980-1990. Fontanel précise que deux types de films biographiques restent prépondérants : ceux sur les entrepreneurs, et ceux sur les groupes musicaux, défendant la méritocratie et le développement individualiste. En effet, bon nombre de films biographiques racontent la vie d’une vedette ayant réussi à tout rafler grâce à son génie et à sa volonté surhumaine (The Social Network, Le Loup de Wall Street, etc.). Le but est toujours de valoriser le sujet du film, de faire en sorte que sa vie nous paraisse enviable. Même si des films comme Le Loup de Wall Street ou Scarface se finissent mal, et que certains “critiques” de cinéma toisent leurs admirateurs en prétendant qu’ils n’y ont rien compris, il en ressort que tout de même, la vie des personnages de ces films est cool, qu’en dépit de leur courte hubris, elle fut intense, si intense qu’elle est désirable. C’est ce que le public moyen retient, en témoigne le nombre de références dans la pop-culture de ces films. En fait, c’est comme si je vous faisais l’éloge pendant 2 h d’une idéologie, et qu’à la fin de notre conversation, je finissais par ajouter de la contradiction, comme s’il fallait le faire parce qu’il fallait le faire. Encore une fois, ce qui compte dans l’analyse d’un film, c’est sa réception historiquement déterminée, en l’occurrence dans un monde gagné par le néo-libéralisme, car c’est principalement à cela qu’il est destiné. Effectivement, il se trouve que depuis les années 1980-1990, l’idéologie néo-libérale du self-made-man trône, et que les films biographiques suivent en général bêtement son enseignement.
C’est en cela que The Apprentice réalise un tour de force : il inverse dialectiquement cette mécanique perverse qui régnait jusqu’alors en maître dans les films biographiques grand public.
Une lecture de classe ?
Avant d’entamer cette partie, je renvoie le lecteur à mon article sur l’investiture de Trump, disponible sur le site de la JRCF (“Trump à la Maison-Blanche”, 20/01/2025).
Le film s’ouvre sur la rencontre de Trump avec l’avocat Roy Cohn, son futur mentor. Celui-ci est d’emblée présenté comme un mafieux (éclairage en douche, gros balourds qui rient grassement autour d’une partie de cartes, volutes de fumées de cigares) se présentant à Trump dans un cynisme des plus assumés – qui fait penser à la doctrine d’Ayn Rand -, égoïste, individualiste, néo-libérale, somme toute, fasciste. Roy Cohn, c’est lui qui a envoyé les époux Rosenberg à la potence. Il hait les communistes et les homosexuels (bien qu’il en soit un). Plus qu’un mafieux, Cohn est le mal incarné, il est, dans le film, le diable qui ronge les États-Unis.
Mais c’est surtout un homme qui copine avec les grands, les bourgeois qui cherchent à maximiser leur profit par tous les moyens.
Cette rencontre tombe donc à pic pour Trump, qui voit l’entreprise familiale au bord de la faillite. Ses allées et venues dans les résidences Trump, visant à extorquer le moindre centime aux prolétaires qui y résident, la caractérisent comme vacillante en même temps qu’elles instaurent une distance entre lui et ces derniers. À table, son père raciste se plaint du frère de Trump, la “honte de la famille” en cela même qu’il est un pilote d’avion et non un entrepreneur comme son père l’aurait voulu. S’il en avait été autrement, peut-être qu’ils n’en seraient pas là. Mais Trump le rassure. Il lui fait signe que lui, il comprend, et qu’il a trouvé quelqu’un qui pourrait les aider.
Les premières manœuvres en justice de Roy Cohn démontrent les principes fondamentaux du trumpisme, que Trump ne lâchera jamais par la suite. Première règle : “Attaquer, attaquer, attaquer”. Deuxième règle : “Ne jamais admettre. Tout nier.” Troisième règle, “la plus importante de toutes” : “Peu importe à quel point tu es battu, tu déclares victoire et ne reconnais jamais la défaite”. Grâce aux pratiques illégales de Roy Cohn, le procès déterminant l’avenir de l’entreprise Trump se solde à la fois sur une victoire, mais aussi sur un apprentissage déterminant pour Donald.
Beaucoup parlent de pacte faustien pour décrire la relation entre Trump et Cohn, achevant de rappeler la prégnance de l’utilisation de la religion pour justifier la politique étasunienne. En effet, peu à peu, Trump perd son humanité en progressant dans le cynisme de son maître. Dans la deuxième moitié du film, l’élève finit classiquement par dépasser le maître, à ceci près qu’il le dévore ici tout cru. Le grain de l’image s’accentue, et le bal des masques de la télévision superficielle commence enfin. Trump, qui n’était resté qu’un personnage pour le moins passif, prend désormais l’initiative et s’affirme en véritable ordure, enchaînant les coups d’éclat.
En ce qui me concerne, le film m’a paru bien. Le montage frénétique, la bande-son ultra-présente et le jeu des acteurs surinvestis donnent à certains une impression de superficialité trop gênante pour comprendre la personnalité de Trump ; or, à mon avis, c’était la meilleure manière de se moquer d’un homme qui n’en a que faire de toute forme de critique construite ou rationnelle. C’est s’immiscer partiellement, dialectiquement, dans le bling-bling pour l’exploser de l’intérieur. Partiellement, dis-je, car contrairement au Loup de Wall Street, Trump n’est pas, me semble-t-il, valorisé comme l’est Jordan Belfort qui finit toujours par triompher en fanfare. Et pour cause : le sentiment global des spectateurs de The Apprentice se recoupe sous la détestation totale de Trump, présenté comme un suppôt de Satan (Roy Cohn) et du Grand Satan (le capitalisme étasunien).
Mais le film divise sur ce point-là, j’en veux pour preuve les arguments plutôt convaincants du critique de cinéma Pierre Murat : “Je ne vois pas où est la satire. Trump devient une sorte de grand Américain qui réussit des trucs. C’est tout ce que Hollywood a fait depuis des années et des années. Il montre l’évolution d’un capitaliste qui réussit. Quand on prétend démolir Trump et Roy Cohn et qu’on les exalte, surtout Roy Cohn, au point d’en faire un héros shakespearien, ou bien, c’est ça qu’il voulait, ou bien, il a totalement loupé son coup. » Murat assimile ainsi le personnage de Trump dans The Apprentice aux personnages de Tony Montana dans Scarface et de Jordan Belfort dans Le Loup de Wall Street.
Quoi qu’il en soit, il existe des sites internets dont l’accès est relativement facile et qui permettent de vous faire votre propre avis sur le film. Mais il faut savoir une chose : un film produit dans un pays capitaliste est destiné à être vendu à ses habitants, et là, même avec un Roy Cohn de gauche sous le bras, on n’arriverait pas à faire des miracles.
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