La France est le deuxième pays consommateur de manga du monde. Ces bandes dessinées japonaises possèdent un style propre et des codes singuliers, qui ont su conquérir la culture française à la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, le comment nous intéresse moins que les œuvres en elles-mêmes. Le manga se divise en plusieurs catégories entre BD pour enfants, adolescents, et jeunes adultes, avec des approches esthétiques, thématiques et narratologiques différentes. Par exemple, Naruto et Berserk abordent tous deux le thème de la guerre, mais avec des approches bien spécifiques pour leur public respectif. Le premier étant destiné aux adolescents, tandis que le second est destiné aux jeunes adultes. Ainsi, depuis 30 ans, il est difficile en France de ne pas avoir entendu parler de Dragon Ball, Jojo Bizarre Adventure, Naruto, ou encore One Piece, ces parangons du manga pour adolescents ont tous les trois marqué à jamais le genre de la bande dessinée japonaise pour adolescents au cours de leurs époques respectives. Concentrons-nous sur le tournant du dernier millénaire, avec l’arrivée de nos deux mastodontes : Naruto de Masashi Kishimoto et One Piece de EiIchiro Oda. Tous deux racontent les rêves de grandeur d’un adolescent doté de grands pouvoirs au sein d’un monde à la géopolitique complexe, et qui sèmera de multiples embûches au cours de son ascension. Une histoire de héros comme il y en a toujours eu pour les adolescents et jeunes adultes. Cependant, au-delà des différences de style, d’univers et de propos pour nos protagonistes, les deux œuvres semblent s’opposer radicalement dans le fond, bien plus que dans la forme. L’analyse parallèle de ces deux œuvres me semble pertinente dans la mesure où leur auteur avait à peu près le même âge et ont été publiées à la même période. Naruto aborde des récits sombres autour de la guerre, la mort, la solitude, la lutte contre ses « démons » intérieurs, le tout avec un style assez réaliste. Tandis que One Piece abordait un monde sans logique claire avec un conflit entre des pirates et une marine internationale, dans un style loufoque avec des personnages hommes-poissons, un protagoniste en caoutchouc et des ennemis au style toujours plus excentrique. Cependant, à mesure que l’œuvre progresse, les thèmes abordés gagnaient en subtilité politique et sociale, mêlant l’émotion du lecteur (ou du spectateur pour l’anime) au contexte politique des différentes îles sur lesquelles voyagent les protagonistes, sur fond de conflit international entre une multitude de personnages et de factions. Ainsi, mon hypothèse est que nous pourrions résumer ces distinctions par la question morale, Naruto est composé de personnages bons ou mauvais, tandis que One Piece aborde la question de manière plus subtile, voire distanciée, mettant bien plus l’accent sur une frontière entre un camp de l’ordre et du chaos, avec des personnages à la moralité plus floue dans les deux camps, laissant une plus grande liberté à l’auteur pour aborder les différents thèmes de son œuvre. Cette simple distinction entre les deux œuvres pourrait sembler anodine, pourtant, à partir du rapport entre moral et politique, ce sont deux visions du monde qui s’opposent. Ainsi, en quoi ces deux œuvres sœurs sont-elles radicalement opposées sur le spectre politique ? En quoi One Piece serait une œuvre progressiste par rapport à Naruto qui serait une œuvre traditionnaliste, voire réactionnaire ?
La morale est un indice très utile pour déterminer le caractère progressiste ou non d’une pensée ou d’une œuvre. La morale, lorsqu’elle est associée à un état figé des choses, qu’il n’y a que le bon et le mauvais, se réduit à deux forces qui s’opposent mais qui ne peuvent se dépasser. Il n’y a pas de résolution de la question morale. Les codes moraux ont évolué avec les lieux et les classes sociales, s’adaptant aux différentes époques. Cependant, la morale reste bien souvent attachée à la notion d’absolu, le bien ne peut pas être un mal, et inversement. Cette forme d’équilibre se retrouve dans la culture traditionnelle chinoise avec les notions de Ying et de Yang, chacun renfermant une partie de l’autre à l’intérieur. Certes cette petite partie de mal au sein du bien ajoute évidemment une part de subtilité, de nuance, mais garde malgré tout l’identité absolue du bien et du mal. Ce caractère figé de la morale limite le champ des actions possibles, s’il est mauvais de ne pas respecter la loi, comment lutter contre celle-ci lorsqu’elle est injuste ? Nous voyons immédiatement le caractère réactionnaire de la morale – pour simplifier, nous écartons de notre propos l’histoire de la philosophie morale – parce qu’elle véhicule une stagnation de l’ordre établi. Dans Naruto, les bons sont les garants de l’ordre et de l’équilibre du monde, tandis que les méchants sont des terroristes avides de changement, poussés par une volonté destructrice de transformer le monde par la force. One Piece est bien différent. Les héros ou les « bons » sont des deux côtés de l’ordre et du chaos. Ainsi, les notions de liberté, de justice et de gentillesse sont bien plus mises en valeur, car elles ne sont pas une obligation, ou n’appartiennent pas à un camp, mais le résultat de l’action réfléchie et conscientisée des personnages. Ne pas respecter la loi est une prise de position forte qui n’est en aucun cas en opposition avec les actes de bonté ou d’héroïsme que peuvent accomplir nos personnages, le bon et le mauvais disparaissent au profit des actions concrètes et de leur finalité. La majorité des personnages bons s’affranchissent de la loi pour sortir d’un système oppressif mondialisé. Dans Naruto, les personnages sont les protecteurs d’un monde équilibré, le reflet macroscopique des combats intérieurs de chaque personnage. Les personnages sont les garants d’un ordre traditionnel, qui les dépasse. One Piece est un ensemble de confrontations politiques et d’ambitions diverses pour des intérêts bien différents en fonction des personnages : la liberté, la richesse, le pouvoir ou la justice. L’œuvre prend d’ailleurs en compte cette question morale, ainsi certains personnages sont confrontés aux contradictions de la dichotomie « bon » et « mauvais », pensant être du bon côté parce qu’ils sont du côté de l’ordre, alors qu’ils ne sont que des outils d’un gouvernement oppressif au pouvoir exclusif. L’équipage du chapeau de paille, héros de l’histoire, va d’ailleurs ouvertement déclarer la guerre à la marine (armée internationale), au gouvernement mondial, ainsi qu’au dragon céleste, ordre pluri-centenaire composé de dizaines d’anciennes familles royales. La distinction semble claire.

Aussi, la pensée progressiste passe nécessairement par l’émancipation des femmes. Sur ce point, Naruto est ouvertement réactionnaire et opposé au progressisme de One Piece. Dans Naruto, les personnages féminins sont systématiquement de seconde zone, moins puissants, moins intéressants, et bien souvent réduits à leur statut de femme et non d’individu. Le personnage de Sakura, qui pourtant fait partie des protagonistes, n’a que quelques moments d’éclat, avant de redevenir une femme qui attend sagement en retrait, malgré ses capacités guerrières. Il en est de même pour la totalité des personnages féminins qui disparaissent progressivement au fur et à mesure de l’histoire (déjà qu’elles n’étaient pas très présentes). L’amour est un sujet mais qui est associé aux femmes, qui sont fidèles, restent en retrait vis-à-vis de leurs sentiments, tandis que chez les hommes, il réveille en eux les pulsions destructrices ainsi que leur mauvais penchant. Par contre, dans One Piece, la plupart des personnages féminins sont régis par leur propre volonté, et affirment leur désir d’émancipation, ainsi que leur indépendance. Néanmoins, One Piece reste une œuvre japonaise qui doit être remise dans son contexte culturel. Les caractéristiques physiques de certains personnages féminins sont très sexualisées, parfois à outrance, mais cela est compensé par une diversité des physiques féminins, ainsi qu’une part surprenante de personnages transsexuels ; avec d’ailleurs des sous-textes étonnants, comme « l’île des trans » qui devient le refuge de l’armée révolutionnaire après la destruction de leur Quartier Générale. La résistance politique qui s’associe à la résistance culturelle et sociale, ou plutôt les révolutionnaires qui s’abritent chez les « parias ». Nous pourrions ainsi prendre l’exemple du personnage de Robin, qui, malgré son apparence fortement sexualisée, est diplômée d’histoire et d’archéologie, est hantée par un génocide dont elle est la seule rescapée, et a grandi dans la souffrance de la solitude. Son rêve est de déchiffrer et de comprendre le passé perdu de l’humanité, volé et censuré par le gouvernement mondial. Un personnage avec ses propres enjeux, sa propre évolution et qui dépasse largement ses caractéristiques féminines pour développer son identité. Comme si cela ne suffisait pas, elle est aussi l’un des membres les plus puissants de l’équipage du pirate au chapeau de paille. Il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres, et avec malgré tout des archétypes plus classiques, tels que la princesse naïve et incapable de se servir de ses mains ; et malgré tout, une plus grande puissance des personnages masculins, par rapport aux personnages féminins.
Les différences radicales s’accumulent. Naruto ne se veut pas aussi ouvertement politique que One Piece, pourtant il l’est tout autant, justement par son refus de la politique. Naruto s’inscrit dans une pensée asiatique traditionnelle d’ordre, d’équilibre, et de cycles. La vie forme des cercles qui reviennent toujours au même point d’équilibre. Naruto n’est donc pas un individu mu par ses conditions matérielles et sa volonté, mais il est régi malgré lui par l’ordre du monde et les lois de la réincarnation. Il est héritier de forces qui le dépassent et auxquelles il se soumet pour cohabiter avec elles. Ainsi, l’univers de Naruto a un aspect surprenant, étrange, tant il nous semble contemporain, mais dont l’histoire n’est qu’une répétition, qu’un cercle qui retourne, au fil des générations, toujours au même point, à la fois d’un point de vue existentiel, métaphysique ou politique. L’ordre ne doit pas être bousculé, ainsi l’histoire n’existe pas vraiment. Dans One Piece, l’histoire n’existe pas non plus, mais pour des raisons politiques. Le gouvernement mondial a détruit l’Histoire, il s’est emparé du passé pour le retirer au monde, car cette histoire semble remettre en question sa légitimité et son autorité, ce qui en fait donc un enjeu politique immense. Voici une proposition forte pour une œuvre de la culture populaire, les îles qui touchent de trop près à l’Histoire sont génocidées, les îles qui se soulèvent sont réduites en poussière, et les criminels sont combattus mollement, tant qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre, pour justifier l’existence oppressive de la marine et du gouvernement. Ainsi, la guerre qui semble opposer les pirates à la marine, n’est qu’une histoire parallèle, qui dépasse tous nos personnages face au véritable conflit entre le gouvernement mondial et le reste du monde, la marine n’étant que son bras armé et manipulé. En effet, qui contrôle l’histoire contrôle la vérité et la morale. La marine se présente ainsi comme l’incarnation de la morale, du bien, avec ses officiers aux uniformes floqués « JUSTICE », tandis qu’ils ne font qu’obéir aux ordres du gouvernement mondial, dirigé par un petit groupe que nul ne connait et sur lequel le peuple n’a aucun droit de regard. Le monde de One Piece confronte des individus, des communautés et des organisations les unes face aux autres pour des raisons toujours plus diverses et variées, très souvent politiques, dans le mouvement spontané de l’histoire. Dans Naruto, les méchants sont des terroristes qui s’opposent à l’ordre naturel du monde, dans One Piece, les méchants sont le gouvernement mondial qui oppresse les peuples et qui s’oppose à des êtres et à des organisations poussés par leur désir de liberté, et par le besoin de révolte.
Comme nous le disions, ces deux œuvres s’adressent avant tout à la jeunesse, ainsi nous sommes dans des codes proches des comics américains, avec des pouvoirs surnaturels, et une physique propre à cet univers. Dans Naruto, les personnages puisent dans leur énergie intérieure appelée « chakra » pour réaliser des techniques puissantes, toujours inspirées de la tradition d’Asie de l’Est. Dans One Piece, diverses techniques existent, utilisation d’arts martiaux, sabre, pistolet etc. mais ce qui nous intéresse ici pour dresser un parallèle avec Naruto sont les « fruits du démon ». Ces fruits sont une sorte de pacte : en échange de certains pouvoirs, l’individu perd sa capacité à nager ; ce qui est essentiel sur une planète remplie d’eau à 90%. Ces fruits du démon sont souvent associés à la volonté, à la détermination du personnage qui le mange. Ils ont un pouvoir immense qui dépasse le contrôle politique du gouvernement mondial par leur capacité de destruction ou de transformation du réel. Nous retrouvons dans les pouvoirs et l’action du manga, les considérations politiques de chaque auteur. Naruto dompte un démon enfermé en lui, une force de la nature qu’il parvient à apaiser et à maitriser, tandis que Luffy possède un fruit au pouvoir sans limite, dont l’éveil est appelé « Tambours de la Libération ». Ce fruit dont sont issus ses pouvoirs, est appelé le fruit de l’homme, hérité d’une prophétie de la libération. Il m’est impossible de ne pas voir de parallèle avec le discours de Walter Benjamin dans son ouvrage Sur le Concept d’Histoire. Benjamin y développe la pensée du matérialisme historique et dialectique dans une perspective unique. Un texte court mais très intense et riche, à la fois ancré dans la pensée marxiste, le contexte des années 1930 et la judéité de son auteur. En effet, il est essentiel de contextualiser la personne de Benjamin qui est un juif allemand immigré en France et particulièrement sensible aux questions de l’art de et de l’histoire qu’il relie dans une lecture marxiste. Ainsi, reprenons notre parallèle avec One Piece, Luffy, détenteur des « tambours de la libération » issus du fruit de l’homme, capable de plier la réalité avec son imagination comme seule limite, serait la réapparition d’une figure annoncée il y a 800 ans. Naruto est lui aussi l’héritier d’une prophétie, mais d’une certaine fatalité qui le dépasse, mais qui sera l’équilibre autoritaire du monde, tandis que Luffy est le grand libérateur des peuples, celui qui redistribue les cartes en détruisant l’ordre établi. L’écho me semble évident avec la pensée « messianique » de Walter Benjamin. Selon la tradition et les croyances juives, à la fin des temps, le messie viendra libérer le peuple juif et rétablir la paix sur Terre dans une union avec Dieu. Benjamin est un juif mais marxiste et athée, la figure divine ne l’intéresse pas, en revanche, la figure libératrice annoncée est une pensée très vivace au sein du marxisme. La libération viendra d’elle-même par la force des travailleurs et l’effondrement inévitable du capitalisme. Luffy serait l’incarnation de cette pensée historique du messie selon Benjamin, en faisant non pas le libérateur, mais la synthèse de cette libération, puisqu’il n’est pas la seule force d’opposition (nous l’avions dit avec les divers pirates, l’armée révolutionnaire et une partie de la marine dissidente). Luffy est l’incarnation du mouvement historique vers la libération des peuples, tandis que Naruto est l’incarnation d’une force supérieure inarrêtable et nécessaire pour la survie du monde. Ces perspectives ne sont pas anodines et confirment nos hypothèses. Naruto est un être bon, garant de l’équilibre « naturel » du monde, tandis que Luffy est un ambitieux, assoiffé de liberté, ne pouvant se résoudre à accepter l’injustice dont il est témoin au cours de son voyage. Il y aurait encore tant à dire concernant le racisme, l’exploitation des esclaves, les différents enjeux de pouvoirs, et j’en passe encore beaucoup… Une œuvre riche et populaire, qui doit garder son ampleur, car elle est un formidable inspirateur de révolte face à l’injustice du monde.
Arcture
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