Dans la préface à sa Contribution à la critique de l’économie politique, Marx explique qu’une révolution véritable, c’est-à-dire un processus historique de longue portée capable de conduire d’un mode de production à un autre, ne survient jamais que lorsque le développement des forces productives ne peut plus « tenir » à l’intérieur des rapports de production (en gros, aux rapports de classes) inhérents au mode de production existant jusqu’alors. Par ex., la révolution bourgeoise survient, historiquement parlant, quand les forces du marché aux mains de la bourgeoisie viennent de plus en plus se heurter durement aux rapports de production féodaux et finissent par les briser. Il n’y a d’ailleurs aucune fatalité à ce que la révolution (bourgeoise ou prolétarienne, notamment) ne triomphe puisque, Marx le signale ailleurs, il peut aussi arriver que la classe révolutionnaire soit incapable de révolutionner durablement la production, auquel cas la société est menacée d’implosion ou de décrépitude comme cela s’est maintes fois observé au cours de l’histoire.
On a souvent déduit de ces remarques de Marx que, soit le matérialisme historique marxiste était périmé par l’urgente nécessité actuelle de la transition écologique (au diable la révolution socialiste, vive la « décroissance » des forces productives!), soit que le marxisme réduisait au rang de diversion idéologique l’idée d’une transition écologique.
Il n’en est évidemment rien car, à l’encontre des préjugés antimarxistes si fréquents chez ceux qui n’ont jamais lu Engels et Marx, leur attention théorique (dialectique de la nature) et pratique pour la nature au sens large et pour l’environnement au sens étroit du mot, n’a jamais faibli. Le premier texte d’Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, montre que le capitalisme naissant ne se contentait pas d’exploiter férocement les ouvriers à l’usine mais qu’il dégradait de mille manière leur cadre de vie: l’eau qu’ils buvaient, l’air qu’ils respiraient, le sol où ils habitaient, la nourriture qu’ils mangeaient, etc. Et dans Le Capital, Marx remarquera avec sagacité que « le capitalisme n’engendre la richesse qu’en épuisant ses deux sources, la Terre et le travailleur« .

Pour autant, Marx n’est nullement un précurseur de la « décroissance » au sens où l’entendent certains penseurs contemporains. Non seulement parce que les marxistes, héritiers prolétariens des Lumières, se sont toujours prononcés pour l’essor maîtrisé des sciences et des techniques, mais parce qu’il est évident, surtout à notre époque, qu’on ne pourra pas satisfaire les besoins énormes de l’humanité – des milliards de gens manquent de tout! – et moins encore réparer une planète gravement dégradée par la politique du tout-profit capitaliste, sans un développement très important des sciences, notamment des sciences fondamentales (ne serait-ce que pour maîtriser un jour l’accès à une énergie bon marché et non polluante). On peut même dire qu’il faut un colossal développement de nos connaissances et de leurs applications bien conçues, non plus sous l’égide des monopoles capitalistes et des Etats impérialistes mais sous la houlette du prolétariat international et des peuples libérés en marche, pour réparer, reconstruire, refonder le rapport de l’homme à son environnement. Non pas en revenant à la lampe à huile, mais en faisant de l’homme, par une vaste négation de la négation portant sur l’aventure technique humaine et sur ce qu’elle eut d’aveuglément destructif, si l’on ose dire, le « fils » reconnaissant et protecteur de la nature et des écosystèmes qui lui ont jadis donné naissance (l’homme est un produit de l’évolution naturelle, c’est elle qui lui a permis d’entrer dans l’ère technique associée à l’historicité). Une nature qu’il a ensuite dominée « à la sauvage », notamment dans le cadre du marché capitaliste débridé, le capitalisme impérialiste plus tardif se caractérisant à la fois par l’ensauvagement de la société (la loi de la jungle dont témoigne à chaque page le roman noir américain…) et par le saccage environnemental inhérent à la course au profit maximal. En un mot, dès qu’ils sont conçus sur des bases de principe, souci écologique et marche au communisme sont comme les doigts de la main.
Cela étant dit, il faut comprendre ce que signifie en général le mot « forces productives » chez Marx, et plus encore dans les conditions d’aujourd’hui où la production capitaliste est dominée par une militarisation effrénée, liée à la course à la guerre impérialiste mondiale, et à une forme de gadgétisation des productions: on a en vue la création délibérée et permanente d’une masse de faux besoins inculquées par mille canaux aux couches supérieures des sociétés impérialistes dont le mode de consommation donne le la, hélas, à l’échelle mondiale (tous en S.U.V.?), en créant en permanence d’énormes et insatiables frustrations. Par force productive, on entend bien ce qui est susceptible, sinon de toujours satisfaire un besoin humain fondamental (pas seulement les besoins biologiques de base mais tout ce qui permet de s’insérer dans la société de son temps et d’en devenir acteur: par ex. à notre époque maîtriser sa langue maternelle écrite, manier des rudiments de mathématiques, etc.), du moins ce qui n’a pas pour but ou effet principal de dégrader ou de détruire la vie. Il n’est que de penser au « bougisme » effarant de la société contemporaine, à ce que l’on appelle par ex. l’obsolescence programmée des produits industriels (l’organisation industrielle du gaspillage visant à doper artificiellement les échanges pour favoriser indirectement la valorisation rapide du capital), pour saisir que, de plus en plus à notre époque, il ne suffira plus demain aux travailleurs de récupérer les moyens de production et de consommation tels qu’ils sont pour s’approprier le produit du travail et pour le soustraire à la rapacité du capitaliste. Cela reste en gros juste à cette remarque près que, à notre époque, celle du marketing, du merchandising, du packaging et du blingbling, bien des productions sont calibrées en amont de leur mise sur le marché par et pour la classe dominante et conformément aux exigences du suicidaire parasitisme économique qui caractérise les classes supérieures des sociétés dominantes. Pensons au fait que la production d’armes ou le commerce de drogue sont en haut de la liste des marchandises les plus rémunératrices, ou bien au fait que, dans les grands pays capitalistes, toute la production a longtemps tourné autour de l’automobile et des innombrables équipements dont elle a besoin alors que, par ex., tout a été fait pour saborder le chemin de fer, collectif, sûr et bien moins polluant. Il s’agit moins alors, dans le principe (et la brièveté de cet écrit ne permet pas d’aller plus loin) de détruire des productions (bien entendu il faut défendre les ouvriers de l’automobile… tout en réfléchissant avec eux, comme avec les chauffeurs routiers, sur la manière de reconvertir les productions), que de les réorienter fondamentalement. Pas seulement en aval des productions, mais en amont et sous le contrôle de l’Etat socialiste, de la planification démocratique, de l’intervention des salariés et des usagers dans l’orientation de l’outil productif et dans celui des grandes surfaces ou du commerce en ligne. Bien entendu, il faudra procéder sans précipitation absurde car il est évident que, par ex., supprimer des usines automobiles en France , au lieu de développer un « produire en France » éco-compatible et rationnellement protégé du libre-échange transatlantique du type CETA, serait une pure aberration qui amènerait non pas moins, mais plus de pollutions du fait de ce que sont aujourd’hui les (non-)normes environnementales et les archi-polluants « circuits longs » de l’actuel commerce planétaire (quand ces normes existent !).
Nous ne pouvons développer davantage mais la ligne de principe est claire: le socialisme-communisme de nouvelle génération implique un nouveau mode de croissance et de nouveaux modes de consommations qualitativement différents. Alors ministre cubain de l’Industrie, Ernesto « Che » Guevara avait développé par ex. la réflexion sur des « stimulants matériels et moraux » de la production socialiste destinés à préparer le communisme et le mode de vie et de pensée solidaire qui le caractérise. Dans le cadre d’une gestion progressiste de la production et de la consommation, non plus dirigées par le tout-marché mais par le débat citoyen (y compris sur le lieu de travail), le Che proposait par ex. que les travailleurs ou équipe ayant les meilleurs résultats qualitatifs et quantitatifs dans le cadre du plan fussent récompensés principalement par des équipements de nature collective à l’échelle de l’usine ou du quartier, par ex. par la construction par l’Etat socialiste d’un stade ou d’un cinéma de quartier. Cela pour développer l’initiative, voire l’esprit d’entreprise solidaire (il faut que les ouvriers de la production socialiste cessent de se penser comme des salariés dépendants, fût-ce d’un directeur d’usine socialiste, et qu’ils apprennent à se considérer comme des « producteurs associés » de la grande entreprise communiste (Marx), ou comme des « coopérateurs civilisés » (Lénine). Et cela signifie aussi changer peu à peu la structure de la consommation, et avec elle, aider les hommes à surmonter la mentalité individualiste étriquée et irresponsable que des millénaires d’exploitation des hommes et de saccage de la nature ont généré dans nos comportements, le plus souvent de manière inconsciente.
En résumé, « libérer les forces productives » à notre époque ne signifiera pas produire cent fois plus les mêmes choses, bien souvent aliénantes ou destructives, mais produire mieux et autrement d’autres choses, au premier rang desquelles cette société où « le développement de chacun est la base du développement de tous » (Manifeste du Parti communiste): il n’y a là aucune « utopie » car, qui ne comprend, à notre époque où l’exterminisme constitue une dimension centrale de la société capitaliste-impérialiste, que l’humanité ne s’en sortira pas à moins ?
Georges Gastaud
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