Tardes de Soledad (critique)

par | Avr 29, 2025 | Contre-culture | 0 commentaires

“«Un film sur la solitude», commence-t-il comme pour conclure, avant qu’on lui pose la première question” (1). Récemment, le cinéaste espagnol Albert Serra s’est essayé au documentaire avec Tardes de Soledad (2025) (en français : Un après-midi de solitude), centré autour des métiers d’Andrés Roca Rey, torero, matador et novillero. Par ailleurs, il avait déjà comparé, bien avant avoir pensé à la conception du film, en 2016, son cinéma à la corrida (2). L’occasion (objective) de remettre sur la table un sujet clivant en Espagne et en France, la corrida, ou “l’art” de torturer à mort un taureau, et de questionner son aspect politique et l’évolution artistique du cinéaste.

Petite histoire de la corrida au cinéma

La tauromachie (le fait de se battre contre un taureau) remonte à l’ère magdalénienne et traverse diverses contrées européennes jusqu’à prendre sa forme “moderne” (celle qu’on connaît aujourd’hui) au XVIIIème siècle. Elle devient, par la suite, une tradition tout autant artistique que littéraire. Ainsi, dès 1895, les premiers films de l’histoire officielle du cinéma comportent des extraits de corrida, caractérisant ainsi l’Espagne et le sud de la France comme les lieux emblématiques de la pratique, quand bien même elle est également, colonisation oblige, très populaire dans les pays d’Amérique latine. Et à l’instar de tout cinéma national le cinéma espagnol s’est appuyé, afin d’affirmer son indépendance artistique, sur ses propres pratiques culturelles nationales, en l’occurrence la corrida. C’était l’ancien maire de Madrid anti-franquiste Tierno Galván qui écrivait dans Los toros, acontecimiento nacional (1988) (en français : Les taureaux, événement national) : « Les toros sont l’événement qui a le plus éduqué socialement, et même politiquement le peuple espagnol” (3). Pour Albert Serra également, les toros “représentent la quintessence de l’Espagne, toute sa mystique, son esthétique, son caractère” (4). En effet, républicains comme franquistes se sont montrés indifférents par rapport à ce qui rassemble encore énormément de gens encore aujourd’hui. Depuis, les mentalités ont évolué, faisant grimper dans les sondages la désapprobation des espagnols, mais aussi des français et des portugais (où la tauromachie est toujours pratiquée) envers la corrida (5,6).

Pourtant, si la quantité est là, la qualité des films qui parlent de corrida laisse à désirer, comme on peut le lire sur la page Wikipédia (sourcée) de la corrida :

“[…] à l’exception des documentaires, la quasi-totalité des films portant sur la corrida sont considérés comme étant d’intérêt faible, sauf quelques œuvres qui méritent d’être citées pour leurs qualités ou parce qu’on peut les considérer comme des curiosités (La Femme et le Pantin) ou Les clameurs se sont tués tourné en 1956 qui reçut un oscar qu’en 1975 au titre de la meilleure histoire originale.” (7)

Et par “intérêt faible”, il n’est pas ici sous-entendu que cela est dû au manque de critique politique de la corrida par les films qui traitent du sujet. Car c’est seulement à partir des années 2000 que des films qui sont par exemple anti-corrida comme Juste pour le plaisir (2000, Thierry Hély) ou Alinéa 3 (2004, Jérôme Lescure) vont voir le jour, prenant ouvertement un parti-pris militant – deux films qui, soit dit en passant, ont selon nous un intérêt artistique extrêmement faible.

Effectivement, avant le XXIème siècle les questions portant sur l’interdiction ou non de la corrida, qui semblent prioritaire de nos jours, n’étaient pas du tout populaires parmi les masses ; tout le monde l’approuvait mécaniquement, elle qui séduisait des plus grands cinéastes (Orson Welles), en passant par les plus grands poètes (De Lorca), les plus grands chanteurs (Jean Ferrat) et les plus grands peintres (Goya). Et il est d’autant plus important de noter cela que ces questions ne sont pas non plus, par ailleurs, ni la préoccupation ni le sujet du film d’Albert Serra qui affirme que Tardes de Soledad “n’est pas au service d’une cause ou de quoi que ce soit [mais] au service du cinéma” (8), et qu’il se situe “au-delà de la polémique” (9). Et d’ajouter : “je ne voulais pas défendre la corrida, mais faire une grande œuvre de cinéma” (10).

En refusant pour ainsi dire de se positionner politiquement, et en montrant tel quel ce qu’est une corrida (dans son entièreté spatiale et temporelle, si on met le public à part), Albert Serra se place bien “au-delà de la polémique” en ce que les pro-corrida et les anti-corrida seront tout autant confortés dans leurs idées. Je me souviens qu’après une projection à Toulouse, un jeune matador en formation était venu nous voir mes amis et moi, alors que nous discutions du film devant le cinéma. Il voulait connaître notre avis sur le film tout en nous faisant remarquer que dedans “il y avait tout” sur la corrida. Dans le même ordre d’idée, comme pour nous rassurer, juste avant la projection du film le directeur du cinéma nous avait précisé à nous comme à tous les spectateurs de la séance que les associations anti-corrida avaient apprécié le film. Cette réconciliation inattendue est bien la preuve qu’Albert Serra a plutôt réussi son coup.

Polémique principale contre polémique secondaire

En fait, le sujet est souvent mal traité, caricaturé ; si le taureau souffre atrocement, ce qui a été prouvé scientifiquement à de nombreuses reprises (11, 12), cette souffrance s’inscrit plus largement dans celle de la souffrance animale totalement banalisée. Sauf qu’aujourd’hui, cette dernière regroupe moins la souffrance des taureaux que celles de l’élevage intensif, des poulets bourrés d’antibiotiques élevés en batterie qui picotent leur propre merde et deviennent fous à force de tourner en rond dans la chaleur suffocante des abatoirs. Ce que je veux dire par là, c’est que le sujet est beaucoup moins vernaculaire qu’il n’y paraît, et que si on veut combattre la souffrance animale, non seulement il faut attaquer sa racine (la recherche capitaliste mondialisée du tout profit), qui est la souffrance humaine des classes opprimées, mais également comprendre là où elle est la plus marquée, c’est-à-dire dans le quotidien du prolétaire et du salarié, au supermarché lorsque le prix de la viande étant de plus en plus exorbitant, la plupart se rabattent par manque d’argent sur du porc rose bonbon ou de la viande hachée qui contient plus d’eau, de boyaux et de gras que de goût et des valeurs nutritives positives.

Par ailleurs, si Marx dit que le Capital épuise ses deux seules sources de richesse que sont la Terre et le travailleur, il faut préciser que “la Terre” contient tout ce qu’il y a de vivant et de non-vivant en elle, dont les animaux ! La distinction Terre/travailleur étant surtout faite pour rendre compte d’une critique politico-économique et humaniste du capitalisme, que les anti-spécistes bas-de-plafond (encore un pléonasme) et relativistes refusent en plaçant l’Homme et l’animal à la même hauteur.

Il faut aussi analyser l’aspect politique de la corrida qui, nous l’avons dit, est encore populaire, et l’était déjà quand l’Espagne était dirigée par les Républicains. En Espagne comme en France, l’interdire par le haut et à l’heure actuelle (depuis l’Elysée de Macron, donc), et non par le bas (via un référendum populaire par exemple), reviendrait ainsi à accélérer la haine croissante des régions envers la République, donc le régionalisme et pour finir la balkanisation de la France tant fantasmée par l’Union Européenne et la bourgeoisie occidentale transnationale et anti-nationale (à l’heure de l’impérialisme, c’est un pléonasme que de dire ça) (13). Ce n’est pas un sophisme de type pente savonneuse ou “qui vole un oeuf vole un boeuf” : car nous avançons que cette interdiction par le haut et à l’heure actuelle s’inscrit dans l’excitation, la provocation de la défense identitaire et non progressiste des cultures régionales qui est un ensemble comprenant divers éléments, dont la corrida (14). Deux pôles antagoniques (100% anti, 100% pour) qui se renvoient métaphysiquement la balle et qui participent réellement de concert à l’euro-dissolution de la nation, qui devrait être la question prioritaire aujourd’hui pour les partis dits progressistes, comme elle l’est effectivement pour le MEDEF et son “besoin d’air(e)” (15,16) !

Tout ça pour dire, par conséquent, qu’Albert Serra se préoccupe des autres aspects de la corrida. Pour ce faire, il a mis en place (attention, je vais utiliser un mot très contemporain) un dispositif particulier : pendant 1 an et demi, il a tourné à trois caméras (ce qu’il fait à chaque film), sans jamais – ou très rarement – adresser la parole à son personnage principal, ni filmer le public (le public de cinéma se transformant en public de corrida (17) ) ou des femmes, en se restreignant à trois espaces différents (l’arène, la voiture et l’hôtel) et en équipant de micros la cuadrilla et Andrés Roca Rey, seules sources sonores du film (“quasi uniquement” (18) ). Ainsi, – beaucoup de critiques l’ont rappelé – il est toujours aussi utile de souligner que le son joue un rôle majeur chez Serra, alors qu’il est dédaigné chez d’autres cinéastes ou encore chez d’autres critiques de cinéma idéalistes (soit 99% des critiques), qui vouent un culte chamanique à “l’image” et ratiocinent sans arrêt pour le plaisir du texte sur ses modes d’être. Sans non plus vouloir placer le son sur un pied d’estale, Serra suit en réalité le principe de Godard de non hiérarchisation dramatique entre les éléments formels du film. A la base, décors, son, lumière, etc, tout est au même niveau, et tout également peut être en “non-adéquation” (19) : la liberté créatrice est très grande. Ce qui est déterminant avec Tardes de Soledad, c’est que grâce au dispositif sonore on entend les remarques virilistes de la cuadrilla, les insultes de Roca Rey à destination du taureau, on comprend la faiblesse intellectuelle des intéractions entre lui et son équipe. Ils sont réduits à de simples exécutants d’une force qui semble au-delà de leur conscience, aux préparatifs et à la formalisation d’un rite hors du temps. Le regard infernal et pénétrant de Roca Rey nous transperce en permanence, tandis que la cuadrilla qui virevolte autour de lui cherche à le galvaniser en le décorant de compliments. De nombreux critiques y ont vu là une manière pour Serra de briser le mythe du “respect pour le taureau” tant vanté par les aficionados ; une réflexion cohérente si on en juge par la démarche “iconoclaste”, “moqueuse” (20) et “profanatrice” revendiquée déjà pour Pacifiction (2022) par le cinéaste : “je fais des films pour me moquer du monde” (21). Chose que Serra n’aurait pas pu faire il y a “3 ou 4 ans”, à cause des émetteurs des micros qui ne pouvaient pas fonctionner aussi longtemps qu’aujourd’hui (on a maintenant des batteries de 6h !) (22). Notons également que cette proximité contraste fortement avec l’habituelle perception de la corrida, filmée en plans d’ensemble ou de semi-ensemble (comme si nous nous trouvions dans les gradins), et non, comme ici, en plans serrés, frontaux, intimes. Ce qui n’est pas sans rappeler le célèbre conseil du photographe réaliste et sympathisant communiste Robert Capa : “Si ta photo n’est pas assez bonne, tu n’es pas assez près” (23). Serra se rapproche de Roca Rey et du taureau pour voir au plus près ses mimiques, pour entendre son souffle et ses interjections, dans le but de découper ces deux corps pour mieux les assembler. De cette façon, on a tendance à penser que l’homme devient de plus en plus animal, et l’animal de plus en plus homme (il devient presque “sujet” en regardant la caméra dès le premier plan du film (24) ), sans pour autant sombrer dans le relativisme, car il se trouve que nous restons beaucoup plus longtemps avec Roca Rey, respectant alors le voeu “humaniste” du réalisateur (l’homme est “le centre” et le taureau “sa périphérie” dit-il (25) ).

Cinéma d’auteur contemporain et art vidéo

Pour toutes ces raisons, certains seraient tentés de faire un parallèle avec le cinéma d’Albert Serra et de ses confrères contemporains (Wang Bing, Zhao Liang, Ulrich Seidl, Miguel Gomes, Pierre Creton, Virgil Vernier, Gianfranco Rosi, Michelangelo Frammartino, Tsaï Ming-Liang, Lav Diaz, Mati Diop, etc.) avec l’art vidéo. En effet, nombre d’entre eux, Serra compris, ont déjà été exposés dans des musées et s’inspirent des formes de l’art vidéo, notamment si on parle de la durée, du découpage (les plans sont de plus en plus longs car on peut tourner plus longtemps, donc il y a moins de plans, et l’unité de temps s’est déplacée du plan aux scènes (26) ) et de l’aspect “documentaire” (27) des films dû en particulier à l’arrivée du numérique, qui donne à tout un chacun l’opportunité d’enregistrer sa vie (ce qui, culturellement, signifie moins “mettre en scène” et faire plus “documentaire”). C’est pourquoi il arrive de plus en plus que des cinéastes contemporains comme Albert Serra ne viennent pas d’école ou de fac de cinéma (Serra a fait des études de lettres) et se retrouvent à faire des films un peu par hasard.

A l’origine, l’art vidéo s’est construit contre la télévision dans les années 1960 (28), tout comme le documentaire contemporain, grâce notamment à l’arrivée sur le marché de la caméra portable Sony Portapak (Nam June Paik, Bill Viola, Wolf Vostell, Bruce Nauman, Alfredo Jaar, etc.), ce qui explique la proximité qu’entretient un certain cinéma d’auteur contemporain à la fois avec le documentaire, et à la fois avec l’art vidéo (29). Les années 1990 voient la convergence entre art vidéo et cinéma prendre de plus en plus forme ; la critique d’art Erika Balsom écrit :

“Dans une sorte de changement de paradigme, depuis 1990, on a vu l’émergence notable d’images en mouvement sous le signe du cinéma. Si l’art vidéo s’était aligné pendant des décennies sur d’autres médias tels que la sculpture, la performance, ou même l’impulsion démocratique de la télévision dans un effort pour se démarquer du cinéma, depuis 1990 on assiste au développement marqué de tropes et de conventions cinématographiques comme la mise en scène, le montage, le spectacle, le récit, l’illusionnisme, et la projection.” (30)

Pour ce qui est du côté théorique de l’art vidéo, on est dans l’idéalisme total, comme en témoignent les trois petits livres d’Art Press (Les grands entretiens : L’art vidéo) que nous n’analyserons pas ici. En pratique, on est dans la forme artistique pas loin d’un cinéma d’auteur contemporain, bien que les films d’art vidéo ne dépendent pas du même circuit de production que les films de cinéma. L’art vidéo en tant qu’art peu rentable (quand on est pas un artiste déjà connu) peut plus facilement être autofinancé, ou alors un peu par des mécènes ou des musées tout ce qu’il y a de plus commun, contrairement aux boîtes de productions de cinéma de qui dépendent forcément les cinéastes. De plus, l’art vidéo est diffusé dans les musées et non pas dans les salles de cinéma (31) ; il va donc moins se soucier des codes narratifs que de questions esthétiques (32), flirtant constamment avec le cinéma expérimental (Man Ray, Godfrey Reggio, Laszlo Moholy-Nagy, etc.) (33), lui permettant d’expérimenter les nouvelles formes liées aux nouvelles technologies (IA, réseaux sociaux, etc.) (34) et au numérique dont Serra parle beaucoup dans ses entrevues comme un moyen nécessaire pour faire son cinéma (35). Enfin, il faut toujours analyser ces genres à la lumière du matérialisme historique, qui ne fixe pas éternellement leur définition. Par exemple, Dahomey de Mati Diop a été projeté et dans des musées, et dans les salles obscures (36), quand à côté de ça des musées comme le MAC de Marseille s’équipent de salles de cinéma dernier cri. Dans ce cas, quels facteurs sont principalement déterminants pour catégoriser un film ? Le style ? La production ? La distribution ? Tout à la fois, avec encore d’autres choses ? La question reste ouverte.

Pour Tardes de Soledad, Albert Serra refuse pourtant cette association avec le film d’art vidéo en prenant l’exemple du documentaire sur Zidane de Douglas Gordon et Philippe Parreno, Zidane, un portrait du XXIe siècle (2006). Il explique :

“Je ne voulais pas tomber dans cet espèce de côté [du film sur Zidane], je ne dirais pas spéculatif, mais un peu snob, d’une certaine façon. Je tenais à conserver une certaine humanité. Un mélange d’humanité et de conceptuel, comme dans tous mes films. Je trouve ça plus beau et moins bourgeois.” (37)

Même si Serra a déjà fait des films de commande pour des musées comme Le Seigneur a fait pour moi des merveilles (2006) ou Singularity (2015), il soutient qu’avec son dernier film il a voulu renouer avec une “poésie populaire” “presque totalement perdue aujourd’hui”, à “retrouver dans la réalité”, ce qui n’est pas le cas des films faits “avec en tête l’idée de [les] montrer dans un musée”, comme Zidane (38).

La poésie populaire espagnole chez Albert Serra

Il faut apparenter la recherche de la “poésie populaire” chez Serra à ce qui lui a donné envie de faire du cinéma : la captation de l’intersubjectivité objective, ou de l’expérience phénoménologique collective de la contradiction en général. Il en parle dans une entrevue donnée à la cinémathèque, où il décrit comment la fête populaire de son village d’enfance, qui a lieu tous les ans, développe à chaque fois une particularité qui la différencie des autres fois, remarquée par tous (39). En effet, le mouvement contradictoire du réel est régi par les lois de la dialectique : le réel est en mouvement parce qu’il se nie lui-même en partie pour produire quelque chose de nouveau tout en se conservant dans son essence, sans quoi il n’y aurait pas mouvement mais pure et simple substitution de quelque chose à autre chose. C’est cette contradiction dialectique qu’on retrouve dans le cas de la corrida, puisqu’on parle du même spectacle réglementé répété en boucle ; mais chaque taureau, chaque passe, chaque pique sont différents par rapport aux autres, et tout le public le ressent. C’est en cela que le sentiment est “populaire”. Le public observe l’atmosphère changer et les différentes teintes s’entrechoquer, “se mélanger [de manière] presque impossible” (autrement dit, être en contradiction “dialectique”) pour reprendre les mots d’Albert Serra, en particulier “le grotesque et le populaire” (qui provient de la saleté, du sang, des insultes et des remarques virilistes homo-érotiques de la cuadrilla et des aficionados) et le “sophistiqué” et le “raffiné” (40) (qu’on trouve dans l’admiration de Roca Rey, au visage par ailleurs aussi lisse qu’une icône religieuse, pour la Vierge, et son costume de matador). Deux atmosphères déjà en contradiction dans Pacification ou La Mort de Louis XIV (2016) (41), qui seraient en réalité, pour Albert Serra, “la traduction implicite, plus ou moins éloignée, gratuite, artificielle, de cette tension intérieure [qu’il] éprouve lors de la conception [de tous ses] films” (42). Alors c’est cela, c’est la métamorphose psychologique qui l’intéresse, le ressenti intersubjectif plutôt que la transformation matérielle des choses, qu’il préfère ériger en symboles quasi fixes dans le temps : le costume du torero qui reste inchangé, les mêmes déplacements, le même taureau noir qui meurt, les mêmes plans qui se répètent, la même lumière, le même étalonnage, etc. En effet, Serra insiste sur l’intérêt qu’il porte justement à l’aspect “baroque” et “plastique” (43), qui confère pour lui “un côté hypnotique aux images” (44) (quoi de mieux pour parler de l’état conjoint d’hypnose dans lequel le taureau et le torero sont tous deux !), qu’il définit comme “artificiel” (“il y a de l’artifice partout” dit-il) (45), et “très important” déjà dans ses films précédents.

Artifice de l’esthète ou du critique politique ?

Le côté artificiel est effectivement déjà présent dans La Mort de Louis XIV, Pacifiction ou Histoire de ma mort (2013) ; les personnages des films de Serra parlent souvent de personnes ou de pratiques anachroniques (Roca Rey) ou historiquement dépassés, se recoupant parmi l’aristocratie décadente à tous les niveaux (le costume de matador rappelle les tenues aristocrates) ou les hommes de pouvoir (Magimel), esseulés, livrés à eux-même pour jouer une dernière bataille historique, qu’ils mènent de façon grotesque bien qu’humaine (le corps en décomposition de Louis XIV). On le lit dans Les Inrocks, “la solitude est l’un des grands thèmes des derniers films d’Albert Serra” (46). Peut-être est-ce pour lui un refuge face à la “société de consommation” qu’il dénonce, et au fait que pour lui les villes comme Londres ressemblent aujourd’hui à “des aéroports” remplis de “boutiques de luxe” : “ma théorie c’est que le futur du monde, ce sera une grande colonie” (47), explique-t-il, en ajoutant qu’il “n’aime pas le monde contemporain” (48).

De la manière, il chercherait à parler de l’artifice de la société capitaliste contemporaine, où l’authenticité de l’image a pris une place très importante dans le débat public et dans la propagande bourgeoise :

“Aujourd’hui, tout est communication, tout le monde est en train de créer une image de soi-même, mais dans la corrida il faut passer à l’acte. Ça ne suffit pas la communication, ça ne suffit pas de projeter une image de soi-même pour s’en sortir, et je pense que c’est une belle métaphore du monde contemporain. La guerre, c’est aussi la vie et la mort par exemple. Ça ne sert à rien de se contenter de faire de beaux discours alors qu’il y a des gens qui sont en train de mourir réellement. En Russie et en Ukraine, on dit qu’il y a déjà 300 ou 400 000 morts de chaque côté, c’est pas une blague, c’est réel. N’importe quel idiot dirigeant de l’Union Européenne peut faire n’importe quel discours mais au final pour gagner la guerre il faut aller la faire. Il n’y a pas d’autre solution. La corrida nous rappelle qu’il y a des moments où il faut passer à l’acte, des moments où il n’y a pas toujours de raccourci.” (49)

La corrida est pour lui un moyen de répondre aux “idiots dirigeants de l’Union Européenne” qui parlent beaucoup mais ne font rien eux-mêmes : aux libéraux qui disent que “Trump [et Poutine] sont de mauvaises personnes” alors que “c’est plus compliqué que ça” (50) sous-entendu que ce genre de phrase toute faite ne sert qu’à adopter une posture bien-pensante et non réfléchie ; il leur oppose ainsi leur contraire antagonique et mythique qu’est le guerrier noble et solitaire qui affronte la bête à lui tout seul, le héros légendaire viril et traditionnel. Car pour Serra, le “message de la corrida” dit – presque en nietzschéen (51) – que “la vie n’a aucune valeur à moins que tu l’utilises pour faire quelque chose de grand. La vie, en soi, c’est rien, il faut l’agiter, il faut la mépriser, il faut l’utiliser pour faire quelque chose. L’auto-préservation ça ne vaut rien.” (52)

Maintenant que le jugement de fait est posé, passons au jugement de valeur.

Albert Serra n’a pas réalisé ce film pour parler de la guerre et de la lâcheté des dirigeants européens, mais il tisse le fil tout seul entre son film et cette dernière, déclarant que “la corrida est comme une petite métaphore de la guerre et du cinéma” (53). Il semble admirer la ferveur de Roca Rey, qui risque sa vie pour sa passion qu’est le fait de toréer et assume tout ce qu’il pense (même s’il ne parle pas beaucoup). Or le mythe qu’il convoque n’est qu’un mythe, et surtout il est viriliste, cruel et fanatique (Roca Rey est complètement amoureux de la Vierge). Pas de quoi être très rassurant. On a l’impression alors que, plus que l’aspect politique, c’est l’aspect esthétique qui retient son attention dans sa remarque sur la guerre en Ukraine. Un “art pour l’art” (remarqué) typique des approches artistiques postmodernes contemporaines de l’art vidéo notamment, qu’on pourrait cependant difficilement réduire à la personne contradictoire qu’est Albert Serra, qui prépare en ce moment “une fiction sur l’éternelle rivalité entre la Russie et les États-Unis”, et qui “se passe au début de la guerre en Ukraine en 2022, même si ce n’est pas le sujet principal” (54). Ce sera peut-être la première fois dans la carrière du cinéaste qu’il prendra autant son sujet au sérieux, alors qu’il dit détester “travailler”, qu’il se “fiche du spectateur”, qu’il préfère faire des films uniquement pour s’amuser et qu’il méprise les méthodes de travail et les artistes académiques (ses acteurs, qui sont souvent non-professionnels ne lisent pas le scénario de ses films, il ne sait pas trop lui-même où il va en tournage, il participe activement au montage, il tourne à trois caméras avec des amis, il ne retourne jamais deux fois une scène, il impose trois règles bien à lui sur le plateau, “ne jamais répondre au réalisateur qui parle aux acteurs durant les prises, ne jamais arrêter de jouer, ne jamais regarder le réalisateur”, etc.) (55).

Lui qui affirmait en 2022 : “mes derniers films sont très ambigus au niveau politique, idéologique et au niveau du portrait du monde contemporain. Parce que, en fait, j’ai rien à dire d’un point de vue personnel mais j’ai quelque chose à dire avec des images, en cinéma, avec l’interposition des acteurs qui sont les porte-parole de ce que théoriquement je vais dire […] Mes images nagent dans des eaux troubles, avec une absence totale de préjugés à tous les niveaux » (56) va devoir se pencher sur un tout autre type d’arène, contenant infiniment plus de danger.

Maxime-JRCF

1 https://www.liberation.fr/culture/cinema/albert-serra-la-corrida-est-un-espace-de-dechainement-de-la-fatalite-20250325_P42LCLGU65G4TPZZ5BIS4WGLSE/

2 Villain, D. (2016). Albert Serra L’imprévisible. Faire des films : Entretiens (p. 349-368). Presses universitaires de Vincennes. https://shs.cairn.info/faire-des-films–9782842925352-page-349?lang=fr.

3 Traduction française de Jacques Durand (https://nyctalopetfurtif.blogspot.com/2014/01/corrida-et-fascisme.html) : “Los toros son el acontecimiento que más ha educado social, e incluso políticamente, al pueblo español”.

4 https://www.centrepompidou.fr/media/imp/M5050/CPV/9a/3d/M5050-CPV-0d198802-9332-40c0-9a3d-651996619b8c.pdf?utm

5 https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/15152-corrida-chute-de-la-frequentation-confirmee-en-espagne/

6 https://savoir-animal.fr/initiative-legislative-populaire-espagne-abroger-loi-constitutionnelle-protegeant-tauromachie/

7 https://fr.wikipedia.org/wiki/Corrida#Cin%C3%A9ma

8 https://www.la-coursive.com/cinema/tardes-de-soledad/

9 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-regard-culturel/le-regard-culturel-chronique-du-mercredi-26-mars-2025-2699434

10 https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/03/26/albert-serra-realisateur-de-tardes-de-soledad-je-ne-voulais-pas-defendre-la-corrida-mais-faire-une-grande-uvre-de-cinema_6586296_3246.html

11 [En anglais] https://www.animal-ethics.org/bullfighting/

12 https://flac-anticorrida.org/taureau-seulement-un-bovin/

13 https://www.initiative-communiste.fr/articles/prcf/corrida-chasse-et-quinoa-au-lieu-de-foncer-sur-les-chiffons-rouges-des-divisions-societales-relevons-les-drapeaux-rouge-et-tricolore-des-salaires-de-la-justice-sociale-de-la-r/

14 https://www.initiative-communiste.fr/articles/autonomie-de-la-corse-de-la-bretagne-de-lalsace-de-la-catalogne-nord-ou-de-la-mise-a-mort-programmee-de-la-republique-francaise-une-et-indivisible/

15 https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/reforme-territoriale-se-mobiliser-pour-une-fonction-publique-qui-reponde-aux-besoins-appel-intersyndical/

16 Voir le livre du MEDEF sous la direction de Laurence Parisot, “Besoin d’air”. A https://graspe.eu/document/besoindaire.pdf

17 https://www.transfuge.fr/2025/03/23/la-corrida-est-paradoxale-entretien-avec-albert-serra/

18 https://www.critikat.com/panorama/entretien/albert-serra-tardes-de-soledad-est-un-huis-clos-conceptuel/

19 https://revue24images.com/les-entrevues/entretien-albert-serra/?utm

20 https://www.lesinrocks.com/cinema/albert-serra-il-y-a-une-seule-loi-sur-mes-tournages-on-ne-coupe-jamais-505963-07-11-2022/

21 Ibid.

22 https://www.quetalparis.com/rencontre-avec-le-realisateur-albert-serra/

23 https://www.visapourlimage.com/festival/expositions/trop-pres-photographies-1970-2004#:~:text=La%20c%C3%A9l%C3%A8bre%20citation%20de%20Robert,physique%20mais%20de%20proximit%C3%A9%20psychologique.

24 https://lepolyester.com/entretien-avec-albert-serra-tardes-de-soledad/

25 https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/tardes-de-soledad/

26 Selon Albert Serra. “Rencontre avec Albert Serra”. Chaîne : @lacinemathequedetoulouse. A https://www.youtube.com/watch?v=jKV5eaD3vEE

27 Dont nous avons déjà parlé dans cet article : https://jrcf.fr/2024/05/13/politiques-du-reportage-et-du-documentaire-le-cas-de-brussels-business/

28 “Une petite histoire de l’art vidéo”. Chaîne : @GrandPalaisRmn. A https://www.youtube.com/watch?v=ygxcsUiuSg4

29 Voir Nouel, T.(2011). Nos corps caméras Ou les pulsations de mon cœur. La Revue Documentaires, 24(1), 123-147. https://doi.org/10.3917/docu.024.0123.

30 Erika Balsom, Exhibiting Cinema in Contemporary Art, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013, p. 12.

31 Mickaël Pierson, « Le cinéma dans les pratiques artistiques contemporaines : reproduire la salle obscure dans l’exposition », Marges [En ligne], 31 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/marges/2283 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.2283

32 “Selon le critique d’art Michel Nuridsany, « la vidéo n’est ni narrative, ni documentaire. Elle évite le temps… C’est un art du fragment… Et ce n’est pas du cinéma ! ».” A https://www.lepoint.fr/editos-du-point/pauline-simons/l-art-video-c-est-pas-du-cinema-28-01-2014-1785307_1963.php#11

33 Ce que René Prédal explique dans son livre “Le cinéma à l’heure des petites caméras”.

34 [En anglais] “The Case for Video Art”. Chaîne : @theartassignment. A https://www.youtube.com/watch?v=YcXpAHVAxwY

35 Livret du DVD Honor de cavalleria, p. 8 éd. Capricci, 2010

36 https://www.musee-mccord-stewart.ca/fr/activite/projection-discussion-documentaire-dahomey-mati-diop/

37 https://lepolyester.com/entretien-avec-albert-serra-tardes-de-soledad/ Op. Cité.

38 https://lequotidien.lu/culture/luxfilmfest-albert-serra-la-corrida-est-comme-une-petite-metaphore-de-la-guerre-et-du-cinema/

39 https://www.youtube.com/watch?v=jKV5eaD3vEE Op. Cité.

40 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/le-realisateur-albert-serra-a-filme-la-solitude-du-torero-8204499

41 https://lequotidien.lu/culture/luxfilmfest-albert-serra-la-corrida-est-comme-une-petite-metaphore-de-la-guerre-et-du-cinema/ Op. Cité.

42 Villain, D. (2016). Op. Cité.

43 https://www.critikat.com/panorama/entretien/albert-serra-tardes-de-soledad-est-un-huis-clos-conceptuel/ Op. Cité.

44 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/le-realisateur-albert-serra-a-filme-la-solitude-du-torero-8204499 Op. Cité.

45 https://lepolyester.com/entretien-avec-albert-serra-tardes-de-soledad/ Op. Cité.

46 https://www.lesinrocks.com/cinema/tardes-de-soledad-le-mythe-du-torero-revisite-par-albert-serra-653327-22-03-2025/

47 “Pacifiction | Entretien avec Albert Serra | UniversCiné”. Chaîne : @Universcine. A https://www.youtube.com/watch?v=xx6z_IpjrnQ

48 (2009). Cinéma. Études, Tome 410(2), 252-260. https://doi-org.gorgone.univ-toulouse.fr/10.3917/etu.102.0252.

49 https://lepolyester.com/entretien-avec-albert-serra-tardes-de-soledad/ Op. Cité.

50 [En anglais]. A https://x.com/DEADLINE/status/1758090518720811307

51 Quel paradoxe pour l’homme qui devint fou après la vue du “cheval de Turin”.

52 https://lepolyester.com/entretien-avec-albert-serra-tardes-de-soledad/ Op. Cité.

53 https://lequotidien.lu/culture/luxfilmfest-albert-serra-la-corrida-est-comme-une-petite-metaphore-de-la-guerre-et-du-cinema/ Op. Cité.

54 https://www.critikat.com/panorama/entretien/albert-serra-tardes-de-soledad-est-un-huis-clos-conceptuel/ Op. Cité.

55 https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/serra/serra.htm#:~:text=Albert%20Serra%20a%20trois%20r%C3%A8gles,ne%20jamais%20regarder%20le%20r%C3%A9alisateur.

56 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/albert-serra-est-l-invite-d-affaires-culturelles-5438990

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