Med Hondo  : de Shrek à l’anticolonialisme

par | Mai 4, 2025 | Contre-culture | 0 commentaires

« Je crois que le socialisme et le communisme ont un avenir fantastique devant eux  ! C’est pas parce qu’on a perdu une bataille ou deux que le communisme est mort  ! »

Med Hondo (1)

Rarement une personnalité aura été connue aussi pratiquement de tous les Français et en même temps si peu reconnue réellement. Med Hondo, le nom ne dit rien de prime abord, mais, pourtant, toute une génération de Français a grandi avec lui. Il était la voix inimitable en français de l’acteur américain Eddie Murphy (Le flic de Beverly Hills) et de Morgan Freeman, la voix de Rafiki dans le Disney Le Roi lion. Dans la saga d’animation Shrek, il assurait la voix française de l’un des personnages les plus connus de la saga, à savoir l’Âne. Sa voix très joyeuse et comique apportait indubitablement un plus à l’ensemble des traductions françaises de ces films.  Cependant, cette carrière, finalement si bien connue du grand public, cachait un autre travail, plus personnel, de Med Hondo. Ce travail de doubleur et d’acteur lui servait en effet à financer par lui-même son cinéma de réalisateur, un cinéma résolument politique et révolutionnaire, difficilement finançable en tant que tel.

Né en Mauritanie le 4 mars 1935, les parents de Med Hondo sont selon lui des esclaves, travaillant chez les blancs. Dans sa jeunesse mauritanienne, il ne connaissait ni cinéma ni théâtre, seul son grand-père griot lui racontait des contes. Comme beaucoup d’Africains, il décida d’immigrer en France (2). Arrivé à Marseille en 1958, il travailla comme cuisinier. C’est avec les cours de théâtre de Françoise Rosay qu’il développe des capacités artistiques et dévore tout ce qui l’entoure en termes de littérature, de théâtre et de cinéma. Il créera par la suite son propre groupe de théâtre composé d’acteurs noirs, Griotshango. Cependant, dès le début de sa carrière artistique, il s’est posé la question de la capacité à toucher les gens pour faire bouger les choses. Après réflexion, le cinéma lui semblera plus efficace que le théâtre de ce point de vue-là.

Son premier film, Soleil O, est un long cri du colonisé arrivé en France face au racisme et au néocolonialisme. Tourné de 1967 à 1970 (début d’écriture en 1966) avec beaucoup de débrouillardise et des acteurs amateurs, Med Hondo cherche d’abord à crever l’abcès de ce malaise entre lui et les Français, avec qui il voudrait partager et faire connaître l’Afrique (il parle même d’un « vomissement » sur pellicule). Africains qui, en tant qu’hommes, étaient absents du cinéma à ce moment-là du cinéma français.

Soleil O raconte l’histoire d’un Africain venu travailler en France, joué par l’acteur Robert Liensol, comparse de Hondo au théâtre, plein d’espoir dans cette capitale qui est aussi la sienne, mais qui se voit confronté à un racisme qui ne dit pas son nom, à l’exploitation à outrance et au rejet de son identité d’homme. Le long-métrage est bien loin d’être un film narratif. Au contraire, les digressions sont nombreuses, allant vers des éléments documentaires, par exemple sur le système de location des logements insalubres aux travailleurs africains et sur l’exploitation de la main-d’œuvre. Le but étant moins de s’identifier avec le personnage, regardé toutefois sans aucun misérabilisme, que d’amener vers une conclusion, soit la lutte de libération nationale en appelant au chevet les martyrs Che Guevara, Mehdi Ben Barka et Patrice Lumumba.

Avec Soleil O, nous sommes confrontés au regard de l’Afrique face à la discrimination en France, notamment concernant les remarques sur leur nombre et leur culture supposée, mais aussi à l’ouverture du marché du travail (relégué au rang des travaux que la classe ouvrière française ne veut plus exercer pour une misère) et à l’accès au logement décent. La question sexuelle n’y échappe pas, l’homme noir étant fétichisé selon certaines de ses « capacités » et recherché comme tel par les femmes blanches. Dans une scène du film très commentée, pendant qu’un couple homme noir-femme blanche se balade, Med Hondo filme, en y ajoutant les bruits des animaux d’une ferme, le regard véridique et dégoûté des passants devant ce couple mixte (3). Cependant, il y a aussi autre chose, et de vraiment inhabituel pour l’époque  : c’est le regard du colonisé sur le mode de vie de son colonisateur. D’habitude, le regard se faisait uniquement dans un sens et était plein de dénigrement envers une civilisation africaine considérée avec mépris. Et ce que le colonisé voit, c’est un monde où les relations sont bousillées par l’argent et l’intérêt, un monde capitaliste en voie d’autodestruction. Au tout début, notre personnage principal assiste dans le salon d’un couple français à une scène étrange  : l’homme et la femme, installés dans un bel appartement, sont superposés chacun d’un côté de la pièce, chacun avec son téléviseur pour suivre ses émissions, ne faisant manifestement rien en commun avec l’autre. Et lorsque le visionnage s’arrête, c’est l’engueulade qui commence à propos de l’argent du couple et des achats. Dispute qui n’est arrêtée que par l’arrivée de nouvelles émissions télés. Plus dur encore est le regard que Med Hondo porte à un certain syndicalisme de gauche dégénérant. Son portrait du syndicaliste, dont on ne précise pas le syndicat, est celui finalement de cette couche de l’aristocratie ouvrière dont parlait Engels. Celui-ci refuse toute politique révolutionnaire et toute politique internationaliste ne serait-ce qu’entre Européens (et considère tout pas en ce sens comme l’œuvre de provocateurs). Pris dans une vie petite-bourgeoise et un certain bureaucratisme, il est peu enclin à souhaiter la prise du pouvoir par la classe ouvrière française, donc il peut encore moins comprendre les travailleurs immigrés et leur besoin de lutte anticoloniale. Med Hondo écrit dans son film qu’il trouve cette gauche « antipathique ».

Son film suivant, West Indies, revient sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, sous couvert de comédie musicale, afin de mieux annoncer les mouvements de libération des peuples de demain. Son décor est réduit et symbolique  : un immense bateau comme celui amenant les esclaves outre-Atlantique, lui-même dans une usine Citroën, symbole de la classe ouvrière française. Tout aussi peu linéaire que Soleil O, West Indies alterne entre le monde d’aujourd’hui, notamment les départs forcés en métropole des Antilles pour enlever la couche de pauvreté grosse de révolte, et l’histoire de l’esclavage, tout cela en chanson. Le système est pyramidal: la direction se trouve en haut du bateau, représenté par l’exécutif, le député, l’assistance publique, le capital et la religion. Ensuite, sur le pont, nous avons les policiers et quelques hauts grades du régime. La cale correspond à l’ensemble du bas peuple, relégué à cet endroit où étaient parqués les esclaves. Là aussi, on retrouve une critique sans pitié des alliés français en la personne d’un membre de la CGT, du PCF et d’un trotskiste totalement hors sol. Chacun à sa façon va remettre en cause la présence du travailleur immigré sous des airs de bienveillance, soit en le considérant comme un facteur de baisse des salaires, soit en refusant d’affronter la question des indépendances, soit par un soutien idéaliste ridicule (la trotskiste dit qu’elle soutiendrait les martiens comme n’importe quel peuple). Il faut remarquer toutefois que, dans sa critique, Med Hondo ne met jamais ces gens de gauche sur le même plan que les parasites de la bourgeoisie  : dans l’ordre spatial, ils sont au même endroit que les travailleurs immigrés, pas en haut avec les bourgeois.

Dans trois de ses films – les deux précédemment cités et Les Bicots nègres –, Med Hondo s’inspire de la distanciation brechtienne. C’est-à-dire qu’il cherche moins à faire suivre au spectateur une histoire narrative avec un personnage bien défini, mais à délivrer un message politique visant à l’action. Cela passe par ce qu’il appelle des images dialectiques. À titre de liste non exhaustive  :

– l’alternance de pseudo-narration et de passage explicatif historique et économique dans West Indies,

– les chansons qui viennent casser le rythme dans West Indies (et dans une moindre mesure dans Soleil O),

– la scène d’ouverture de Soleil O montrant l’acculturation de l’Afrique par la religion et la transformation des missionnaires en guerriers pour les colonisateurs, prêts à payer pour les voir se battre entre eux,

– la scène pivot de Soleil O où le personnage de Robert Liensol fait un cauchemar lui révélant les rouages du colonialisme,

— en parallèle du cauchemar de Soleil O, le député Justin, personnage de West Indies lui aussi joué par Robert Liensol, s’imagine en monarque néocolonial des Antilles « indépendantes », mais dont le cauchemar vient du réveil, lorsqu’il prend conscience (à l’image, la foule est superposée à son visage) que son angoisse ne sera jamais terminée, le peuple contestant toujours le système injuste dont il fait partie.

Deux problématiques parcourent l’œuvre de Med Hondo  : 1) participer à l’établissement d’une présence africaine critique et stimulante dans le cinéma, 2) utiliser le cinéma pour amener à l’avènement d’une Afrique nouvelle (socialiste) réorientant le destin de l’humanité. Il entend aussi participer à un cinéma collectif contre une certaine forme d’individualisme qu’il a connu dans le milieu parisien. Son souhait  : être un homme parmi les autres hommes. Chez lui, l’histoire a une place importante, tout simplement parce que tout jeune il s’était questionné sur d’où il venait en tant qu’Africain et que les Français en savaient finalement aussi peu sur lui. C’est pour ça que chacun de ses films tente de parler un peu de l’aspect historique, notamment de la colonisation et de ses horreurs. Son combat politique vise le socialisme et le communisme, c’est un combat de classe. Ce n’est donc pas étonnant qu’il cite positivement à la fin de West Indies la révolution cubaine. 

Dans les luttes de libération nationale, il faut aussi noter qu’il consacra deux films à la lutte du peuple sahraoui pour son indépendance. Le premier, Nous aurons toute la mort pour dormir (1977), et le second, Polisario, un peuple en armes (1978).

En 1986, il réalise Sarraounia (en partie avec l’aide du Burkina Faso de Thomas Sankara), qui raconte la lutte d’une reine africaine contre un groupe de colons français particulièrement violent. Le film est plus classique dans sa forme que les films dont nous avons parlé précédemment et vise plutôt, dans le cadre des derniers grands mouvements de libération nationale africaine du 20ᵉ siècle, à magnifier un récit national porté par une femme. Le choix d’une femme comme personnage principal, même si elle a par ailleurs existé, vient de la volonté du réalisateur de montrer le poids important dans la vie active africaine des femmes. Importance des femmes libres d’autant plus importante que Sarraounia n’est pas seulement le récit des massacres barbares des colons, mais aussi de la profonde lâcheté des dirigeants africains refusant toute lutte commune contre les colons pour des raisons diverses et variées, aboutissant toujours au désastre. Sarraounia, reine des Azna, libre, intelligente et brave, offre un contre-modèle plus moderne à ces vieux dignitaires incapables de protéger leurs peuples.

Dans les années 90, il adapte un livre de Didier Daeninckx, Lumière noire, sur une bavure policière impliquant un ressortissant malien. L’anecdote veut que Med Hondo ait pu filmer à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle uniquement suite à l’intervention de l’Élysée.

Fatima, l’Algérienne de Dakar, sortie en 2004, y raconte l’histoire d’une femme algérienne violée par un tirailleur sénégalais durant la guerre d’Algérie. Celle-ci accouche suite au crime d’un enfant noir. Des années plus tard, le père de son violeur l’oblige à réparer son mal en épousant Fatima, sa sœur d’islam, et l’emmène vivre à Dakar. Par ce film, Med Hondo entend rapprocher deux Africques qu’on tente de dissocier, à savoir le monde arabe et le monde noir. Il s’agit d’un regard de l’Afrique vers l’Afrique, et pour lui l’Afrique ne se limite pas au noir. Il offre un regard qui n’est pas dénué d’animosité, à cause des crimes commis au profit des colonisateurs, mais qu’il tente de dépasser. Ce film est son dernier long-métrage en tant que réalisateur et Med Hondo a dû hypothéquer sa maison pour le faire.

Le regard qu’il portait sur l’Afrique contemporaine, c’est-à-dire celle avant sa mort où la contre-révolution avait gagné provisoirement, était très dur. Il n’avait pas de mot assez violent contre les dirigeants africains qui ne souciaient pas de la culture et du cinéma de la même façon qu’ils ne se souciaient pas de la santé et du bien-être de leur peuple. Il faut aussi dire que Med Hondo a régulièrement eu des problèmes de distributeurs pour ses films (ce qui lui a porté plus de préjudice à son cinéma que le financement lui-même). C’était le cas en France lors de la sortie de Sarraounia, qui a obtenu le soutien de plusieurs cinéastes connus, comme Ousmane Sembène. Mais même en Afrique, malgré sa présence et ses prix dans de nombreux festivals de cinéma, peu de choses ont été faites pour la diffusion de ses œuvres, malgré le terreau favorable au cinéma africain. Notons aussi qu’il n’a jamais pu réaliser son long-métrage épique sur Toussaint Louverture. 

Encore trop peu connu, même si ses films commencent à sortir de l’ombre et à connaître des rééditions, l’œuvre de Med Hondo mérite d’être redécouverte comme celle d’un militant humaniste et communiste, résolument contre la barbarie coloniale, mais aussi amoureux de son art et qui sut se renouveler pour raconter des histoires et un combat de longue haleine  : celui de la dignité du genre humain.

Ambroise-JRCF

(1) https://youtu.be/TA_cH-Bou2g?si=vFvnVxUbZpnPD54e

(2) https://youtu.be/6N_Ew3Jx2mI?si=KVR5Ur6Pr2GjDiJ9

(3) Voir le fascicule accompagnant la réédition chez Cine-archives de Soleil O, West Indies et Sarraounia.

Vous Souhaitez adhérer?

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Ces articles vous intéresseront