La question du gaz en Union européenne

par | Juil 27, 2025 | Théorie, histoire et débats | 0 commentaires

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le déploiement impérialiste du Plan Marshall, une partie importante du continent européen évolue sous l’influence des Etats-Unis. La “construction européenne” née dans les années d’après-guerre est vivement encouragée par ces derniers, qui continuent encore aujourd’hui de la soutenir, surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine où l’Union européenne et l’OTAN jouent un rôle majeur.

En parallèle, un discours prônant l’indépendance de l’Union européenne vis-à-vis des Etats-Unis gagne du terrain ; c’est la volonté de certaines bourgeoisies représentées par des hommes politiques comme Mario Draghi, défenseur d’un “fédéralisme européen” total. Nous disons total, car l’Union européenne pour le moment y tend objectivement, ce qui signifie que ce fédéralisme est bien présent à de nombreux égards, renforçant peu à peu cet aspect de la contradiction en lutte contre les souverainetés nationales.

Cependant, la tâche n’est pas simple, car il y a les fédéralistes qui pensent pouvoir s’en sortir sans les Etats-Unis, et ceux qui n’y pensent même pas, ceux qui sont réalistes. Réalistes pour une raison très simple : l’Union européenne dépend structurellement, et même en un sens superstructurellement (de par son appartenance aux mêmes organisations supranationales – il n’y a qu’à comparer une carte des pays membres de l’OTAN et des pays membres de l’Union européenne – et à son alignement sur les médias étasuniens empreints de philosophie néo-libérale) de l’Oncle Sam. En effet, “92 % des données numériques en Europe sont stockées aux États-Unis”, note l’ex-Ministre des Armées Françoise Parly (1). En matière de défense, 63% des acquisitions de biens militaires par les pays de l’Union européenne sur la période 2022-mi-2023 proviennent des Etats-Unis (2). Une dépendance qui s’accentue au fil des ans : “en 2024, les échanges de biens entre l’UE et les États-Unis se sont élevés à 867 milliards d’euros, un chiffre qui a presque doublé au cours des dix dernières années”, lit-on sur le site du Conseil européen (3), et qui alimente dialectiquement le camp des fédéralistes se prononçant en faveur de l’indépendance de l’Union européenne par rapport aux États-Unis, comme le nouveau chancelier allemand pourtant pro-OTAN, Friedrich Merz (4).

Dernièrement, cette question de l’indépendance de l’Union européenne est revenue sur la table avec le problème du gaz.

Avant 2022, l’Union européenne dépendait fortement de la Russie pour son “approvisionnement” en énergie fossile (“charbon, pétrole et gaz”) : “début 2022, « une unité sur cinq de l’énergie consommée dans l’Union européenne provenait des combustibles fossiles russes. Aujourd’hui, c’est une sur vingt », se félicitait mi-février 2024 la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen” (5). Ainsi, le nouveau plan de l’Union européenne consiste ainsi à “se sevrer du gaz russe d’ici fin 2027” (6).

Effectivement, il peut sembler quelque peu étrange pour quelqu’un faiblement formé à la politique du monde capitaliste qu’un pays puisse à la fois combattre et financer un adversaire militaire : “le Commissaire [européen] estime le montant global des achats de gaz russe à près de 200 milliards d’euros – soit, « l’équivalent de 2 400 avions de chasse F-35 » – contre 135 milliards d’euros d’aide européenne à l’Ukraine” (7). C’est pourquoi malgré la volonté des dirigeants de l’UE, la Russie reste un partenaire commercial majeur, et que certaines “lignes rouges”, pour reprendre les mots de Macron, ne peuvent que difficilement être franchies.

Surtout que, chose que les trotskistes ont du mal à comprendre, au vu du développement inégal des forces productives des pays capitalistes, les pays membres de l’Union européenne ne dépendent pas de façon équivalente à la Russie. C’est le cas de la France de Macron, fer de lance de la guerre en Ukraine, tandis que selon Anna-Lena Rebaud, chargée de campagne gaz fossile & transition juste pour l’association de défense de l’environnement et des droits humains Les Amis de la Terre, “Total Energies et les banques françaises entretiennent des liens étroits avec l’industrie gazière russe”, avant d’ajouter que “notre pays fait partie, avec la Belgique et l’Espagne, des États dotés en infrastructures capables de recevoir et de traiter le gaz russe. Ces trois pays sont en tête de ceux qui en reçoivent le plus, pour leur propre consommation et pour la réexportation, en Allemagne par exemple” (8). “Selon l’Institut pour l’économie de l’énergie et l’analyse financière (IEEFA), l’Hexagone a augmenté de 81 % ses importations de GNL russe entre 2023 et 2024, et versé 2,68 milliards d’euros à la Russie” (9).

Rebaud ne partage pas l’enthousiasme de Von Der Leyen : “certes, les importations par gazoduc depuis la Russie ont diminué depuis le début de la guerre, mais «ce que nous avons perdu par gazoduc a été disproportionnellement compensé par l’arrivée de GNL [Gaz Naturel Liquéfié, qui n’a pas besoin de gazoduc pour être acheminé]”.

De plus, “si les Européens se sont notamment tournés vers l’Azerbaïdjan pour leur approvisionnement, une partie du gaz que l’UE fait venir depuis ce pays du Caucase provient de Russie. « On ne lui achète pas directement, mais la molécule est quand même russe », résume [la chercheuse à l’INALCO] Céline Bayou” (10). Ou sinon, “aux confins de la Syrie et de la mer Méditerranée, le terminal turc de Dörtyol envoie par exemple à ses voisins européens du diesel ou du kérosène issus du pétrole russe. « En 2023, environ 85 % du pétrole expédié depuis Dörtyol était destiné à l’Europe, principalement à la Grèce, à la Belgique et aux Pays-Bas, contre 53 % en 2022 », écrit le Financial Times. De son côté, l’Inde aussi a augmenté ses importations venues de Russie. Le pétrole y est raffiné avant d’être expédié vers l’Europe, qui a vu bondir de 115 % le nombre de barils indiens entre 2022 et 2023” (11).

Ainsi, afin de répondre à sa demande en gaz sans s’adresser à la Russie, l’Union européenne se tourne… vers les Etats-Unis ! Sur Radio France, on lit que “l’Europe s’est efforcée de réduire ses approvisionnements par gazoducs et s’est tourné vers le gaz naturel liquéfié transporté par navire depuis les États-Unis. Ces derniers représentent aujourd’hui 45% de nos importations” (12). La Dépêche s’interroge : “L’UE sera-t-elle finalement… dépendante des États-Unis ?” (13)

En réalité, ce revirement de situation n’est pas étonnant, et ce pour plusieurs raisons. La première, nous l’avons déjà dit, c’est que l’Union européenne est historiquement fortement dépendante, à divers degrés, des Etats-Unis. La deuxième, c’est le sabotage des gazoducs Nord Stream en 2022 par les Étasuniens, “l’attaque la plus importante contre les infrastructures européennes depuis la Seconde Guerre mondiale” (14), qui permet à la fois aux États-Unis de freiner les fédéralistes européens comme Friedrich Merz, et d’autre part de contraindre l’Europe à acheter du GNL étasunien (puisque le GNL n’a pas besoin de gazoducs pour son transport, mais de méthaniers), “environ cinq fois plus cher que le gaz russe” (15) (16). L’ex-secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Antony Blinken, déclarait que le sabotage des gazoducs est : “une occasion formidable pour éliminer une fois pour toutes la dépendance à l’égard de l’énergie russe et, par conséquent, pour priver Vladimir Poutine de l’arme de l’énergie comme moyen de faire avancer ses desseins impériaux” – par contre, quand il est question de faire avancer les “desseins impériaux” des Etats-Unis, ce n’est pas la même chose (17) ! Ce qui a marché, car “au troisième trimestre 2023, la Russie n’était que le quatrième fournisseur des Européens en gaz, derrière les États-Unis (23 %), l’Algérie (19 %) et la Norvège (18 %)” (18).

De cette manière, les contradictions se renforcent en s’épurant de plus en plus pour ne laisser transparaître que le conflit Etats-Unis/Chine : “dans l’ombre de cette crise énergétique, la Chine joue un rôle plus subtil, mais tout aussi déterminant. Depuis l’escalade des sanctions contre Moscou, Pékin a intensifié ses importations de gaz russe à des prix avantageux”, explique Le Diplomate (19).

Le journaliste Fulvio Scaglione écrit :

“la destruction des gazoducs Nord Stream a certes porté préjudice à la Russie, qui a perdu une infrastructure coûteuse (8 milliards de dollars) et décisive dans les équilibres internationaux, mais elle a encore plus porté préjudice à l’Europe. La recherche effrénée de sources alternatives de gaz, en plus de nous exposer à une augmentation significative des prix, a également réduit l’Union européenne à un état de vassalité énergétique vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés” (20).

C’est sans compter la question écologique, abordée par Radio France : “débrancher le gaz de Poutine pour se brancher sur celui de Trump pose problème, sur le plan politique comme environnemental car le gaz américain est très carboné” (21).

Effectivement, la dépendance de l’Union européenne aux Etats-Unis se traduit également par le conflit en Ukraine, préparé depuis la chute de l’Union Soviétique par l’OTAN, qui s’étend vers l’Est (22). L’UE n’a eu d’autre choix que de soutenir l’effort de guerre du grand frère, aussi bien au mépris de la vie du peuple ukrainien et du peuple russe, que de l’environnement.

Hormis le gaz, la guerre en Ukraine, “probablement […] l’un des conflits les mieux documentés de l’histoire en matière de problèmes environnementaux” (23), est un véritable désastre écologique. Selon Le Diplomate,

“l’Ukraine est l’un des pays qui comptent le plus d’industries lourdes en Europe. Or, les frappes russes et les combats pour le contrôle de différentes régions, dont les villes d’Odessa, de Donetsk et de Lviv, ont provoqué des incidents dans des centrales et des installations nucléaires, des infrastructures énergétiques, des raffineries, des plateformes de forage, des installations gazières, des pipelines, des mines, ainsi que des sites industriels et agro-industriels […] Le ministre ukrainien de l’Écologie, Ruslan Strilets, a par ailleurs dénoncé un « empoisonnement de l’air » par « des substances particulièrement dangereuses », en raison des nombreux incendies de sites industriels” (24).

“Selon la nouvelle mise à jour du rapport de « The Initiative on GHG accounting of war », le conflit aurait généré 30 % d’émission de gaz à effet de serre en plus sur les douze derniers mois” (25). “ En 24 mois, la guerre a généré environ 175 millions de tonnes de dioxyde de carbone. Mais ce n’est pas tout : les dégâts économiques associés à ces émissions s’élèvent à plus de 32 milliards de dollars, soit 29,8 milliards d’euros. Les auteurs du rapport ont basé leurs conclusions sur le coût social du carbone, évalué à 185 dollars par tonne de carbone émis” (26).

RCF relève que

“selon un rapport d’une coalition d’experts ukrainiens, les incendies auraient doublé en Ukraine lors des 12 derniers mois et plus de 92.000 hectares ont été détruits par le feu en 2024. Ce sont trois millions de forêts qui sont endommagées. […] “Le 15 décembre dernier, le naufrage de navires pétroliers russes a déversé une immense marée noire dans le détroit de Kertch. Ce n’est pas la première, mais cela a provoqué des séquelles irréparables sur la biodiversité et l’environnement. […] Et cette marée noire engendre des victimes insoupçonnées. « Nous observons déjà beaucoup d’impacts sur les oiseaux, ils sont généralement les premières victimes de tels incidents. Des dauphins morts ont aussi été retrouvés [50 000 depuis le début de la guerre (27)], même si cela peut être lié ou non. Il y aura un impact sur la biodiversité, sur la pêche et sur le tourisme », ajoute le spécialiste” (28).

Ce faisant, les fédéralistes européens ont du mal à démêler le schmilblick. Non content de se plaindre uniquement de la politique de Poutine, on entend même des “escrologistes” fédéralistes appeler à l’effort de guerre massif contre la Russie, comme Marie Toussaint (EELV), qui déclare en 2024 : “utilisons les 200 milliards d’euros d’avoirs gelés des oligarques russes pour pouvoir les mettre au soutien de l’Ukraine” (29).

Au final, dans un conflit de cette ampleur, ce ne sont pas les écologistes et les pollueurs, les pacifistes et les bellicistes, les trumpistes et les démocrates, les humanistes et les utilitaristes qui s’opposent principalement, ce sont les classes, qui se disputent la possession des moyens principaux de production. Au fur et à mesure, que s’accentuent les contradictions, au sein même de l’Union européenne comme ailleurs au sein de la bourgeoisie, les contradictions principales aux différentes échelles respectives se font progressivement plus claires, plus violentes, plus décisives.

C’est alors aux classes les plus opprimées d’en prendre conscience, et de faire front face à la catastrophe tant humaine qu’écologique (qui elle-même ne nous concerne que parce que nos conditions matérielles d’existence dépendent de notre environnement, la Terre survivra bien sans nous !) que nous réservent les contradictions internes du système capitaliste. Marx l’écrivait déjà dans Le Capital : “la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur”.

Maxime-JRCF

(1) https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=378&cidcahier=1264

(2) https://www.iris-france.org/defendre-leurope-sans-les-etats-unis-yes-we-can/

(3) https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/eu-us-trade/

(4)https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/23/friedrich-merz-le-prochain-chancelier-allemand-appelle-leurope-a-prendre-son-independance-des-etats-unis/

(5)https://www.touteleurope.eu/environnement/fact-checking-l-union-europeenne-est-elle-toujours-dependante-des-energies-fossiles-russes/

(6)https://www.touteleurope.eu/environnement/energie-l-ue-leve-le-voile-sur-sa-strategie-pour-se-sevrer-du-gaz-russe-d-ici-fin-2027/

(7)https://www.touteleurope.eu/environnement/fact-checking-l-union-europeenne-est-elle-toujours-dependante-des-energies-fossiles-russes/ Op. Cité.

(8)https://vert.eco/articles/importations-massives-de-gaz-et-dengrais-russes-comment-la-france-finance-indirectement-la-guerre-de-poutine-en-ukraine

(9)https://www.touteleurope.eu/environnement/fact-checking-l-union-europeenne-est-elle-toujours-dependante-des-energies-fossiles-russes/ Op. Cité.

(10) Ibid.

(11) Ibid.

(12)https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/le-brief-eco/l-europe-veut-en-finir-avec-le-gaz-russe-d-ici-fin-2027-7069649

(13) https://www.ladepeche.fr/2025/05/08/decryptage-guerre-en-ukraine-comment-lunion-europeenne-compte-t-elle-en-finir-avec-sa-dependance-au-gaz-russe-dici-2027-12681132.php

(14) https://fr.wikipedia.org/wiki/Sabotage_des_gazoducs_Nord_Stream

(15) https://thegrayzone.com/2024/04/17/uk-insurers-refuse-pay-nord-stream/

(16)https://lediplomate.media/2025/01/analyse-lukraine-coupe-le-gaz-russe-mais-la-chine-et-les-etats-unis-prennent-le-relais/olivierdauzon/monde/economie-monde/energie-economie-monde/

(17)https://investigaction.net/comment-les-etats-unis-ont-mis-hors-service-le-gazoduc-nord-stream/

(18)https://www.touteleurope.eu/environnement/fact-checking-l-union-europeenne-est-elle-toujours-dependante-des-energies-fossiles-russes/ Op. Cité.

(19)https://lediplomate.media/2025/01/analyse-lukraine-coupe-le-gaz-russe-mais-la-chine-et-les-etats-unis-prennent-le-relais/olivierdauzon/monde/economie-monde/energie-economie-monde/ Op. Cité.

(20)https://www.legrandsoir.info/nord-stream-ce-sont-les-ukrainiens-qui-l-ont-fait-et-voici-qui-en-a-profite.html

(21)https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/le-brief-eco/l-europe-veut-en-finir-avec-le-gaz-russe-d-ici-fin-2027-7069649 Op. Cité.

(22) Voir https://www.les-crises.fr/dossier/expansion-de-l-otan/

(23)https://www.liberation.fr/environnement/pollution/le-bilan-environnemental-de-la-guerre-en-ukraine-20230225_N7PJIPYKTJGNNJK2254XVV6TU4/

(24)https://lediplomate.media/2025/01/analyse-lukraine-coupe-le-gaz-russe-mais-la-chine-et-les-etats-unis-prennent-le-relais/olivierdauzon/monde/economie-monde/energie-economie-monde/ Op. Cité.

(25) https://www.20minutes.fr/planete/environnement/4140462-20250224-guerre-ukraine-forets-brulees-immeubles-detruits-cout-ecologique-plus-plus-eleve-apres-3-ans-guerre

(26) https://www.rtbf.be/article/30-milliards-de-dollars-et-175-millions-de-tonnes-de-co2-l-impact-environnemental-de-la-guerre-en-ukraine-enfin-chiffre-11390048

(27)https://www.tf1info.fr/environnement-ecologie/guerre-ukraine-russie-dauphin-poisson-zelensky-que-sait-on-de-l-ecocide-en-cours-en-mer-noire-2241249.html

(28) https://www.rcf.fr/articles/actualite/3-ans-de-guerre-en-ukraine-quel-bilan-ecologique

(29)https://lessurligneurs.eu/marie-toussaint-eelv-utilisons-les-200-milliards-deuros-davoirs-geles-des-oligarques-russes-pour-pouvoir-les-mettre-au-soutien-de-lukraine/

Vous Souhaitez adhérer?

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Ces articles vous intéresseront

Les lectures de l’été

Les lectures de l’été

L'été, c'est synonyme de vacances ensoleillées au bord de la plage. Et quoi de mieux pour se...