La production industrielle des biens culturels

par | Juil 29, 2025 | Contre-culture | 0 commentaires

Ces dernières années, les productions culturelles sont souvent critiquées pour des raisons idéologiques en opposition avec le « wokisme », qu’il s’agisse de productions nationales ou internationales. Une forme de paranoïa du « wokisme » s’est mêlée à un autre sentiment bien plus concret, une nostalgie étrange. Dans un mouvement spontané, le « c’était mieux avant » fait étrangement surface, notamment par le fantasme d’époques révolues. Il s’agit bien évidemment d’une réaction que nous devons combattre car elle empêche toute clarification et compréhension de la situation. Une situation qui pousse à l’immobilisme, et complexifie son dépassement. Ainsi, comment la compagnie Marvel peut-elle produire autant de films ? Pourquoi Disney réadapte et réinterprète ses propres classiques ? Pourquoi tant de musiques se ressemblent ? Pourquoi tant de jeux vidéo réutilisent l’esthétique japonisante ? Etc. Sans faire une liste exhaustive de l’ensemble des difficultés auxquelles la culture des masses fait actuellement face, tous ces questionnements ont une caractéristique commune : l’industrie des biens culturels. Ainsi, quelles sont les raisons de la dégradation de cette industrie, qui sont à l’origine de ce sentiment de nostalgie ?

L’ensemble des arts et productions que nous avons évoqués est le résultat d’un processus industriel de production, c’est-à-dire d’une planification et répartition des tâches entre plusieurs personnes. L’industrie était d’abord considérée comme relevant de la transformation de matière, mais la définition s’est élargie avec le développement du capitalisme et l’expansion de son mode de production. Observons dans un premier temps le lien historique qui s’est créé entre l’art et l’industrie. Nous pourrons ensuite glisser à notre époque et tirer des conclusions grâce à notre analyse de l’évolution historique de la production de biens culturels.

L’histoire de l’art, et de la culture, ont tendance à délaisser la culture populaire des masses pour se focaliser sur la production culturelle des élites, qui est bien plus persistante dans le temps. Ce phénomène s’explique par le biais cognitif inhérent aux recherches scientifiques, qui exigent une traçabilité, un témoignage de l’objet étudié. La culture populaire, par son utilisation de matériaux plus pauvres (lorsqu’il s’agit de la sculpture ou de la peinture) ainsi que sa transmission orale, n’a qu’une longévité et une traçabilité limitées dans l’histoire. Ainsi, avec l’émergence de l’école et des sciences humaines, la culture populaire transmise oralement et la culture aristocratique et bourgeoise de l’école ont pu coexister pendant un temps. Comprenez par-là le phénomène de transmission de chansons, de contes et légendes ou de représentations populaires à travers la spontanéité des interactions quotidiennes et orales au sein des masses. Une transmission et une création continues qui avaient lieu au sein du foyer, dans la communauté, ou encore sur le lieu de travail. Ces phénomènes culturels évoluent singulièrement à travers l’histoire, sans que nous puissions les observer. Prenons le mythe breton de l’Ankou, personnification de la mort, il s’agit d’un mythe très présent en Bretagne. Malgré son origine polythéiste, l’Ankou est une figure qui a pu, grâce à la transmission orale, survivre aux évolutions du catholicisme et de la société bretonne. Le mythe est si présent et ancré dans ce territoire qu’il figure sur les façades de certaines églises bretonnes. Pourtant, il est difficile de savoir pourquoi ce mythe est resté plutôt qu’un autre, et les conditions qui ont permis la continuité de sa transmission. Les choses sont simplement ainsi faites.

Toutefois, l’apparition de l’industrie opère un changement radical dans le paradigme des masses. Les populations quittent les campagnes pour trouver du travail en ville avec l’exode rural de l’ère industrielle. Cependant, ces campagnes étaient les centres historiques de la culture populaire. Une nouvelle culture la remplace : celle des populations ouvrières urbaines. Le capitalisme de cette époque est alors en phase d’expansion. Il acquiert et s’empare de nouveaux domaines. Les avancées scientifiques et la création rapide de capital poussent vers une industrialisation rapide de toute la production de biens matériels. Toutefois, ce développement de quelques dizaines d’années a mis à mal la concurrence chérie par les libéraux du XVIIIᵉ siècle, et la concentration des différents secteurs s’est faite de plus en plus intensément. La concurrence est progressivement détruite, pour une concentration des différents secteurs entre les mains de quelques industriels. Le taux de profit est alors réduit car le capital ne peut plus être réinvesti. Les industriels se doivent alors de trouver un moyen de contourner cette baisse inévitable.

Une solution simple a été l’expansion du capital par la création de nouveaux marchés. Ainsi, l’argent qui ne circulait plus et stagnait entre les mains de ces quelques industriels peut être réinjecté dans une nouvelle compétition grâce à l’expansion des marchés. Ce processus s’opère par l’ouverture d’un domaine encore fermé à l’investissement, ou par la création d’un nouvel secteur économique, comme ce fut le cas avec le pétrole, l’automobile, l’ordinateur, internet et j’en passe. C’est dans ce contexte de transition du le XIXe et le XXe siècle, que sont apparus la radio, la photographie et le cinéma. Ce sont de nouveaux secteurs industriels, nés du développement technique et qui sont donc ouverts à l’industrie. Ces nouveaux médias trouvèrent un écho retentissant parmi les masses, notamment le cinéma. Une nouvelle forme d’industrie prend forme : l’industrie culturelle.

Ces nouveaux marchés ont un double avantage : ils sont rentables et permettent d’assurer les conditions de reproduction du capital grâce à la propagande qu’ils fournissent à l’idéologie capitaliste. Bien plus puissants que les journaux ou les gestions paternalistes d’entreprises, le cinéma et la radio, par la création de divertissements mais aussi par la possibilité d’y insérer en permanence l’idéologie bourgeoise, seront très vite compris comme de véritables outils de propagande. Cependant, ces productions culturelles n’arriveront pas à s’imposer comme remplacement total de la culture populaire et aristocratique (c’est-à-dire l’art bourgeois héritier de l’art de l’église et des nobles). Les différents systèmes culturels coexistent ainsi pendant un temps, chacun n’arrivant pas à remplacer les autres.

Toutefois, cette industrie reste soumise aux lois de rentabilité du capitalisme. Une fois le nouveau marché ouvert au début du XXe siècle, les différents acteurs rivalisent dans un effet de concurrence jusqu’à ce que certains grossissent suffisamment pour être en capacité de racheter les autres. Un statu quo se met en place entre les derniers survivants de la distribution du marché. La concurrence, qui devait continuellement forcer les industriels à améliorer leur production et leur marchandise, n’existe plus, seule la continuité du profit s’impose. C’est ainsi que la production se structure et se standardise. Ce phénomène d’industrialisation de la culture, au milieu du siècle dernier, a été théorisé par Adorno dans son ouvrage Dialectique de la raison, publié en 1947 et coécrit avec Horkheimer. Les deux têtes de file de l’école de Francfort y développent leur pensée dans ce qu’ils nomment le capitalisme avancé, qui correspond au développement économique de son époque. Ainsi, nous pouvons lire dans leur ouvrage :

« Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. »

Le capital, en se structurant au cours de son expansion, résout une partie de ses contradictions pour se maintenir. Depuis le XIXe siècle, la productivité des travailleurs n’a fait qu’augmenter. Mais cette augmentation de la productivité suggère nécessairement un coût humain, et des difficultés quotidiennes. L’industriel des biens culturels va alors fournir un moyen de détourner et de tranquilliser le travailleur, sans quoi il ne pourrait tenir face à son aliénation au travail. L’amusement, le jeu et le divertissement deviennent des outils contre les travailleurs entre les mains des industriels. L’aliénation du travail est sauvegardée par l’aliénation de la culture.

En outre, comme nous le disions, le capitalisme crée spontanément des monopoles. La voie monopolistique est le chemin commun à toutes les entreprises capitalistes. Ainsi, la culture populaire des masses entre en concurrence avec l’industrie des biens culturels. Or, la création d’œuvres artistiques des masses demande une certaine liberté économique pour permettre l’expression publique des sentiments populaires. La concurrence avec la force de production et de structuration de l’industrie culturelle est impossible.

« Mais ce qui est nouveau, c’est que les éléments inconciliables de la culture, l’art et le divertissement, sont subordonnés à une seule fin et réduits ainsi à une formule unique qui est fausse : la totalité de l’industrie culturelle. »

L’industrie se renforce et la résistance devient de plus en plus difficile. Elle crée des produits identiques, facilement assimilables et simplistes dans une quantité bien trop grande pour que la production populaire puisse la concurrencer. Cette dernière disparait alors progressivement. Cependant, il ne s’agit pas uniquement d’un remplacement, mais d’un appauvrissement. Les productions de l’industrie culturelle ont des structures simplistes, elles se concentrent sur des idéaux conservateurs à la morale infantile et s’enrobent d’un spectaculaire fascinant. Le tout est ensuite reproduit à grande vitesse par l’organisation industrielle.

Mon propos est global, je m’adresse à toutes ces industries du livre, de la télévision, du cinéma, de la radio ou encore récemment du jeu vidéo. Le peuple est empêché de créer par le travail, la destruction des structures sociales et urbaines, et par le monopole des différentes industries. Mais ce n’est pas tout, la culture aristocratique est elle aussi dégradé, transformé pour ressembler au reste, puis servit dans une forme abrutissante. Prenons l’exemple du mythe de Hercule, adapté en comédie musicale de dessin animé par Disney en 1997. Dans le mythe d’origine, Hercule est le résultat d’une énième tromperie de Zeus. Héra pour se venger, torture Hercule tout au long de sa vie, le soumettant à de terribles épreuves et le force à tuer sa femme et ses enfants dans une folie meurtrière. Disney a entièrement changé le mythe pour le faire coïncider avec l’ensemble de sa production, mais aussi de son idéologie. Hercule devient le résultat de l’union légitime entre Zeus et Héra, capturé par Hadès (dieu de la mort), qui convoite la place de son frère en tant que roi des dieux. Hercule est présenté comme un jeune adulte simplet, qui mettra fin au plan « diabolique » de Hadès qui veut chambouler l’ordre établi. La réussite de sa quête lui permet de retrouver ses parents et de reformer l’union familiale. Le film est donc un voyage du héros enfantin, dont toute la substance tragique a été retirée. Le mythe est détruit et réinterprété pour devenir une propagande protestante conservatrice.

La culture est volée au peuple, pour ne lui être rendue que sous une forme réduite et simpliste. À mesure que l’industrie se développe, elle s’empare de plus en plus la culture populaire, qui n’est plus une production par le peuple, mais une production par quelques industriels pour le peuple.

Cependant, nous sommes dans un stade très avancé du capitalisme, avec une immense concentration de capital comme nous l’indique les multiples rachats qu’effectue, par exemple, ces dernières années Microsoft ou Disney pour des dizaines de milliards. Le capitalisme cherche la rentabilité, c’est pour cela qu’il investit sur de nouveaux marchés et développe de nouvelles productions. Mais une fois le monopole acquis, l’investissement disparaît au profit de l’optimisation de la rentabilité. La nouveauté disparaît au profit d’une stagnation sclérosante. Les produits n’évoluent plus et la recherche et développement sont laissés sur le côté. Les produits sont légèrement modifiés, juste assez pour vendre, mais suffisamment pour ne pas exiger de coût de production. Le capital investi est essoré au maximum de sa capacité de production et de rentabilité. Tout est alors standardisé et normé pour être produit avec le coût le plus faible, pour une rentabilité maximale. Ce qui était copié continu de l’être, avec une baisse progressive des investissements, mais toujours avec le même rythme de production. Les objets culturels se ressemblent, la production continue de nous abreuver continuellement, mais la « qualité » à disparu, rendant encore plus fade un plat qui n’avait pas de goût.

L’implantation d’éléments idéologiques et les critiques du « wokisme » ont toujours été présents dans la production industrielle parce que cela permet à la fois de vendre plus facilement le premier, tel un appel du pied aux personnes sensible à l’idéologie décrite, mais aussi parce qu’elle sert la dictature du capital. Le sentiment de nostalgie qui s’est mêlé à tout cela est une véritable tragédie populaire. Les masses, dépossédées de toute production culturelle, en viennent à regretter les productions passées de l’industrie, d’une époque où elle se souciait encore de produire un semblant de qualité. Le véritable problème réside dans cette forme industrielle de production de biens culturels, et non pas de ses changements idéologiques ou de la dégradation de sa production qui était, de toute façon, inévitable par les mêmes lois qui lui ont permis de s’imposer.

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