La plupart des joueurs ou « Gamers » en langue globbish connaîtront ce titre qui a gagné une certaine renommée pour leurs mécaniques de jeu particulières. Just Cause est arrivé à son quatrième titre en 2018. Dans cet article, nous avons l’intention de revenir sur cette série de jeux vidéo et leur contexte politique.
Just Cause est un jeu vidéo d’action-aventure sorti en Europe le 22 septembre 2006 et le 27 septembre aux États-Unis sur les consoles Xbox, Xbox 360, PlayStation 2 et PC. Le jeu a été développé par le suédois Avalanche Studios et publié par Eidos Interactive. C’est un jeu vidéo de tir à la troisième personne en monde ouvert.
Just Cause se passe sur une île tropicale fictive des Caraïbes appelée « San Esperito », qui ressemble à une version fictive (tout à fait volontaire) et caricaturale du Guatemala par les couleurs de son drapeau, où le joueur travaille comme Rico Rodriguez, agent de la CIA, « l’Agence » pour les intimes, pendant une guerre civile entre la guérilla locale et le gouvernement dans le but de renverser le dictateur de San Esperito, qui pourrait avoir (et effectivement possède) des armes de destruction massive. Ce scénario vous dit-il quelque chose ? En effet, c’est la manoeuvre typique du changement de régime utilisée par les bureaux du Pentagone, agrémentée du fameux prétexte des armes de destruction massive pour légitimer une invasion militaire comme dans le cas de l’Irak, qui n’en avait certainement pas, ce qui n’a guère eu d’importance à l’époque et encore moins aujourd’hui.
Le jeu tire sa prémisse (et son nom) de l’invasion des États-Unis au Panama en 1989 (y aura-t-il encore de la place pour le hasard la dedans ?), dont le nom de code était « Operation Just Cause ». Cela s’est traduit par une agression militaire de la part des États-Unis pour renverser le chef militaire Manuel Antonio Noriega, ancien agent de la CIA mais qui était devenu trop indépendant et même nationaliste (il avait exigé des USA qu’ils lui restituent la souveraineté sur le canal de Panama !), un crime impardonnable pour les donneurs d’ordres de Washington. Pour donner une leçon à Noriega et au peuple panaméen, ils ont bombardé et envahi le pays. La Commission pour la défense des droits de l’homme en Amérique centrale (CODEHUCA) a estimé que le nombre de civils tués était entre 2500 et 3000, et la Commission pour la défense des droits de l’homme au Panama (CONADEHUPA), elle, a estimé ce nombre à 3500. Un véritable massacre pour ramener la « démocratie » par la force dans le pays. Et bien sûr les Panaméens n’ont jamais été consultés sur leur souhait réel d’être « sauvés ». La « démocratie » ne fonctionne que si elle sert les intérêts du capital financier, et aujourd’hui il semblerait que même cette forme de système politique soit en passe d’être délaissée pour laisser place à la dictature.
Dans le jeu, le joueur, Rico, n’a aucun scrupule à atteindre son but, peu importe les victimes civiles, vous pouvez les tuer ou les torturer comme bon vous semble, ce ne sont que des dommages collatéraux. Rien de surprenant de la part d’un mercenaire de la CIA habitué à commettre toutes les atrocités nécessaires pour atteindre son but. Cela correspond parfaitement aux méthodes de « l’Agence », bien documentées historiquement. Mais ce n’est pas le meilleur. Pour renverser le dictateur, le joueur s’allie avec une guérilla et un groupe mafieux pour provoquer le chaos sur l’île et combattre les mercenaires de la Main Noire et le cartel Montano de la drogue, qui soutiennent le dictateur. S’il n’est pas surprenant de voir la CIA s’allier avec les narcotrafiquants, ces liens étant historiquement bien documentés, il y a de quoi être surpris ici par l’alliance avec une guérilla qui semble être idéologiquement alignée avec le communisme, ou du moins avec la gauche (symboles avec étoile rouge, uniforme vert olive) comme historiquement l’ont été la plupart des guérillas en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Si vous avez bien lu, nous nous allions avec les communistes pour renverser un dictateur clairement fasciste. Quelque chose ne colle pas. Serait-il possible que les développeurs soient nuls en Histoire ? Eh bien, la vérité est que quiconque qui sait faire une recherche sur Wikipedia ou internet en général peut facilement le savoir. Historiquement, ce sont bien les États-Unis qui ont été les architectes des pires dictatures militaires ou fascistes en Amérique latine et dans le reste du monde et qui cherchaient à exterminer par la terreur et la force toute opposition, qu’elle soit communiste ou non. Tandis que dans le jeu on nous vend le scénario contraire. Il semble donc très probable que les développeurs ne se soient pas trompés, mais que ce scénario soit pleinement intentionnel. Il fallait oser. Même pour un film de Hollywood des années 80 cela aurait été fort de café. Mais nos chers amis suédois ne font pas dans la dentelle. Cette manipulation historique devient possible parce qu’elle est destinée à une nouvelle génération de millennials ou génération Y qui n’ont pas vécu l’époque de la guerre froide et n’ont généralement pas d’intérêt pour l’Histoire, ce qui les rend facilement manipulables. L’histoire peut être réécrite à volonté grâce à des produits de grande consommation comme ces jeux vidéo qui resteront plus gravés dans l’esprit des jeunes que leurs cours d’histoire à l’école dont 90% se moquent éperdument. Mais ça ne s’arrête pas là.
L’agent Rico avec ses amis “révolutionnaires”.
Après ce premier opus réussi, il a été décidé de sortir un deuxième et un troisième. Ici, les choses commencent à se corser. Continuons.
À partir de Just Cause 2, enfin ! nous pouvons combattre les méchants communistes (les symboles de drapeau rouge avec étoile blanche et les bâtiments publics et services nationalisés comme le pétrole ou l’électricité l’indiquent très clairement) en aidant une guérilla d’autres communistes cette fois mao-polpotistes (eux ils sont « gentils ») et ultranationalistes à les faire tomber du pouvoir. Intéressant, n’est-ce pas ? Le scénario s’est déroulé dans l’archipel fictif de Panau (quelque chose entre les Philippines et la Thaïlande) dirigé par un méchant dictateur communiste Pandak Panay, qui, une fois de plus, développe des armes nucléaires pour détruire le monde « libre ». Mais c’est qu’ils sont vraiment obsédés par ça ! Non seulement vous pouvez massacrer les militaires et les civils innocents du pays (ces salauds l’ont bien cherché parce qu’ils ne peuvent pas apprécier qu’un mercenaire étranger leur apporte la démocratie libérale et la paix du marché « libre ») à volonté, mais vous pouvez aussi tout détruire sur votre chemin. Tous les bâtiments gouvernementaux, les services d’éclairage et les stations essence, les postes de propagande et les monuments du régime peuvent être détruits par de multiples moyens « créatifs ». Eh bien, pas tellement, après quelques heures, vous réalisez qu’il n’y a pas vraiment de diversité et ce qui semblait très original au début devient une tâche tyrannique et extrêmement répétitive. C’est d’un ennui mortel de visiter chaque ville pour la détruire complètement. Mais la bonne nouvelle, c’est que vous n’aurez pas à le faire. Très vite le régime qui semblait bien cimenté s’effondre comme un château de carte. La fin se termine en apothéose. Le méchant Pandak, avant de mourir, active ses missiles nucléaires pour attaquer les États-Unis, mais Rico agit à temps pour les détourner… vers les plateformes pétrolières du pays… oui, vous avez bien lu.
Rico sur le point de détruire un château d’eau en privant le village du liquide vital (ainsi ils penseront mieux la nécessité d’accepter la « démocratie » libérale occidentale. Plus troublant, le village renvoie plutôt au Moyen-Orient.)
Le magistral vient avec la réflexion finale, très profonde, comme toujours, de notre cher Rico. Cela a été fait pour que ni la Russie, ni les Chinois, ni les étasuniens ne puissent profiter de l’or noir du pays. Quel acte généreux et bienveillant : Rico est en plus rebelle face à l' »Agence ». La bonne chose est que vous n’aurez pas à rester dans le pays pour faire face aux conséquences de vos actes après le triomphe de la « révolution » et de la « démocratie ». Mettons-nous à réfléchir quelques minutes. Toute l’infrastructure électrique et pétrolière du pays est détruite, sa principale ressource pétrolière inaccessible, les retombées radioactives qui vont polluer la mer dont se nourrit la majeure partie de la population, et enfin toutes les victimes collatérales de la « libération ». Nous pouvons ajouter les factions ultra-nationalistes et les cartels de la drogue au pouvoir. Mais qu’est ce qui pourrait mal tourner ? On ne le saura jamais car le jeu termine sur ce moment triomphant.
Avec le troisième opus sorti en 2014, nous sommes heureux de pouvoir jouir à nouveau d’une dose supplémentaire de liberté destructrice déjantée (comptabilisée comme « chaos » dans le jeu) et en plus nous avons l’opportunité merveilleuse d' »approfondir » l’histoire du personnage de Rico. Heureusement que la plupart des joueurs se fichent de l’histoire parce que sinon, ils commenceraient à avoir des migraines. Si vous sentiez quelques maux de têtes en arrivant à cette partie de la rédaction, accrochez-vous bien sur votre chaise car la suite se révèle particulièrement audacieuse. Il s’avère que jusqu’à présent nous avions vécu trompés, Rico n’était pas du tout latino-américain comme il nous avait été vendu jusqu’à présent mais médicien, pour être exact, de l’île de Médici, une sorte de mélange entre l’Italie et le Portugal en pleine mer méditerranée dirigé par rien de moins que le jumeau de Joseph Staline, Di Ravello, dans une version italianisée savoureuse. Oui, l’idée est aussi bonne qu’elle n’y paraît. Ce qui est intéressant, c’est d’analyser un peu les caractéristiques de cet État socialiste qu’est Medici car il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un authentique membre du bloc de l’Est (De grandes affiches de propagande de Di Ravello ou des panneaux d’affichage qui semblent venir directement des pays du pacte de Varsovie). Les développeurs ont recyclé les mêmes designs du 2 et les mêmes symboles, vous continuez à détruire les mêmes bâtiments imprimés du drapeau rouge avec l’étoile blanche. Rien d’original.
Mais ce qui frappera le plus le joueur, c’est le degré de militarisation de cette petite île qui ferait envie à la Corée du Nord. Car il y a pratiquement deux, voire trois bases ou postes militaires par village ou ville ce qui nous donne une moyenne de deux ou trois militaires pour chaque civil que nous croisons dans le jeu. Mais en dehors de cela, non seulement il y a de nombreuses bases militaires, mais leur degré d’équipement ferait pâlir d’envie toute grande puissance. D’immenses casernes remplies de chars et de chasseurs de dernière génération. Missiles et bombardiers stratégiques. Bases souterraines à la James Bond. Toute une armée comme même les États-Unis ne pourraient avoir. C’est généralement le cliché occidental des pays socialistes entièrement militarisés et de leur population encasernée qui permettrait d’expliquer leur échec économique. Mais dans ce cas, il semble que l’argument finisse par se retourner sur lui-même. Volonté des développeurs ou erreur involontaire ? Il s’avère que Médici, bien qu’ayant plus de casernes et de militaires que de population civile, est très prospère économiquement. La capitale Citate Di Ravello peut se vanter de ses gratte-ciels qui feraient l’envie de villes comme Dubaï. Mais ce n’est pas tout, Di Ravello avait tellement de fric qu’il a fait construire un mur de Berlin version 2.0 juste pour le plaisir de le faire. Oui vraiment. Ça doit être une maladie congénitale. Le mur coupe en deux l’île principale. De l’autre côté du mur, rien, seulement des bases militaires et…. Ah oui !… une poignée de goulags. Tout stalinien qui se respecte doit toujours en avoir quelques-uns sous la main. Mais comme il ne savait pas quoi faire avec tout l’argent restant (parce qu’il lui restait encore une bonne marge), il fit construire tout un circuit ferroviaire à grande vitesse qui fait le tour de toute l’île principale, mais sans arriver nulle part, sauf à l’unique port commercial de la capitale. Pourquoi tant d’infrastructures inutiles dans le pays ? N’est-ce pas un complot machiavélique communiste pour faire croire que son économie fonctionne bien ? Sans doute. Et surtout, d’où tonton Di Ravello obtient-il autant de thune ? La réponse est simple, la richesse vient de la seule ressource importante et précieuse de l’île. Le Bavarium. Non, ça n’existe pas dans la vraie vie.
Le Bavarium est un minéral supposé ultra-conductif qui permettrait le développement d’armes de grande puissance. Et bien sûr, il est extrait par des prisonniers du camp de travail, bien que vous n’en voyiez pas beaucoup quand vous passez par là. Il y a toujours plus de militaires. Oui, ça nous ramène à la question des armes de destruction massive. Mais le problème, c’est que l’oncle Sam a décidé de protéger Di Ravello en échange d’exportations de Bavarium. Quel rusé Di Ravello, il a réussi à tordre le bras à l’impérialisme yankee. Même les Chinois n’y parviennent pas aujourd’hui bien qu’ils soient la deuxième puissance économique mondiale. Il avait tout sous contrôle, sauf pour une seule chose. Le retour du fils prodigue Rico Rodriguez bien décidé à tout détruire sur son chemin. Et c’est ce qu’il finit par faire. Pour sauver Médici de la terrible dictature, vous détruirez tout, absolument tout, toutes les bases et les postes de contrôle, les ponts, tous les bâtiments gouvernementaux, et bien sûr toute l’économie d’extraction de pétrole et de Bavarium. Peu importe combien de civils, ou les rebelles eux-mêmes, vos alliés, vous tuez, le peuple continuera à vous aduler comme toujours, de sorte que vous pouvez être le pire bâtard de l’histoire (même pire que Di Ravello) cela n’a aucune importance. Quel message les développeurs essayent-ils de nous faire passer ?
Premièrement, la populace est extrêmement stupide, deuxièmement, peu importe combien vous tuez et détruisez, même si c’est au point de laisser votre propre pays en ruines et la population massacrée, la fin justifie les moyens Et le but est d’apporter la civilisation occidentale, la « démocratie » libérale qui fonctionne si bien aujourd’hui, à tout le monde, qui le veuille ou non. En contrôlant Rico directement, le joueur fusionne complètement avec sa logique qui à aucun moment ne remet en question ses actions. Comme tout bon soldat, pas besoin de comprendre pourquoi, il suffit juste de suivre les ordres. Et tout ira bien, comme dans Forrest Gump. L’analyse que fait le philosophe Slavoj Zizek de ce film pourrait également s’appliquer à ces jeux :
« Gump, cet imbécile, exécuteur automatique d’ordres qu’il n’essaie même pas de comprendre, donne sa substance à l’impossible sujet pur de l’idéologie, à l’idée d’un sujet dans lequel l’idéologie fonctionne sans problème. La mystification idéologique du film réside dans le fait qu’il présente l’idéologie dans sa plus haute expression comme l’absence d’idéologie, comme un bon sauvage qui participe à la vie sociale. Je veux dire, la dernière leçon du film c’est : N’essaie pas de comprendre, obéis et tu pourras réussir ! (Gump finit par devenir un millionnaire célèbre). Sa petite amie, qui s’efforce d’acquérir une sorte de « carte cognitive » de la situation sociale, est symboliquement punie pour sa soif de connaissance : à la fin du film, elle meurt du VIH. Forrest Gump révèle le secret de l’idéologie (le fait que le succès de son fonctionnement implique la stupidité des sujets) d’une manière si ouverte que, dans différentes circonstances historiques, il aurait indubitablement des effets subversifs ; aujourd’hui, cependant, à l’ère du cynisme, l’idéologie peut se permettre de révéler le secret de son fonctionnement (son idiotie constitutive, que l’idéologie traditionnelle, qui n’était pas cynique, a essayé de garder secret) sans que cela affecte le moins du monde. »
Il en va de même pour la série Just Cause. Vous n’avez pas besoin de comprendre ce que vous faites ou les conséquences de vos actions. La seule chose importante est d’obéir et de réussir (comme terminer le jeu et déverrouiller tous les contenus). Le jeu n’a besoin que de décérébrés qui remplissent leur rôle sans se poser de questions sur ce qu’ils font. La soi-disant liberté que vous éprouvez dans le jeu est essentiellement l’absence totale de liberté. Vous êtes obligé de suivre l’intrigue telle qu’elle a été écrite, vous ne pouvez pas prendre de décisions qui mènent à des fins alternatives. Comme l’a dit l’une des plus grandes représentantes et défenseuses du capital financier, Margaret Thatcher : « TINA » : There is no Alternative. Il n’y a pas d’alternative.
Loin de vouloir conclure sur ce qui semble être une note pessimiste, il faut souligner le pouvoir créatif de l’univers des jeux vidéo, véritable 10e art, qui peuvent devenir de véritables œuvres et être appréciés comme n’importe quel grand film. Bien sûr, si les grands studios capitalistes internationaux ont dominé le marché du jeu vidéo, il est possible de penser à l’alternative de la création indépendante avec les nouveaux outils accessibles aux petites équipes ou même aux programmeurs isolés pour créer du contenu qui ne se soumet pas exclusivement aux caprices de l’idéologie libérale bourgeoise. Vous pouvez même penser à créer du contenu clairement critique du système dominant et profiter des nombreuses plateformes en ligne pour le diffuser. Le secteur des jeux vidéo peut et doit devenir un nouveau champ de bataille des idées et culturelle contre le Capital.
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