Blocage à Tolbiac : entretien avec deux JRCF

par | Avr 6, 2018 | Luttes | 0 commentaires

Pouvez-vous vous présenter ?

Wilhem : Je suis étudiant en Histoire de l’art et Archéologie à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et militant JRCF. J’ai pris part aux assemblées générales et aux actions de blocage du centre Pierre Mendès France, antenne de Paris 1 situé rue de Tolbiac dans le 13e arrondissement de Paris.

Kevin : Je suis étudiant en histoire au site de l’université Paris-1 de Tolbiac. Je n’avais jamais participé à un blocage ou à une occupation auparavant. J’ai participé au mouvement contre la loi travail, où j’ai découvert le militantisme. D’abord engagé en tant que militant autonome, je milite désormais avec le Pôle de Renaissance Communiste en France.
Je tiens à préciser que je ne parlerai pas au nom des mobilisés de Tolbiac contre la sélection (je n’ai ni la prétention ni la légitimité pour). Il s’agit donc ici d’un ressenti, d’une analyse et d’un rapport de mon expérience dans l’occupation de Tolbiac.

Pourquoi êtes-vous contre la loi ORE portée par la ministre de l’enseignement supérieur ?

W: La loi Orientation et Réussite des Etudiants, promulguée dans le cadre du Plan Etudiants annoncé depuis Octobre 2017 par le gouvernement et portée par la ministre Frédérique Vidal remet en question l’ouverture de l’Enseignement supérieur à tous. Sous couvert de résoudre le problème d’engorgement des facultés et de tirage au sort au travers du réseau Admission Post-Bac, le gouvernement Macron a établi le nouveau système Parcoursup. Les nouvelles dispositions de la loi ORE permettent aux facultés d’établir des critères de sélection à l’entrée de leurs filières. Ces critères seraient laissés sous contrôle des conseils d’administration, et font déjà l’objet d’un passage en force dans certaines facs, notamment à la Sorbonne, en dépit de la volonté du conseil du personnel enseignant et du conseil des élus étudiants. La loi ORE et le système parcoursup s’inscrivent dans une visée plus globale du gouvernement sur les services publics.

            Les réformes visant à « flexibiliser » le contrôle de chaque faculté sur elle-même vont permettre d’exclure bon nombre d’étudiants par de nouveaux biais : augmentation des frais de scolarité, suppression des compensations (permettant aux étudiants de valider leurs années si certaines Unités d’Enseignement ne sont pas validées), nouveaux critères de sélection géographique, économique qui nuiront à la diversité sociale à l’université et établissent d’ores et déjà une disparité de valeur du diplôme du Baccalauréat, auparavant diplôme National (certains lycées plus prisés, donc préférés à d’autres).

K : Les réformes portées par le gouvernement sont une catastrophe pour l’université française déjà affaiblie par un cruel manque de moyens. On ne peut pas prendre cela à la légère : l’université a été construite et doit encore se construire de manière à développer le niveau général de la nation par l’éducation et la recherche. C’est un bastion pour les populations défavorisées qui sont sensées pouvoir y trouver un accès de grande qualité à l’éducation : l’université doit être bâtie contre les inégalités économiques, sociales et culturelles inhérentes au capitalisme (qui sont un véritable fléau pour le développement économique et culturel de la nation). Concernant la réforme de l’université, plusieurs points relèvent d’une dynamique qui transforme une université publique accessible à tous les bacheliers en une université d’élite niant les déterminismes socio-culturels et la mission même de l’université. La lutte contre cette réforme est donc en partie une lutte pour l’hégémonie culturelle. Concernant les horreurs de cette réforme, la liste est longue : importance de la réputation du lycée dans la sélection ; « fiche avenir » également déterminante et remplie par les professeurs (donc très subjective) ; « attendus » absurdes nécessaires pour intégrer une licence et donc autocensure des étudiants doutant de leur capacité à intégrer telle ou telle formation ; non-hiérarchisation des vœux dans Parcoursup ; complexité d’utilisation qui met en avant la capacité de certaines familles à faire appel à des acteurs privés pour optimiser les candidatures ; accentuation de l’incapacité des filières à accueillir les étudiants ; lettre de motivation (que dire à 17 ou 18 ans?) ; critères de sélection décidés directement par les universités, etc.
On voit clairement à travers ces mesures les dangers qui pèsent sur les lycéens qui n’évoluent pas dans un cadre économique, culturel et social favorisé ! En ce qui concerne plus directement les étudiants à l’université, la suppression du système de compensation qui permet d’évaluer plus justement et minutieusement les élèves (surtout les plus fragiles, défavorisés, handicapés, …) ; modularisation des parcours (risque de dévalorisation du diplôme et de variabilité des frais d’inscription selon les UE) ; etc. Nous allons vers davantage de «flexibilité» universitaire, ce qui nous amènera nécessairement vers plus de hiérarchisation et de concurrence entre les facs, vers l’augmentation des frais de scolarité ; vers davantage de sélection géographique,… De plus, comment des universités qui manquent de plus en plus de moyens pourraient-elles se permettre de trier efficacement parmi des étudiants de plus en plus nombreux ? 

Cela est clair : les nouvelles procédures d’accès à l’université vont accentuer les inégalités entre bacheliers, et donc les inégalités sociales, et c’est l’enseignement privé qui en sortira victorieux. Beaucoup d’étudiants seront vite envoyés dans la vie «active» alors que le diplôme constitue un rempart important contre les injustices du monde professionnel.

Le fonctionnement actuel de l’accès à l’université n’est pas parfait et est déjà porteur d’inégalités sociales. Par exemple, moins de 8% des enfants d’ouvriers vont jusqu’au Master contre 33% des enfants de cadre. C’est pour cela qu’on ne peut pas se contenter d’être contre la loi ORE, mais pour un projet allant dans l’autre sens, à commencer par accorder davantage de moyens à l’université. Cette réforme n’est pas isolée, elle symbolise la volonté bourgeoise de déconstruire l’université publique pour conférer la tâche d’éduquer la nation à des acteurs privés. Le rail, les hôpitaux, l’université, etc. Tous les secteurs mis en danger par la bourgeoisie sont essentiels (ce n’est pas pour rien qu’ils sont ou ont été publics). Ils ne peuvent pas être considérés sous le prisme de l’individualisme : ils sont la nation.

Cette réforme ne résout aucun problème : elle les aggrave et en pose de nouveaux.

Comment le mouvement est né à Tolbiac ?

W : Dès l’annonce du plan étudiant en octobre 2017, les organisations syndicales (UNEF, Solidaires), les autonomes et les organisations politiques (NPA, LO, FI et autres) présents sur le site se sont saisis de la question et ont appelé en Assemblée Générale à la mobilisation et à la manifestation contre le plan étudiant. Toutefois, c’est à l’adoption de la loi Vidal en mars 2018 que le mouvement étudiant a repris son souffle, porté par la mobilisation toulousaine de l’université Jean Jaurès contre la fusion des universités de la région, et la loi ORE. Inspirée également par la grève de la Fonction Publique et des Cheminots de la SNCF s’élevant contre les casses de leur statut et les réformes visant la privatisation partielle du chemin de Fer français. 

            C’est dans cette ambiance marquée par les attaques de classe de Macron et de la bourgeoisie au pouvoir contre les acquis du CNR, du Front Populaire et des mouvements de grève historiques, et dans le temps de la célébration du cinquantenaire de mai 1968 que l’occupation de Tolbiac a été votée et établie en Assemblée générale par un regroupement d’étudiants toujours plus large. Après plusieurs jeudis de blocage, le lundi 26 mars 2018, nous nous sommes rendus au centre pour le prendre, puis pour l’occuper. Les vétérans du blocage admirent eux-mêmes une mobilisation sans précédent et l’amphithéâtre N, le plus grand de la fac, fut réquisitionné pour l’AG qui eut lieu à dix heures le même jour. Pleine à craquer d’étudiants et d’étudiantes fébriles, curieux et parfois aussi en colère, l’Assemblée a voté l’occupation du centre et son blocage. Ce mardi 3 avril, l’Assemblée a renouvelé son vote jusqu’au retrait de la loi, et renouvelé son positionnement contre les lois visant la casse des services publics. Une cinquantaine ou centaine (difficile de savoir) d’étudiants et de militants occupent jour et nuit le centre, y organisent des cours alternatifs, des actions de blocage sur d’autres centres, toute une vie interne à la faculté et mangent, dorment, vivent là-bas.

Est-ce que celui-ci prend de l’ampleur ?

W : Il semble de plus en plus fort, en tout cas. Quand le mardi 20 mars nous nous regroupions en Assemblée générale, nous nous comptions sur 4 centaines d’étudiants. La semaine suivante, au moment du blocage, un amphithéâtre de 1000 places était plein à craquer. Selon les estimations de l’AG du 3 avril, la barre des 1800 personnes était atteinte amplement. En dehors des AG, de plus en plus de personnes s’agglutinent à l’occupation, et aux actions de blocage menées contre les autres facultés. Malgré les répressions morales que produisent les communiqués de l’Administration et de la Fédération Paris 1 (organisation ayant monopole sur le syndicalisme étudiant à Paris 1, sans action militante solide dans leur viseur), le mouvement se solidifie et de plus en plus de personnes se joignent à l’occupation. Pour alimenter les occupants, produire des cours (certains professeurs ayant fait le choix de proposer des cours alternatifs hors-programme, en Archéologie, Philosophie, Sociologie et autres), ou pour se joindre aux manifestations et aux grèves (UNEF, Solidaires, et autonomes constituent des cortèges étudiants assez disparates dans les manifestations).

K : Le mouvement prend très clairement de l’ampleur. Les gens vont et viennent en grand nombre pour occuper et animer la fac. Les plus téméraires y dorment depuis le début de la mobilisation.

Les étudiants sont soutenus par beaucoup de professeurs. Récemment, Tolbiac a connu sa plus importante AG depuis longtemps, avec environ 1800 étudiants mobilisés, et le blocage y a été reconduit, illimité cette fois-ci ! Même le président de l’université, Georges Haddad, le reconnaît : « Le mouvement est en train de prendre […] c’est la théorie du chaos». L’autogestion étudiante paye. Les coups de force policiers ou fascistes à Toulouse et Montpellier n’intimident en rien les étudiants : ils renforcent la mobilisation et l’organisation ! Dans toute la France, de plus en plus de facultés sont occupées contre la réforme, et celles-ci le sont de plus en plus vigoureusement. Tout porte à croire que le mouvement n’est absolument pas prêt de s’arrêter, et que celui-ci va s’amplifier.

Que pouvez-vous nous dire sur les AG ? Est-ce vrai qu’on y a entendu des propos antisémites ou racistes ?

W : Les Assemblées générales plébiscitent les décisions de blocage et de mobilisation. L’ambiance peut y être assez violente ou éprouvante parfois, car les applaudissements des différents camps (anti-bloqueurs minoritaires vs pro-bloqueurs majoritaires) et les interventions lors des tours de parole provoquent la discorde et la zizanie. Toutefois, les cas de violence verbale et physique restent isolés. La seule violence physique dont j’ai été témoin est celle provoquée par des militants d’extrême droite (la cocarde étudiante) qui ont été expulsés de l’AG par les vigiles de l’université à la demande du vote populaire, et ont été frappés en représailles de leur pression verbale et physique contre une jeune fille par un autonome antifasciste.

En ce qui concerne l’antisémitisme ou le racisme, la majorité des militants étudiants mobilisés lors des AG sont de mouvances progressistes de gauche, affiliés au féminisme, à l’antiracisme et aux luttes LGBT. Il est évident que les accusations d’antisémitisme émanent du camp des anti-bloqueurs, appuyé par des graffitis antisémites et antisionistes retrouvés dans les locaux dégradés de l’U.E.J.F et d’Alliance. Malgré un communiqué du comité de mobilisation de Tolbiac, se désolidarisant de ces dégradations et mettant le doigt sur la montée de l’extrême droite et de ses militants, les accusations sont lancées aux bloqueurs. Des représentants des organisations (UEJF et Alliance) sont venus en Assemblée générale pour demander des excuses et rappeler qu’ils « ne sont pas de l’extrême droite » tout en affirmant leur opposition aux actions de blocage et leur intérêt pour la loi ORE… … de la dissonance cognitive donc.

Pour le reste, des accusations de sexisme et d’homophobie infondées ont émané de la fédé Paris 1. Si des individus isolés peuvent avoir utilisé des insultes « à caractère homophobe ou sexiste » (ce dont je n’ai pas été témoin), l’AG était organisée par un tour de parole paritaire et les minorités LGBT, de genre ou « racisées » y étaient respectées et protégées. La place prédominante dans le discours de la fédé d’accusation de la sorte est une preuve de malhonnêteté. Dans l’impossibilité de produire un raisonnement cohérent contre les décisions de l’AG, ils usent de subterfuges et de sophismes pour discréditer le blocage et l’occupation de l’université. Toutefois, leurs communiqués et leurs interventions en assemblée générale ne suffiront pas à arrêter le mouvement qui grossit dans la Fac, et qui n’est pas isolé.

K : Les AG permettent aux étudiants de s’organiser politiquement sur leur lieu de travail. C’est un lieu d’expression, de débat, mais surtout de décision qui permet d’agir au nom des étudiants de la faculté. Certains se plaignent d’un manque de libre prise de parole de certains groupes (notamment ceux opposés aux occupations), mais cela n’est pas vrai, tout le monde peut s’exprimer et voter : ils devraient alors s’en prendre à leur incapacité à s’organiser efficacement pour représenter leurs intérêts. S’organiser, c’est ce qu’ont fait les étudiants franchement opposés aux réformes gouvernementales. Nous devons nous rappeler des luttes passées. Celles-ci n’ont pas été remportées par des intérêts timidement revendiqués, mais par une organisation solide et radicale.

Je n’ai ni entendu ni lu le moindre propos antisémite venant des mobilisés de Tolbiac. À vrai dire, je n’en ai pas entendu tout court. 

Lors du saccage du local de l’UEJF, des kippas ont été jetées, et l’appellation de racisme «anti-goy»  a été marquée sur la porte d’entrée. Cela est extrêmement grave et ne doit pas être pris à la légère. Il y a  cependant une extrême-droite infiltrée dans Tolbiac, qui espionne et menace les occupants à travers les réseaux sociaux. Celle-ci cherche à discréditer la mobilisation, et l’idée de son implication dans ce saccage ne peut pas être écartée.

Les actes ont immédiatement été condamnés par les mobilisés, qui nient toute implication des occupants. Cet incident est cependant l’objet d’une évidente récupération politique, faisant l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme pour condamner le mouvement étudiant. Cet amalgame est aussi dangereux pour les occupants qualifiés d’antisémites que pour les Juifs qui n’accordent pas de valeur à cet amalgame dangereux. N’oublions pas que Juifs et occupants sont tous les deux mis en danger par la menace fasciste ! Une délégation fut même envoyée à la marche blanche en l’honneur de Mireille Knoll. Nous revendiquons le combat contre le racisme et l’antisémitisme. Mais comment fermer les yeux sur les manipulations politiques d’organisations anti-blocages et pro-réforme qui cherchent à nous discréditer par des amalgames odieux ?

Comment vous positionnez vous par rapport aux autres universités en lutte ?

W : La solidarité entre universités mobilisées est toujours de mise. Des communiqués de soutien aux étudiants de toutes les universités subissant la répression policière, fasciste ou administrative, à Dijon, Toulouse, Montpellier, Strasbourg (…) ont été faits. L’union fait la force et pour l’heure, le mouvement étudiant est uni au moins symboliquement dans ses actions. Le renforcement du blocage et l’occupation font évidemment écho aux deux points chauds de la mobilisation, Toulouse et Montpellier. De plus, aux réunions nationales de mobilisation étudiante, le Comité de mobilisation envoie évidemment des représentants de Tolbiac. Si l’occupation peut sembler vaine, elle a une forte symbolique dans certaines des plus grandes facs de France (Tolbiac, Mirail). Elle s’inscrit dans la logique de grève générale à laquelle tout communiste aspire, et sur laquelle reposent à présent tous nos espoirs.

Pensez-vous pouvoir faire reculer le gouvernement ?
K : Aujourd’hui, le mouvement dépasse une simple opposition aux réformes gouvernementales pour porter des ambitions politiques plus larges. La colère monte dans toute la France, et le mouvement ne fait que commencer.  Le gouvernement dit vouloir privilégier «le dialogue et l’écoute», mais c’est nier le fait que celui-ci a pris ses décisions bien à l’avance et ne porte pas attention aux revendications syndicales lors des discussions. Vidal dénonce une campagne de désinformation sur sa loi… c’est dire le mépris porté à nos revendications. Elle se plaint des violences, mais le gouvernement n’a pas réagi face aux agressions de Montpellier soutenues par le doyen Pétel ! Macron déclare clairement ne pas vouloir se détourner des objectifs de la réforme. Face à un pouvoir aussi têtu et ambitieux, nous devons nous organiser contre lui de manière radicale, globale et avec autant d’ambition.
Les maux des fonctionnaires, des cheminots, des retraités et des étudiants (pour ne pas dire de tous les Français) ont tous la même origine, il nous est donc impératif d’agir de manière concertée et organisée pour bouleverser la tête de l’État.

N’oublions pas que Macron possède un pouvoir audacieux, mais un pouvoir fragile, niant toutes les revendications démocratiques ! Il paraît solide, mais ne l’est qu’en façade ! Le gouvernement prétend ne pas voir le lien entre les luttes actuelles : nous devons lui montrer, par une organisation unitaire et efficace, que nous sommes tous liés contre ce qu’il représente !

Rappelons également les luttes passées, comme en 1986, lorsque la mobilisation avait repoussé un projet de loi visant à sélectionner à l’entrée des universités !

Gagner face à Macron est tout à fait possible (et nécessaire !), mais il nous faudra aller le plus loin possible dans l’action et l’organisation syndicale et intersyndicale, politique et nationale.

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