« Yo Voto si » ! « Yo soy Fidel » !*
Ce sont deux slogans que l’on pouvait entendre le 28 janvier 2019 à la marche des flambeaux organisée à La Havane en l’honneur de la naissance de José Marti, père de la nation cubaine, et dont le parcours se termine là où « l’Apôtre de la Révolution », comme on le surnommait, a dû faire du travail forcé dans des conditions terribles à l’âge de 16 ans. Cette manifestation, réalisée par l’UJC et la FEU** avec une forte participation de jeunes, démontre encore aujourd’hui la vigueur de la pensée de José Marti.
Quasiment inconnu chez nous, sa présence est pourtant bien présente à Cuba à travers les nombreuses statues qui lui sont dédiées, un musée national se trouvant sur la Place de la Révolution à La Havane, ou encore une référence à sa pensée dans le texte constitutionnel.
Impressionnés par cette figure méconnue, nous avons décidé de consacrer un article (non-exhaustif) sur sa pensée et sa place dans l’histoire de Cuba.
- La vie de José Marti
Né en 1853 dans une famille modeste, il apprend les valeurs de l’humanité, dont l’honnêteté, grâce à son père. Jeune, il souhaite l’indépendance de son pays, encore colonie de l’Espagne. À 16 ans il est emprisonné avec un ami pour une lettre critiquant la participation d’un camarade à l’une des guerres de l’Espagne. Ses conditions atroces d’emprisonnement et l’absence de soin le rendront malade quasiment toute sa vie.
Il est finalement déporté en Espagne, où les conditions sont moins odieuses. Il obtient un diplôme d’avocat et de philosophe, sans pour autant pouvoir les récupérer faute d’argent. Durant son séjour, José Marti entre en contact avec les mouvements communistes et anarchistes, ce qui le marquera considérablement. Amnistié plus tard, il se rend au Mexique pour participer à des revues socialistes.
Au cours de sa vie, il vécut dans de nombreux pays, dont les États-Unis, ce qui lui permit de développer des idées claires et quasiment prophétiques sur l’avenir impérialiste de ce pays. Au cours de sa vie, il écrivit de nombreuses œuvres poétiques, dont La niña de Guatemala (sur un amour difficile), Ismaelito (sur son propre fils) ou Versos Sencillos. Cependant, son activité ne s’arrêta pas là, car il fit aussi œuvre de traducteur, notamment des livres de… Victor Hugo, dont il disait qu’il ne parlait pas français, mais sa propre langue. Il n’ignora pas non plus Karl Marx auquel il rendit hommage par un article lors de sa mort.
Son combat révolutionnaire commence réellement en 1878 à Cuba par un discours enflammé sur la tombe du poète Torcella, ce qui le mena par la suite à une nouvelle déportation.
Naviguant entre plusieurs pays, c’est surtout au Venezuela qu’il écrira ses œuvres poétiques majeures. Dans ses articles, il faisait montre d’une grande culture. Lors de la Quatrième conférence pour l’équilibre du Monde, une intervention du docteur Javier Acosta Dominguez mit en exergue les connaissances de la médecine de Marti. En particulier, ce qui l’intéressait, c’était la question politique en matière de santé, dénonçant avec véhémence les maladies chroniques chez les populations que l’État ne prend pas soin de traiter. En quelque sorte, il incluait la question de la santé dans la question des politiques sociales. Sa curiosité et ses connaissances en médecine l’ont fait notamment supposer le lien entre la fumée du tabac et le cancer du poumon, bien avant que le médecin Fritz Lickint le prouve en 1929.
En janvier 1895, il prépare un retour armé à Cuba avec d’autres membres du Parti révolutionnaire cubain. C’est à ce moment qu’il rédige le Manifeste de Monte-Cristi, véritable appel à l’insurrection pour construire un pays libre et démocratique.
En février de la même année, il débarque à Cuba sur une barque, muni de quelques armes et de quelques hommes avec lui. Le 19 mai 1895, José Marti meurt lors de la bataille de Dos Rios. Sa mort porta un coup aux morales de ses troupes qui venaient de perdre le théoricien de l’indépendance. Malgré tout, la lutte continua et amena les Espagnols à partir. Malheureusement, ses héritiers ne suivirent pas ses conseils et ne se méfièrent que trop peu de l’aide apportée par les États-Unis pour l’indépendance et la liberté de Cuba. En 1898, la domination espagnole fut remplacée par celle des États-Unis.
- La question de l’indépendance, ou du patriotisme et de l’internationalisme, chez José Marti
« Tout américain de notre Amérique est cubain ; et à Cuba ce n’est pas seulement pour la liberté humaine que nous combattons, ni pour le bien être, impossible sous un gouvernement de conquête et une administration corrompue ; ce n’est pas non plus pour le bien exclusif de l’île idolâtrée, dont le seul nom nous illumine et nous fortifie ; nous luttons à Cuba pour assurer, avec la nôtre, l’indépendance hispano-américaine. »
José Marti, « Domingo Estrada », dans la Patria du 18 juin 1892.
Comme dit plus haut, il fut dès son plus jeune âge un fervent défenseur de l’indépendance de Cuba, ce qui lui fit passer plusieurs fois sa vie en prison. C’est lui qui prit soin de créer le Parti Révolutionnaire cubain pour libérer l’île. Cette forte volonté d’indépendance l’amènera à dénoncer,dans une lettre à son ami Gomez, contre ceux qui voudraient bien voir leur pays se faire annexer par les États-Unis pour remplacer la domination des Espagnols, ceux qui se disent patriotes sans vraiment l’être, libres sans vraiment l’être. Il dénonce aussi ces jeunes (sans aucun doute bourgeois) qui partent étudier dans un autre pays et viennent ensuite gouverner un pays qu’ils ne connaissent pas avec des lois qui ne sont pas les siennes***.
Or pour Marti, il ne s’agit pas là d’une bonne façon de gouverner, car on méprise complètement l’étude du pays, de sa culture, de la façon dont les gens vivent, ce qui ne peut aboutir qu’à des dictatures. Au contraire, pour bien gouverner, il faut connaître les éléments distincts qui composent chaque peuple, les sources de richesse et de production de chaque pays, le caractère et les besoins matériels et spirituels de chaque pays. Il est aussi nécessaire de compter sur les éléments populaires de l’histoire nationale et de les intégrer au socle culturel, spirituel et idéologique de la nation.
Dans l’article Notre Amérique il dit :
« Le gouvernement doit naître du pays. L’esprit du gouvernement doit être celui du pays. La forme du gouvernement doit s’adapter à la constitution propre du pays. Le gouvernement n’est rien d’autres que l’équilibre naturels du pays. »
Afin d’améliorer cette connaissance de soi (de la nation), il conseille même de privilégier dans l’enseignement l’histoire de l’Amérique latine avant celle des autres régions du monde.
Il faut aussi noter que José Marti comprend parfaitement que l’indépendance du pays doit être politique ET économique. Avoir l’indépendance politique sans l’indépendance économique apporte inévitablement la domination, c’est pour cela qu’il faut favoriser le commerce avec plusieurs pays, dont les pays d’Amérique latine. En des termes un peu plus clairs, il dit à propos d’un projet d’union économique entre les États-Unis et des pays d’Amérique latine (dans la Revista illustrada de New York, numéro de mai 1891) :
« Qui dit union économique, dit union politique ; le peuple qui achète, commande ; le peuple qui vend, obéit. Il faut équilibrer le commerce, pour assurer la liberté : le peuple qui veut mourir, vend à un seul peuple ; et celui qui veut se sauver vend à plusieurs. L’influence excessive d’un pays sur le commerce d’un autre se transforme en influence politique. »
Toutefois, son patriotisme se double d’une pensée internationaliste, car quand il vise la libération de Cuba de la domination espagnole, c’est aussi la libération des pays d’Amérique latine qui est visée. En particulier de Porto Rico, dont la libération avec celle de Cuba devait permettre d’empêcher le débordement de l’impérialisme yankee sur l’Amérique latine.
Ce mélange du patriotisme et de l’internationalisme n’est pas étonnant, José Marti est un admirateur du Libertador Simon Bolivar.
Son conseil aux pays d’Amérique latine de ne pas copier les gouvernements et les lois des autres pays, dont celui des États-Unis ou des pays européens, et de connaître mieux son histoire nationale se comprend. Après tout, dans Notre Amérique, cette Amérique dont il parle, c’est plus largement celle qui est « latine », donc ne se limitant pas simplement à Cuba.
Il appelle au début de ce même texte les peuples de ce continent à se réveiller et à mieux se connaître, à cesser d’être autocentrés, notamment face à la menace pesante des visées impérialistes des États-Unis :
« Le villageois vaniteux croit que le monde entier est son village, et, pourvu qu’il en reste le maire, ou qu’il mortifie le rival qui lui a chipé sa fiancée, ou que ses économies croissent dans sa cagnotte, il tient pour bon l’ordre universel, sans rien savoir des géants qui ont sept lieues à leur botte dessus, ni de la mêlée dans le ciel des comètes qui vont par les airs, endormies, engloutissant des mondes. »
Précisément, il donne une définition de l’américanisme bien selon lui, ce qui permet de remarquer qu’elle n’a rien de xénophobe ou de nationaliste :
« Ce que demande l’américanisme sain, c’est que chaque peuple d’Amérique se développe avec le libre arbitre et le fonctionnement autonome nécessaires à la santé, même s’il se mouille en traversant la rivière et s’il trébuche en montant, sans léser la liberté d’aucun autre peuple (…) et sans permettre que, sous le couvert du commerce ou de tout autre prétexte, un peuple vorace et irrespectueux, ne l’étouffe ou ne l’immobilise. »
Cette dernière partie fait référence de manière déguisée au danger représenté par les États-Unis et dont Marti vit bien avant l’heure la réalité.
3. L’anti-impérialisme de Marti :
José Marti, comme nous l’avons dit, a déjà vécu dans « les entrailles de la bête » (ce sont ses mots dans une lettre avant de mourir) et c’est comme cela qu’il comprend le danger pour Cuba, et en général pour le continent, que représentent les États-Unis. De manière générale, la vision des États-Unis qu’avait José Marti n’a pas été uniforme dans le temps, il a d’abord admiré son peuple travailleur avant de remarquer que ce même gouvernement d’hommes d’affaires regardait beaucoup trop vers les pays d’Amérique du Sud.
En particulier, les propos de James Gillepsie Blaine, secrétaire d’État du président Garfield****. Sous sa présidence, le 2 octobre 1889 s’ouvrit le Congrés Panaméricain ou Congrès de Washington comme l’appelait Marti. En effet, car ce Congrès réunissant plusieurs pays d’Amérique latine n’avait pour but que de permettre aux États-Unis de livrer le marché des Amériques à leurs industriels. Aussi, ils voulaient que ces pays ouvrent leurs frontières…
Finalement, ce projet fut mis en échec, mais l’année suivante, les États-Unis créèrent une commission monétaire internationale pour proposer aux pays du sud une monnaie argent commune. Ce projet fut dénoncé par Marti car l’inégalité entre le Sud et le Nord favorisera obligatoirement le Nord. De plus, une union économique équivaudrait à une union politique, donc à une perte de souveraineté des États. En plus de cela, les pays du Sud commercent avec l’Europe, mais celle-ci n’acceptera pas forcément la nouvelle monnaie. Enfin, il rappelle que les États-Unis cherchent surtout à trouver des débouchés pour leurs capitaux et leur surproduction.
Une chose est claire pour Marti : la libération de Cuba doit se faire sans les États-Unis (aucune aide de leur part) afin d’éviter de redevenir une colonie. Malheureusement, il ne verra pas la fin de la Guerre d’indépendance, la mort le fauchant sur le champ de bataille.
Ce qu’il craignait arriva : les États-Unis intervinrent en 1898 alors que la fin de la guerre était imminente. Ils réussirent, par une loi, à s’octroyer la base de Guantanamo, un gouvernement sous égide américaine où les soldats peuvent faire ce qu’ils veulent et le fameux amendement « Platt » permettant à l’armée américaine d’intervenir pour « rétablir la démocratie ».
Cuba ne retrouva réellement son indépendance qu’en 1959, avec la Révolution communiste menée par Fidel Castro.
4. L’égalité :
« La notion d’homme est supérieure à celle de blanc, de mulâtre, de noir. Celle de cubain est supérieure à celle de blanc, de mulâtre, de noir. Sur les champs de bataille, quand ils sont morts pour Cuba, se sont élevées ensemble dans les airs les âmes des Blancs et des Noirs. Dans la vie de chaque jour faite de résistance, de loyauté, de fraternité, d’astuce, à côté de chaque Blanc toujours il s’est trouvé un Noir. »
José Marti, Ma race, 1893.
« Il n’y a pas de haines de races, parce qu’il n’y a pas de races. »
José Marti, Notre Amérique, 1891.
José Marti n’a jamais admis en lui-même queles États-Unis fassent partie de l’Amérique dont il se sent membre,y « érigeant » une barrière bien nette entre son Amérique et la leur. Pas seulement à cause de l’appétit impérial de la puissance nord-américaine, mais aussi à cause de ses lois inégalitaires contre les Noirs et les Amérindiens.
En effet, l’indépendance prônée par Marti ne va pas sans une réhabilitation des Indiens d’Amérique, dont il est un fervent admirateur. Il va critiquer âprement ceux qui partent combattre pour une puissance étrangère cette population amérindienne. Il dénonce leur massacre par les colons espagnols et anglais. Comme vue plus haut, il dénonce l’inégalité qui règne aux Etats-Unis en fonction de la couleur de peau. C’est d’ailleurs un défenseur de l’abolition de l’esclavage.
Cette dénonciation n’est pas hasardeuse, l’Amérique latine est fort métissée et la libération de ces Amériques s’est faite aussi avec la libération des esclaves.
Pour lui, peu importe la couleur de peau de la personne, tant qu’elle est vaillante et lutte pour la libération de Cuba, c’est un patriote et personne n’a le droit de la discriminer en raison de son apparence. Au final, ne restera que les hommes authentiques, peu importe leur couleur de peau, ceux qui luttent pour la liberté. C’est pour cela qu’il écrit sans doute : « À Cuba, jamais il n’y aura de guerre de races. » ou encore « La Patrie, c’est l’humanité ». De cette dernière citation s’exprime toute la pensée profonde de Marti. La dignité (ou vertu) humaine, qui exprime la définition la plus noble de « l’humanité », celle qu’il définit par ces points : morale individuelle vertueuse, pensée autonome et critique, habitude du travail manuel, ainsi que l’exercice de sa propre dignité et de la dignité de l’autre pour créer et entretenir une morale collective ; c’est celle qui anime le véritable patriotisme, lui aussi en son sens le plus noble du terme, celui qui porte, contre les conservatismes et la réaction, les valeurs de cette humanité à la juste hauteur des peuples.
Patriotisme, internationalisme, anti-impérialisme, recherche de l’égalité et de la dignité : on mesure, par le fait que ces valeurs soient toujours à l’ordre du jour à Cuba, la puissance encore vivante de la pensée de José Marti.
*Respectivement « Je vote si » (au référendum pour approuver la nouvelle constitution) et « Je suis Fidel ».
** Union des jeunes communistes de Cuba et Fédération des Etudiants Unitaires.
***Il se moque en quelque sorte des étudiants d’Amérique latine « cosmopolite » de son époque dans son article Notre Amérique : « L’orgueilleux croit que la terre est faite pour lui servir de piédestal, parce qu’il a la plume facile ou le verbe haut en couleurs, et il taxe sa république natale d’incapable et d’irrémédiable, parce que ses forêts nouvelles ne lui procurent pas la façon d’aller sans cesse par le monde tel un cacique fumeux, guidant des juments de Perse et faisant couler le champagne à flots. »
****Pour être honnête, une partie de la bourgeoisie cubaine (grands propriétaires terriens et industriels du sucre) soutenait l’idée d’une annexion par les États-Unis comme moyen de développement économique.
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