Critique de Animal (2023) de Sofia Exarchou

par | Fév 12, 2024 | Contre-culture | 0 commentaires

L’histoire tragique de la Grèce contemporaine, jalonnée de dictatures, de guerres, d’impérialisme et d’extrême indigence, a causé dans les consciences divers traumatismes dont le cinéma national s’est emparé. Dans Animal (2023) de Sofia Exarchou, ce sont notamment les dégâts du néo-libéralisme foudroyant de l’Union Européenne en Grèce qui occupent le devant de la scène, là où « l’Olympe est devenue un club », comme dirait Michel Clouscard (1).

Politique du Cinéma Grec

Les premières heures du cinéma grec se placèrent davantage sous le signe du bâillonage, de la censure et de l’impérialisme britannique, allemand, italien et américain, plutôt que sous celui de l’expression populaire : sous la dictature fasciste de Metaxas (1936-1941), « le box office grec est envahi par les films américains », sous l’Occupation allemande (1941-1944), « les seuls films projetés sur les écrans grecs à partir de la saison 1941-42 provenaient alors d’Allemagne, d’Italie et de Hongrie » ou sous l’impérialisme américain, où « pour la saison hivernale 1944-45, [75% des films projetés étaient américains] »(2). Le concours des américains garantissait alors la non-adhésion de la Grèce au bloc soviétique et soutenait avec les britanniques les armées du « monde libre » (les royalistes et les fascistes) contre celles de « l’ogre communiste » (les progressistes et communistes grecs menés par le KKE) pendant la Guerre Civile qui dura de 1946 à 1949, date de la victoire des royalistes (3). On pressent de nouvelles heures sombres :

Combattants de l’ELAS : Armée populaire de libération nationale grecque

« L’adhésion de la Grèce à l’OTAN [en 1952] et sa dépendance à l’égard du plan Marshall, le libéralisme économique pratiqué par les gouvernements de droite, l’anticommunisme effréné et la répression sociale présentée comme « politique de stabilisation » économique et sociale sont les éléments qui dominent cette période historique. » (4)

1949 serait-elle la victoire des royalistes et/ou celle de l’impérialisme américain pour qui il ne faut pas « discuter » avec les communistes mais les « tuer » ? Ainsi,

« Le cinéma ne peut que ressentir durement les conséquences de cette politique : d’un côté, il n’a pas la liberté d’exprimer la réalité et les vrais problèmes de la société grecque ; de l’autre, il ne reçoit aucun encouragement de la part de l’Etat, que ce soit sur le plan de la législation, des subventions ou de toute autre forme d’aide, contrairement au cinéma étranger – américain en particulier. » (5)

Néanmoins, la décennie des années 50 marque aussi un renouveau, « une nouvelle ère » du cinéma grec (6). Par ailleurs, c’est à l’heure du « stade suprême du capitalisme » mondialisé qu’on constate avec clarté une mondialisation, certes plus ou moins égale, de la culture et des influences ; de fait, pendant que de nombreux grecs s’expatrient, et en particulier pour des raisons socio-politiques, les films grecs s’imprègnent de plus en plus de ces sujets qui se diffusaient dans l’Europe d’après-guerre (7). Le chercheur Stéphane Sawas parle alors du « cinéma populaire grec de l’après-guerre » comme du « chantre des milieux défavorisés » (8). Ailleurs, on lit que

« Les thèmes abordés (misère, injustice sociale liée à l’apparition de nouveaux riches, transformations urbaines de la reconstruction anarchique, etc.), les contraintes économiques (studios sous-équipés et manque d’argent) qui poussèrent à tourner en décors naturels, ainsi que le contexte politique limitant la liberté d’expression, conduisirent à un cinéma néoréaliste, s’inspirant des modèles italien [qui était déjà apprécié des spectateurs grecs], mais aussi français [à travers la Nouvelle Vague] ou britannique [à travers le Free Cinema].”(9)

Précisons toutefois que « leur style demeure typiquement hellénique » (10) ; « les cinéastes grecs ont toujours abordé le thème du souvenir et de la nostalgie, comme si le passé contenait quelque chose de magique que le présent ne peut garantir. » (11) Au moment de la reconstruction de l’après-guerre, du fait du développement des forces productives (caméras légères, réduction du coût du matériel…) la production cinématographique laissait en effet davantage passer entre les mailles du filets les propositions artistiques qui auparavant étaient prohibées. Bon, ce n’était pas non plus les jours heureux… le parti communiste restait interdit, tandis qu’en parallèle,

« le cinéma de grande consommation se développe petit à petit pour arriver à son âge d’or, durant les années 60. Il s’agit, pour la plupart, de comédies légères, de farces, de sombres mélodrames ainsi que de comédies musicales. […] Cependant, comme dans la majorité des marchés européens, la préférence du public pour les superproductions américaines demeure une caractéristique permanente des pratiques cinématographiques grecques. » (12)

De cette manière, nous pouvons tisser nombre de liens entre le cinéma français et le cinéma grec ; comme beaucoup de pays, ces derniers ont été « envahi » par l’impérialisme américain visant à propager par tous les moyens possibles l’American way of life à travers un lavage de cerveau massif (13). Ainsi, comme en France, les années 60 sont celles de l’émergence massive de vagues de contestations mais aussi de répression. Chez nous, cela aboutira à mai 68 : un triomphe temporaire de la classe ouvrière mais aussi et surtout le triomphe du gauchisme et de son meilleur ami le libéralisme libertaire. La Grèce connaîtra quant à elle un coup d’État pro-américain mettant fin aux dites contestations : c’est le début de la dictature des colonels (1967-1974), qui eut pour principales répercussions sur l’industrie du cinéma grec la montée en puissance de la télévision en dépit de la « quasi-disparition du cinéma populaire » et l’apparition d’un nouveau cinéma d’auteur :

« Les difficultés politiques liées à la dictature des colonels puis l’arrivée de la télévision portèrent un coup quasi-fatal à la production cinématographique grecque […]. Le cinéma national s’effaçait face au cinéma étranger, en fait américain […]. [Enfin,] les années 1967 à 1974 furent marquées par la quasi-disparition du cinéma dit populaire, remplacé par la télévision tandis que s’affirmait [un nouveau] cinéma d’auteur. » (14)

Au cinéma, à côté des productions ayant pour but de justifier la dictature et des films typiquement grecs, ultra-folkloriques et cherchant à exalter le roman national (les « films en fustanelle ») (15), le nouveau cinéma d’auteur grec qui émergeait souhaitait redonner de la voix à une critique de gauche de la dictature des colonels. Un ancien étudiant rapporte :

 « À cette époque (années 70), de toute façon, l’art politique était l’accessoire pour la circulation de nos idées car on n’avait pas la possibilité d’avoir un conflit politique ouvert, on le faisait à travers les formes d’art. Et surtout le cinéma. » (16)

 Ainsi, comme en Espagne où les étudiants de gauche discutaient d’une autre esthétique que « celle de Franco », ce Nouveau Cinéma grec comme on l’appelle se trouvait obsédé par l’art en tant que moyen de lutte politique. A lire l’historien Kostis Kornetis, les débats d’après séance n’avaient l’air de ne tourner qu’autour de conflits entre représentants de différentes lignes politiques… (17) De cette manière, il était très difficile, comme ça l’était jadis pour les cinéastes grecs d’après-guerre, de trouver des financements ; c’est d’ailleurs pour pallier à ce manque criant et à leur faible diffusion que le Festival de films de Thessalonique et le Centre du cinéma grec furent créés (18).

 Niveau esthétique, cette nouvelle génération de cinéastes s’inspirait, pour l’historien Antonis Liakos, « des bâtards d’Hollywood, de Eisenstein et de la Nouvelle Vague » (19). Un mélange bien particulier qui se concrétise dans un bousculement des « formes traditionnelles de la narration, considérées comme bourgeoises » (20), et de l’exploitation de thèmes faisant écho au cinéma grec des années 50 :

 « Le Nouveau Cinéma grec retrouvait la thématique particulière initiée par Cacoyannis dans son Stella, femme libre [(1955)] : la rencontre (volontaire ou non de la part de ces auteurs) de la culture antique (utilisation des œuvres elles-mêmes, des mythes actualisés, d’un chœur, etc.) et de la culture populaire (mythes folkloriques, religion orthodoxe, danses ou musiques traditionnelles). » (21)

 Malgré ces bonnes intentions, on peut regretter l’hermétisme de ces films qui les limitait souvent aux cinéphiles des cafés et des ciné-clubs, aux amateurs de festivals de cinéma et aux critiques de cinéma. Néanmoins, ils s’inscrivaient dans un combat essentiel pour la reconnaissance du cinéma grec : « il lui fallait exister. Et cette lutte pour la vie, il l’a gagnée » disait en 1974 – soit l’année de la fin de la dictature et celle du début d’une démocratie libérale – Michalis Koutouzis, président du Festival de films de Thessalonique (22).

 « La chute de la dictature en 1974 entraîna une éphémère effervescence. Dans le sillage des libertés retrouvées : fin de la censure […], autorisation du parti communiste, etc., les ciné-clubs se multiplièrent, la population sortit à nouveau et fréquenta les salles de cinéma en masse. Très vite, l’engouement public se ralentit, mais la dynamique intellectuelle insufflée par la lutte contre le régime se poursuivit une dizaine d’années, s’incarnant dans le Nouveau Cinéma grec. […] À la fin de la dictature des colonels, le cinéma grec avait perdu son public et toute légitimité commerciale, sociale et culturelle. Il était, pour la deuxième fois de son histoire, quasiment mort. » (23)

 En 1981 la Grèce intègre l’Union Européenne. La production de films chute, l’hermétisme naissant du Nouveau Cinéma grec de moins en moins financé se durcit au profit des distributeurs de films américains qui « disposaient d’un quasi-monopole en Grèce à la fin de la dictature ». Les années 90 sonnent alors comme la « troisième mort » du cinéma grec : « le marché était saturé (80 % des entrées) par le cinéma américain ». Il faut être conformiste pour voir son film financé ; des thèmes caractéristiques du postmodernisme commencent à pointer le bout de leur nez : le concept de « société » effacé peu à peu devant « l’autodénigrement », les « microhistoires » des « microcommunautés » marginales perçues comme des « signifiants »… (24)

 Aux alentours des années 2000, un nouveau cinéma d’auteur grec apparaît, se fait connaître à l’international en obtenant des prix dans les festivals. Avec la large démocratisation des caméras numériques, la production de films indépendants augmente.

 Enfin, le cinéma grec connaît « un nouveau tournant dans les années 2010 ». Michael Bourgatte, en énumérant les thèmes majeurs qu’on retrouve sur les écrans de cette période, appuie la responsabilité du plan d’extrême austérité qu’a imposé l’Union Européenne à la Grèce :

 « Les thèmes de l’identité personnelle et nationale sont abordés dans un contexte de globalisation et de transculturalité. […] En remettant ainsi le quotidien au centre de l’attention, ces cinéastes se donnent les moyens de réfléchir au fonctionnement de la société et évitent de fantasmer une société impossible. […]

L’action se déroule comme si les protagonistes vivaient dans une société qui n’a pas d’histoire, pas de mémoire et pas de destinée. Il y a une perte des repères, une chute des structures. Les personnages sont sans terre et esseulés. […]

[Est aussi soulevée la question de l’]’intrusion de corps étrangers dans des environnements constitués, comme une métaphore de ce que fait subir l’Union Européenne ou le FMI à la Grèce [je surligne].” (25) (26)

 Ce cinéma contemporain est appelé par certains la “Nouvelle Vague Grecque” (27).

 Critique de Animal (2023) de Sofia Exarchou

 Après Park (2015) où elle dénonçait les monstrueuses dépenses inutiles pour les Jeux Olympiques de 2004, Sofia Exarchou retrouve Dimitra Vlagopoulou (Kalia dans le film) pour Animal, long-métrage tournant autour de « la notion de divertissement, qui, pour moi, est intrigante dans le capitalisme : l’idée de la nécessité de divertir les gens toute la journée pour que le système continue de fonctionner » (28), déclare-t-elle sur DeadLine.

 Du haut de ses 35 ans, Kalia exerce son métier d’animatrice en hôtel tout inclusif depuis 9 ans. Entourée de sa petite troupe d’animateurs habitués et saisonniers, sa vie cyclique ne se résume qu’à son travail, qui, bien sûr, n’est pas de tout repos. Au premier abord, elle paraît enjouée, serviable ; en tant que doyenne de la bande, c’est à elle que Eva, une saisonnière polonaise de 17 ans fraîchement arrivée en Grèce, s’adresse en cas de coup de mou. Par ailleurs, nombre des saisonniers comme nombre de vacanciers ne sont pas grecs : en ce sens, Exarchou aborde une problématique contemporaine, et, comme on l’a vu précédemment, faisant partie intégrante de l’histoire de la Grèce : l’immigration, en particulier jeune. On apprend par l’OCDE que les travailleurs immigrés en Grèce sont très pauvres, et que leurs conditions de vie ne vont que de mal en pis (29). On connaît également la précarité dans laquelle se trouve la classe laborieuse grecque. Sans doute parce qu’ils n’ont pas assez d’argent pour vivre seuls, Eva, Kalia et tous les animateurs habitent ensemble dans un vieux bâtiment décati, loin de tout et cerné de barbelés. Exclus du monde, emprisonnés à l’abri des regards sur une île dont ils ne s’échapperont jamais, ils sont les marginaux que le capitalisme ne veut pas voir. Comme Circé ayant transformé les compagnons d’Ulysse en vulgaires porcs, le capitalisme ne laisse pas ses bêtes (ou ses animaux, cf le titre) sortir de leur enclos. Il ne les engraisse que pour le doux regard des touristes, qui se trouvent être en réalité faire partie de ceux qui détruisent les bords de mer ; ça c’est le caractère suicidaire du capitalisme, qui ne peut poursuivre sa course effrénée au profit sans un beau jour s’écrouler de fatigue. Malheureusement sa course est longue et l’agonie aussi… Quant à ces bêtes, elles auront beau contempler la mer autant de temps qu’elles le désirent, « rêver » à l’arrivée par la mer d’un Ulysse, malgré tout effort l’horizon paraît absent. « Les animateurs ont une vie dans l’ombre et sont dans une situation sans issue » (30), dit Exarchou.

 Dans la première moitié du film, Kalia semble se voiler la face, agir comme si tout allait bien, son esprit et son corps ayant l’air d’avoir été automatisés par le capitalisme, comme si le monde entier était un touriste à divertir. Il ne se passe pas grand chose. Le style documentaire du film, typiquement contemporain, ne court pas après les rebondissements. Kalia apparaît souvent toute nue à l’écran, l’intimité étant étrangère à son personnage. Pour Exarchou, « elle est comme une poupée sur laquelle il suffit d’appuyer sur un bouton pour qu’elle dise : “Beautiful !” » (31). Kalia ira jusqu’à dire : « Je ne rêve même pas. Rien. » En parallèle, Eva, la nouvelle arrivante, affiche une mine plus dubitative et inquiète. Même si la caméra s’attache plus à filmer Kalia que Eva, son attitude plus « humaine » rapproche le spectateur de son personnage et permet à ce dernier de mieux comprendre, à travers son évolution, celui de Kalia. Plus en filigrane, la petite fille dont on ignore tout et qui passe son temps à traîner dans les pattes des animateurs joue le même rôle : « La petite fille et Eva sont, avec Kalia, complémentaires. Le public peut suivre plusieurs versions d’un même personnage » explique Exarchou (32).

 En effet Kalia se révèle davantage dans la seconde partie du film : c’est là qu’elle se met à la recherche de son anima (âme en latin) (quand le titre s’est affiché, le « L » a disparu seul avant que toutes les autres lettres aient disparu en même temps) suite à une blessure à la jambe qu’elle répare à l’agrafeuse, se soignant comme un simple objet cassé. C’est « quand on se cogne » qu’on est aussi ramené au « réel » : de cette blessure affleure plus clairement la dialectique entre l’âme (humain) et le corps (animal), qui opère cependant chez Kalia comme une frustration ; on a l’impression qu’elle ne veut pas échapper à sa condition de femme-objet… mais à sa conscience ! Alors, pour l’oublier, elle sort en boîte tous les soirs, ne tient jamais en place (à scooter, en train de danser), fuit le repos, boit, constamment, dès qu’elle peut pour une soumission plus efficace au capitalisme : « La drogue permet d’atteindre la perfection diabolique du dressage du corps : la meilleure soumission au système par la plus grande tromperie sur la marchandise vendue » écrivait Clouscard (33). Bref, ce n’est pas parce qu’elle peut chanter et danser sur scène, devant les touristes de l’hôtel que ce lieu est, comme l’étaient les tavernes dans le cinéma grec (dans Stella, femme libre (1955), Jamais le dimanche (1960), Evdokia (1971)…) « le lieu où certaines femmes affirment leur émancipation » (34). Non, ici, c’est tout le contraire qui est en jeu.

 On retrouve ainsi les thèmes types de la « Nouvelle Vague Grecque » : « la perversité, le désordre, la démesure et la merveilleuse bizarrerie [qui résonnent] avec la condition grecque et reflète l’esprit de la nation. […] Le portrait d’une nation sur le point de s’effondrer » (35). On parle beaucoup plus anglais que grec, on ne rencontre, en dehors des animateurs, que des touristes russes, italiens ou autres, aucun lieu, aucun plat ni aucune musique n’est « locale », ne permet d’ancrer ce lieu en Grèce. Pas de ces chants des ouvriers grecs et des réfugiés, les laïka et les rembétika qui « [redonnaient] une certaine fierté et [ajoutaient] un degré plus profond d’appartenance au peuple grec » grâce à leur diffusion dans le cinéma des années 50 (36).

 Exarchou concevait l’île du film comme ça : un endroit qui « n’a aucune identité et est essentiellement un lieu de fêtes de très bon marché » (37) – elle n’est que l’île de rêve du néo-libéralisme. Ce qui se passe là-bas reste là-bas. On boit comme un trou, vieux pervers ou pas on se frotte aux danseuses de l’hôtel devant sa femme (la culture du viol est présente tacitement dans le film), on échange les partenaires comme s’ils étaient de simples objets. La musique techno omniprésente donne la migraine, elle écrabouille et arase toute disparité, tout écart, tout « rêve ». Comment ne pas voir dans la scène où Kalia découvre, la nuit, des statues de divinités grecques à demi noyées dans l’eau « le portrait d’une nation sur le point de s’effondrer » (38)? « L’action se déroule comme si les protagonistes vivaient dans une société qui n’a pas d’histoire, pas de mémoire et pas de destinée », pourrait-on dire avec Michael Bourgatte.

 Par ailleurs, tout ce poids de la destruction du pays s’incarne en Kalia : à 35 ans, elle commence à devenir âgée pour ce métier. L’image du début d’un groupe d’animateurs soudé est brisée par son comportement de plus en plus solitaire, comme si elle se rejetait la faute sur elle-même, que le problème n’était pas extérieur. En s’isolant et en fréquentant les clubs, elle tente de passer de l’autre côté de la scène, de devenir elle-même une touriste. Mais personne n’a le don d’ubiquité ; à partir du moment où elle a donné son corps, un pacte a été signé avec le capitalisme, qui alors la tient fermement en bride : c’est après qu’Eva ait accepté, visiblement contre son désir, de coucher avec un animateur qu’elle va sécher les larmes qui coulaient sur son visage dans la première partie du film (c’est d’ailleurs la première fois du film qu’on la voit nue, comme un premier pas dans son intimité bafouée). Le propre du capitalisme, c’est de faire croire au sujet qu’il ne peut pas dire « non », que la contradiction qu’il porte en lui est un vice, un problème qu’il faut éliminer au plus vite s’il veut survivre. « Yes Sir, I can boogie (Oui Monsieur, je peux danser)”, que chante Kalia tout au long du film. Oui, elle ne peut qu’accepter de danser pour le monde patriarcal des monsieur, c’est le seul chant qui a le droit de sortir de sa bouche. Et en anglais, s’il vous plaît.

 La seconde partie du film voit les situations de Eva et de Kalia s’inverser symétriquement : Kalia semblait heureuse au début quand Eva était triste, et à la fin elle est triste alors qu’Eva semble être devenue heureuse.

 Kalia, sous son regard, finit par quitter la scène en plein spectacle, évitant de rejoindre le public comme elle avait tenté de le faire alors. Eva quant à elle occupe le dernier plan du film – ou plutôt son épaule : Exarchou s’amuse en faisant se répondre aussi symétriquement le début du film, où nous étaient montrés des morceaux de corps des animateurs en mouvement, et la fin du film. C’est le signe qu’Eva, ou plutôt son corps, est enfin entièrement intégré au puzzle quasi insécable que composent les animateurs au service du Capital et qu’il prend la relève sur le corps d’une femme de 35 ans. Quasiment, car une pièce du puzzle, Kalia, réussit (sous contrainte et non sans difficultés) à s’en détacher.

 Cependant, il ne faut pas voir le film comme un gigantesque bloc morose. Il comporte également des moments sincères de tendresse, de complicité et d’amour très fins. Mais ils ne durent qu’un temps et se concluent généralement sur une plage vaseuse et salissante, loin du rêve que Kalia vendait en se trémoussant toute fardée. Elle reste, elle et ses collègues animateurs, parquée en tant qu’animal avec pour puissants barbelés une pauvreté extrême et un lavage de cerveau de facture néo-libéral (le dernier déguisement qu’elle arbore est un déguisement de poissons, comme ceux qu’on voit dans un aquarium au début du film, monté à côté de plans sur les corps des animateurs).

 Mais loin de nous l’idée d’affirmer que ce sera là le dernier mot du peuple grec, fort de ses luttes progressistes glorieuses (on pense au KKE), de ses différences, de sa communauté de culture, et enrichi à travers les siècles par l’immigration. Sofia Exarchou espère d’ailleurs que « les gens de [son] pays [iront] au cinéma pour voir le film » (39) pour, supposons-le, tenter de redonner vie et/ou de continuer à alimenter une culture grecque trop ombragée par l’impérialisme américain. Symbole d’espoir dans le cinéma grec (40), la présence de la petite fille bien mystérieuse, « complémentaire » des personnages d’Eva et de Kalia, pourrait nous rassurer à ce sujet.

 Le film a été en compétition au Festival de Locarno (Dimitra Vlagopoulou y a remporté le prix de la meilleure actrice) et est vendu à l’international par Shellac, société française.

Bibliographie

  1. Clouscard, Michel, Le capitalisme de la séduction, Editions Delga, 2009
  2. Eirini Sifaki. Permanences et ruptures dans l’internationalisation du cinéma en Grèce. CIFSIC – Bucarest – 2003, 2004. ffsic_00000970
  3. Abazoglou, Angelos, Chronique d’un ravage, 2020 (documentaire). https://www.youtube.com/watch?v=1rAV4geKAnE&t=2s (partie 1) https://www.youtube.com/watch?v=B2cuLFdaHzU (partie 2)
  4. Eirini Sifaki, op. cit.
  5. Ibid.
  6. Ibid.
  7. “1,2 millions de grecs auraient quitté le pays sous régime dictatorial entre 1950 et 1977. 400.000 d’entre eux seraient progressivement revenus ensuite. Parallèlement à cela, ce sont 800.000 étrangers qui sont entrés dans le pays à compter des années 1980, dont les deux tiers d’albanais, constituant aujourd’hui près de 10% de la population nationale – du moins, jusqu’à il y a peu, car on sait que la crise a conduit, depuis, un grand nombre d’entre eux à rejoindre leurs pays d’origine.” in Bourgatte, Michael, Le traitement de la crise dans le cinéma grec contemporain, 2013 à https://celluloid.hypotheses.org/590 (article)
  8. Stéphane Sawas, « Quand le cinéma grec passe à table », Cahiers balkaniques [En ligne], Hors-série | 2016, mis en ligne le 14 mars 2017, consulté le 02 février 2024. URL : http://journals.openedition.org/ceb/6424 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.6424
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec (l’article a été labellisé “de qualité” en 2013. Il prend en grande partie appui sur les travaux de l’historien Yannis Soldatos, le professeur à l’Université de Sydney Vrasidas Karalis et d’autres chercheurs qualifiés).
  10. Chabot, N., Tambourakis, N., Stavrakas, D. & Arsenis, S. (1992). Dossier : cinéma grec : fiers sur les chemins…. Ciné-Bulles, 12(1), 40–45.
  11. Castiel, É. (2005). Semaine du cinéma grec : pot-pourri… et autres agréments. Séquences, (240), 9–9.
  12. Eirini Sifaki, op. cit.
  13. A ce sujet, je recommande la lecture du court article de Gabriel Rockhill sur l’influence de la CIA sur l’intelligentsia française : https://www.les-crises.fr/la-theorie-francaise-lue-par-la-cia-sur-le-travail-intellectuel-de-demantelement-de-la-gauche-culturelle-par-gabriel-rockhill/ et l’ouvrage de Matthew Alford, HOLLYWOOD PROPAGANDA. FINAL CUT, Éditions Critiques, 2023.
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.
  15. Ibid.
  16. Kornetis, Kostis. « « Le cinéma vécu ». Le film politique en Grèce et en Espagne parmi les générations des Long Sixties », Monde(s), vol. 11, no. 1, 2017, pp. 183-204.
  17. Ibid.
  18. Chabot, N., Tambourakis, N., Stavrakas, D. & Arsenis, S, Op. cit.
  19. Kornetis, Kostis, Op. cit.
  20. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.
  21. Ibid.
  22. Chabot, N., Tambourakis, N., Stavrakas, D. & Arsenis, S, Op. cit.
  23. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.
  24. Ibid.
  25. Bourgatte, Michael, Op. cit.
  26. Sur la Grèce et l’UE, lire https://www.initiative-communiste.fr/articles/europe-capital/grece-grace-a-lunion-europeenne-du-capital-le-pays-ou-les-enfants-sont-pauvres-les-retraites-dans-la-misere-les-travailleur-aux-chomage/ ; https://www.initiative-communiste.fr/articles/europe-capital/antidemocratique-antisociale-preuve-grece-pays-bas-ordonnances-quil-faut-sortir-de-lunion-europeenne/ ; https://www.initiative-communiste.fr/articles/europe-capital/les-diktats-de-l-ue-voila-le-cap-de-hollande-analyse-des-recommandations-2015-de-la-commissions-europeenne-pour-la-france/ ; https://www.lemonde.fr/international/article/2017/06/21/le-plan-marshall-soixante-dix-ans-d-influence-en-europe_5149013_3210.html
  27. Notamment James Tweedie in The Age of New Waves: Art Cinema and the Staging of Globalization, 2013. 28.https://deadline.com/2023/11/sofia-exarchou-animal-greece-thessaloniki-locarno-1235593455/#!
  28. OCDE (2020), Perspectives des migrations internationales 2020, Éditions OCDE, Paris. 30.https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/cinema/animal-de-sofia-exarchou-en-grece-le-tourisme-de-masse-a-detruit-les-paysages
  29. Ibid.
  30. https://www.bande-a-part.fr/cinema/entretiens/magazine-cinema-animal-sofia-exarchou/
  31. Clouscard, Michel, Op. cit.
  32. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.
  33. De l’anglais : “Critics and audiences provided a similar reading of the Greek new wave cinema. For them, this cinema shows (familial) violence, perversity, disorder, excess, and wonderful weirdness because it resonates with the Greek condition and reflects the spirit of the nation. […] A portrait of a nation on the cusp of collapse” (Brooks 2012) in Basea, E. (2016), The ‘Greek Crisis’ through the Cinematic and Photographic Lens: From ‘Weirdness’ and Decay to Social Protest and Civic Responsibility. Vis Anthropol Rev, 32: 61- 72. https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.1111/var.12093
  34. Chabot, N., Tambourakis, N., Stavrakas, D. & Arsenis, S, Op. cit. 37.https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/cinema/animal-de-sofia-exarchou-en-grece-le-tourisme-de-masse-a-detruit-les-paysages Op. cit.
  35. “Les statues meurent aussi” aurait dit Chris Marker. 39.https://deadline.com/2023/11/sofia-exarchou-animal-greece-thessaloniki-locarno-1235593455/# Op. cit.
  36. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.
  37. https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/cinema/animal-de-sofia-exarchou-en-grece-le-tourisme-de-masse-a-detruit-les-paysages Op. cit.
  38. “Les statues meurent aussi” aurait dit Chris Marker.
  39. https://deadline.com/2023/11/sofia-exarchou-animal-greece-thessaloniki-locarno-1235593455/# Op. cit.
  40. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_grec Op. cit.

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