Longtemps diffusé lors des rétrospectives, abondamment analysé, il est devenu aujourd’hui très rare de pouvoir assister à une présentation du Premier Maître (1965) du réalisateur pourtant très reconnu Andreï Konchalovski. Le film est d’ailleurs introuvable en DVD. Ce long-métrage a tout simplement été oublié et laissé de côté. Situation très étonnante lorsqu’on voit qu’on continue à encenser certains films de l’URSS de la même période. Peut-être le problème vient-il du sujet traité par le film, qui n’est plus en accord avec notre époque exterministe, ni avec celle de la Russie capitaliste post-soviétique où l’argent est roi, ni avec les idées réactionnaires actuelles de son réalisateur.
Le film narre l’histoire de Diouchen, un jeune soldat de l’Armée rouge en 1923, envoyé dans un village kirghiz perdu dans la montagne, afin d’apprendre aux enfants à lire et à écrire. Un brin idéaliste et sûr de la nature révolutionnaire de sa mission, notre enseignant se heurte aux traditions ancestrales des paysans. Il devra s’armer de courage pour pouvoir accomplir sa mission.
Le film fait directement écho à la campagne d’alphabétisation dont parle Henri Alleg dans Etoile rouge et croissant vert. C’est-à-dire les efforts d’éducation dans territoires arriérés par des années de domination du tsarisme et des potentats locaux, avec notamment la question complexe de la place de la femme dans ces sociétés.
Extrait du livre d’Henri Alleg qui montre l’ampleur de la tâche (page 150-151) :
« Transformer en quelques années des peuples de paysans et de paysannes analphabètes en citoyens et citoyennes sachant lire et écrire, ouvrir dans le même temps des milliers d’écoles pour leurs enfants – le projet n’a encore aucun précédent dans l’histoire. Ambition gigantesque, menée à terme et vécue comme une épopée par des millions d’hommes et de femmes, qui s’éveillent d’un sommeil médiéval pour partir à l’assaut de leur propre ignorance. La Révolution s’est engagée à rendre aux peuples opprimés liberté et dignité, à faire renaître leur langue et leur culture. (…) Quant aux mollahs formés dans le respect superstitieux des traditions, ils se dressent naturellement contre toute innovation en matière d’éducation, comme d’ailleurs en tout autre domaine. Ne suffit-il pas aux fidèles de savoir par cœur leurs prières, même s’ils n’en comprennent pas le sens ? Dans les steppes et les montagnes, nombreux sont les vieux bergers qui pensent de même. »
Le Premier Maître est le premier long-métrage de Konchalovski et son film de fin d’étude, réalisé avec un budget modeste, tourné au Kirghizistan, qui était une des républiques qui composaient l’Union soviétique, après avoir longtemps subi le joug tsariste. L’histoire est écrite d’après une nouvelle de Tchinguiz Aitmatov, un grand écrivain kirghiz, dont les oeuvres ont déjà été adaptés au cinéma comme Djamilia (1969) d’Irina Poplavskaïa et Chaleur torride (1963) de Larissa Cheptiko. Le film est passablement inspiré par le néo-réalisme italien, ainsi que par la Nouvelle Vague française et le cinéma asiatique.
La première scène, silencieuse au début, consiste en un enchaînement de trois plans de la plaine du Kirghizistan qui permettent de planter le décor : un territoire désertique de toute végétation, encadré par des montagnes immenses aux sommets blancs. On voit apparaître un bâtiment délabré que la caméra surplombe, isolé du reste du paysage. Ce bâtiment sera l’école. Ensuite, nous avons un homme debout, Diouchen, qui harangue une foule silencieuse de paysans, qui se met à rire de plus en plus fort à mesure qu’il continue son discours. Notre héros expose sa mission (ouvrir une école pour leurs enfants), tout en leur assénant des phrases toutes faites sur la révolution, ainsi que sur des choses qu’ils ne connaissent pas (le téléphone) et dont ils ne voient pas l’utilité. Cette scène permet au spectateur de mesurer le décalage entre l’enseignant et les paysans, et donc de pressentir toute la difficulté de la mission qu’il est chargé d’accomplir.
Dès les premières scènes, nous remarquons un élément qui sera présent tout au long du film : l’aspect quasi-documentaire. Il y a peu de musique, beaucoup de passages consacrés au travail des paysans, des photos des montagnes, des études sur les rites et fêtes locales. Le film est une adaptation mais cette partie-là est un ajout de la part du cinéaste lors de l’écriture. Ce détail dans les activités quotidiennes des paysans se retrouve et sera amplifié dans le second film de Konchalovski, à savoir Le bonheur d’Assia.
Le portrait des masses paysannes dans le Premier Maître est assez proche de ce qu’a pu décrire Henri Alleg dans son livre précédemment cité, juste après la victoire de la Révolution. Ce portrait est bien loin de la vision angélique que pouvait donner la propagande, où les paysans étaient tout de suite ralliés au nouveau pouvoir soviétique. Ces masses ne sont ni bonnes ni mauvaises par essence : elles ont simplement été habituées à la servitude. Comme le dit si bien le seul paysan vraiment favorable à Diouchen, la seule chose qui permet de lier les gens c’est la tradition. Leur enlever ça, c’est enlever ce qui faisait la base de leur vie sociale jusqu’alors. Si ceux qui voient Diouchen se moquent de lui et de ses enseignements, c’est simplement qu’ils ne voient aucun intérêt à changer leurs habitudes. Pourquoi savoir lire ? Cela n’aide pas au champ ! Pourquoi aller vers des nouvelles normes alors qu’ils ont toujours vécu très bien avec les leurs ? C’est la force de l’habitude qui les assomme. Pourtant, malgré leur attitude désastreuse, au fur et à mesure de l’intrigue, certains auront une position ambivalente à son égard, voire à le soutenir comme c’est le cas du paysan gardien du seul arbre de la région, et des enfants bien entendu.
Le portrait brossé de l’enseignant n’est pas tendre pour autant. A bien des égards, son comportement du début est désastreux, répétant les erreurs commises par certains éducateurs rapportés par Alleg. Diouchen est sorti, selon ses dires, de la pauvreté grâce à la révolution. C’est un communiste fermement convaincu lui-même, et instruit il y a peu. Son problème, c’est qu’il a une attitude idéaliste dans son rapport au monde, qui se double par un certain manque de tact et de compréhension des situations. La première scène, dont nous avons parlé plus haut, le montre bien : au lieu de parler un langage compréhensible à ceux qu’il vient voir, il se lance dans de grandes envolées lyriques sur la révolution mondiale, le prolétariat et la bourgeoisie, sans se préoccuper de savoir si ce qu’il dit reflète une réalité compréhensible pour ceux qui l’écoutent. Idéaliste, il l’est car il pense que c’est en disant une chose qu’elle advient. Si le gouvernement soviétique proclame la fin de la bourgeoisie, c’est que c’est vrai. S’il dit à une jeune fille en pleurs qu’il lui interdit à jamais d’être triste, elle doit s’arrêter. Maladroit et manquant de tact, c’est le cas lors de la première leçon où il s’en prend violemment à un enfant qui a eu le tort de poser une question innocente (« Lénine peut-il mourir? »), traitant le jeune garçon d’agent de la contre-révolution. Un peu arrogant et provocant face à ces habitants qui ne l’aident pas, ce sera malgré tout sa détermination et son courage à vouloir mener sa mission à bien, et le respect réciproque qu’il a pour les enfants, qui le rendront sympathique. Diouchen, s’il garde une grande partie de ses tares, arrivera à apprendre lui-même de ses erreurs et à se faire apprécier, à force de travail, de ses élèves. Il aura une vraie fidélité à leur égard concernant leur bien être, allant jusqu’à se battre pour eux.
Il y a cependant un personnage qui connaîtra une véritable évolution, c’est Altynaï. Elle a 16 ans, est orpheline et vit chez sa tante, une vieille femme horrible qui passe son temps à l’humilier. Son importance se manifeste dès les premières scènes du film : bien qu’elle ne soit pas un personnage vraiment actif dans la séquence en question (contrairement à Diouchen, sa tante et son oncle), c’est le seul des élèves qu’on voit l’enseignant aller chercher. C’est petit à petit que la relation entre l’enseignant et elle se construit. La première tension amoureuse a lieu lors de la construction du pont qui relie le village à l’école, où un geste mal interprété du professeur fait qu’elle le repousse violemment. Cette relation de confiance se transforme en amour chez la jeune fille. Si les sentiments de Diouchen sont plus ambigus, il est clair à la fin du long-métrage qu’il partage en partie les sentiments d’Altynaï. Cependant, cette histoire d’amour n’est pas vraiment le centre de l’évolution du personnage. En fait, elle sert à critiquer l’oppression des femmes dans le vieux système féodal. Vendue à un koulak par sa tante, elle se fera enlevée et violée par le riche paysan dont la condamnation est ferme. Lors de cette scène, on voit la fille en tenue nuptiale, terrifiée face à son « mari ». Alors qu’il la déshabille, elle tente de se débattre mais il se jette sur elle. Le reste se passe hors champ et dans l’ombre, nous n’entendons que son « non ». Après cette première scène d’horreur, elle doit subir le voyeurisme des autres koulaks. Alors qu’ils se préparent a partir, les paysans nomades commencent à défaire la tente de leur chef (le « mari » d’Altynaï), où se trouve la jeune femme, alors que celui-ci dort encore. La jeune fille nue et honteuse doit subir leur regard posé sur son corps nu, avec l’impossibilité de réellement se cacher de cette troupe en cercle autour d’elle. C’est de l’enseignant et de la loi que viendra le salut, et c’est ce qui lui permettra de quitter cet endroit. Mais le pire advient lors de son retour au village. Elle est traitée de tous les noms car elle s’est « enfuie » de chez son mari, quand bien même le geste dudit mari n’était pas légal, et c’est ainsi qu’elle se retrouve malmenée par sa tante et par les gens du village, avec le professeur comme seul protecteur. Celui-ci la déclare alors première femme libre d’Orient. C’est par son intervention que la situation d’oppression subie par les femmes dans le cadre des traditions paysannes s’améliore, en corrigeant les mœurs par l’éducation. Altynaï aura finalement la possibilité de s’échapper de ce milieu en allant étudier à la capitale, grâce à l’aide de son professeur.
La dernière scène du film est ma préférée. Après être retourné au village, Diouchen se rend compte que son école a été brûlée et que l’un de ses plus fidèles élèves vient de décéder à cause des flammes. Un arbre se trouve dans le village. C’est le seul des montagnes désertiques, planté par la famille de l’un des paysans, celui qui est le seul soutien du héros. Il tient à son arbre car c’est le testament de plusieurs générations, une sorte d’institution qui fait la fierté de la région et pour laquelle il s’est durement battu. L’enseignant refuse de laisser les enfants sans avenir et est prêt à rebâtir de ses mains la nouvelle école. Et pour ce faire, il commence à couper à la hache l’arbre centenaire. D’abord dépité, le fermier gardien de l’arbre finit par prendre la hache et à découper l’arbre sous les yeux de la masse. Pourquoi ? Tout simplement parce que Diouchen veut lui aussi créer une institution durable qui fera la fierté de tous, même s’il doit en mourir. Mais pour qu’il puisse réaliser ce projet, il faut que le paysan mette sa fierté, son arbre, à sa disposition afin que sa nouvelle institution soit pérenne. Le film se termine sur une scène où on voit l’enseignant et le paysan coupant frénétiquement le bois, sans musique, seulement les bruits de la hache. Ce que le réalisateur veut nous dire : il faut savoir abandonner les traditions ancestrales qui nous ont paru bonnes pour aller vers les lumières de la connaissance et de la modernité, accéder ainsi au bonheur commun plutôt que de végéter dans le passé.
Si nous avons apprécié le message général du film, nous ne sommes pas ignorants qu’il est en cinglante contradiction avec la suite de la carrière de Konchalovski. Concernant le réalisateur, il fait désormais des films pour dénoncer la période communiste, juste après avoir profité du système socialiste pour lancer sa carrière. Il signe des pétitions pour le groupe Pussy Riot avant de soutenir Russie unie (et Vladimir Poutine) aux élections. Pour ce qui est d’Aitmatov, il fut d’abord grand détracteur de Staline (a sa décharge son père avait subi les purges), avant de devenir un anticommuniste dans le Kirghizistan indépendant, profitant de son statut d’écrivain reconnu pour bien vivre.
La lutte contre l’obscurantisme en URSS comme ailleurs a pris du temps et fut menée avec vaillance. Il a été difficile de mener à bien ces campagnes, qui avaient pour but d’assurer l’émancipation des peuples par la connaissance. Une lutte acharnée qui ne fut pas toujours soutenue au début par les premiers bénéficiaires de cette politique. Mais attention, s’il a été difficile en URSS de construire le mode de vie socialiste, et en France d’assurer la victoire des Lumières, il est, comme on peut le constater historiquement, assez facile de faire un « grand bond en arrière » pour parler comme Henri Alleg. Bien sûr, tout d’abord à cause des mécanismes d’habitudes comme dans le long-métrage, mais aussi en raison de l’absence de perspective face à une situation sociale calamiteuse, comme dans la Russie post-soviétique ; aussi par l’abrutissement de masse que nous subissons régulièrement et qui nous pousse vers les attitudes les plus désastreuses, les plus antisociales possibles. Ce retour à l’obscurantisme a pour origine la crise organique du capitalisme dans sa phase néolibérale, car l’atomisation et l’isolement social qu’elle provoque nous pousse vers des formes de pensées idéalistes voire franchement destructrices, si ce n’est ce mode de production où un petit nombre s’approprie la grande partie de la richesse créée par notre force de travail. Le Premier Maître fait aussi écho à notre époque, car tout le travail de l’enseignant est en opposition avec l’exterminisme de notre époque visant à détruire la nature, les peuples, les langues, les cultures et tous les savoirs. Il est temps de se battre pour des nouvelles lumières communes, pour ne pas perdre ce que nos ancêtres ont bâti.
Ambroise-JRCF
0 commentaires