La Commune, Courbet et le Réalisme 

par | Oct 14, 2024 | Contre-culture | 0 commentaires

L’Angelus, Jean-François Millet, 1859

 Qu’il est facile de décrire le peuple et ses déboires, sans pour autant partager son destin et son espoir, tout en critiquant ses tentatives désespérées de se libérer de ses chaînes. Fils d’ingénieur italien, orphelin de son père durant son enfance, Zola grandit et vécut une bonne partie de sa vie entre deux articles de journaux, poursuivi par les difficultés économiques avant de connaitre le succès en littérature. Ambitieux, et opposant au Second Empire, il le critique avec ironie dans ses contes et ses articles pour le quotidien La Cloche. Lorsque la Commune de Paris est déclarée, il s’insurge contre l’interdiction de la presse, incapable de comprendre l’intérêt politique du contrôle de l’information pour le maintien de la Commune ; peut-être un peu trop préoccupé par son propre compte. Il fuit Paris en mars 1871, puis écrit le 3 juin de cette même année, après la Semaine Sanglante, où les communards ont été exécutés sous les ordres d’Adolphe Thiers, « Le bain de sang qu’il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur ». Un homme pragmatique mais partial, qui comprend les mesures expéditives lorsqu’elles permettent de rétablir l’ancien monde, mais en est incapable lorsque l’enjeu est de le changer. Cet homme de lettres, dont la méthode scientifique sert à mettre en scène une littérature sociale, ne semble pas particulièrement touché par les causes de ce qu’il décrit. Son naturalisme est un déterminisme froid, les Rougon-Macquart sont, dans son œuvre, frappés d’une tare incurable : la pauvreté. L’ambitieux Zola, incapable de constater que l’alcoolisme est une conséquence d’une vie rude, et non la cause héréditaire du malheur. En bon républicain de son temps, il perçoit le soulèvement populaire de la Commune comme une fièvre, une tare du peuple, prouvant l’incapacité de la masse à se contrôler. 

Victor Hugo, lui aussi, homme du peuple, républicain, proche de la révolution de 1848, après avoir été royaliste dans la première partie de sa vie, ne pouvait pas voir dans la Commune la formidable révolte du peuple contre ses chaînes. Indécis, il critique autant Adolphe Thiers que les Communards, opposant les crimes des uns et des autres, sans voir la disproportion entre ceux de Paris et de Versailles. En idéaliste bourgeois, la nation l’intéresse bien plus que le peuple, il dit alors dans une lettre en avril 1871 : « Le droit de Paris de se proclamer Commune est incontestable. Mais à côté du droit, il y a l’opportunité […]. Faire un conflit à pareille heure ! La guerre civile après la guerre étrangère ! Ne pas même attendre que les ennemis soient partis ! Le moment choisi est épouvantable. Mais ce moment a-t-il été choisi ? Choisi par qui ? Qui a fait le 18 mars ? ». Il y a cette contradiction surprenante, qui ne peut s’expliquer que par un rapport de classe, entre la légitimité de Paris à se proclamer Commune, et la nécessité d’un moment propice pour la révolte. C’est justement le changement de régime, la perte de la guerre, qui constituait pour la classe ouvrière le moment propice à l’insurrection. L’échec de la Commune n’est pas dû au moment de sa proclamation, mais à un manque de théorie révolutionnaire. Que faire une fois la commune proclamée ? Comment la maintenir efficacement ? La tentative est belle, mais la stratégie était trop fragile…  

Comme il est facile de décrire le monde, le peuple, et ses souffrances, loin dans une petite pièce, après avoir pris quelques notes dans une recherche de terrain froide et méthodique. Nous avons été surpris, dans un premier temps, d’observer un tel mouvement de recul face à la commune, alors que ces deux artistes se proclamaient proches du peuple, sensibles à leur difficulté. Il est évident que la littérature, en tant que travail solitaire de l’esprit, est un terreau propice à l’idéalisme politique et à une confusion entre l’esthétique et le réel. Si les écrivains ont eu un mouvement spontané de recul face à la Commune, fut-ce le cas pour l’ensemble des arts ? Nous pouvons aisément affirmer que non, puisque les conditions de travail diffèrent et donc que le rapport au réel n’est pas le même en fonction de l’art déployé.

Gustave Courbet fut plus qu’un proche de la Commune, il prit une part active à celle-ci. Nommé « commissaire aux Beaux-Arts », il se chargea, avec zèle, de protéger l’ensemble des œuvres d’art de la ville, face aux débordements, aux frappes prussiennes et aux attaques de Thiers. Il s’opposa à la création du comité de salut public qu’il voyait comme un autoritarisme mal placé et une erreur de stratégie interne. Après l’entrée des Versaillais dans Paris, il est jeté en prison, et rendu responsable de la destruction de la colonne Vendôme, alors qu’il s’était opposé à sa destruction. Il fut sommé de la rétablir à ses frais, la répression des communards le transforma en bouc-émissaire à cause de sa notoriété. Il ne reversa jamais l’argent et parti en exil. « Je crois que dans l’histoire, il sera rare de trouver un homme dans ma position, qui après avoir travaillé toute sa vie pour tâcher d’établir le bien et les arts dans son pays ait été persécuté par ce même pays d’une façon aussi épouvantable. » dira-t-il dans une lettre de 1875, rédigée au cours de son exil. Il mourut en 1877, en Suisse, aigri et ruiné.

 Né en 1819, Courbet grandit avec son grand père, qui lui avait inculqué des idées antimonarchiques et anticléricales. Dans sa jeunesse, il a côtoyé les anciens sans culottes, qui lui inspirèrent ses idées révolutionnaires ainsi qu’un fort attachement à la tradition révolutionnaire française. Il se place dans la continuité de ces derniers en affirmant : « A quoi sert la vie si les enfants n’obtiennent davantage que leurs pères ? ». La vie politique radicale de Courbet n’a d’égale que la radicalité de sa peinture, qui certes nous semble aujourd’hui assez simple, mais pourtant fit grand bruit à son époque. Il s’opposa aux institutions bourgeoises et aux règles de son temps en peinture et dans ses actes. Le réalisme prend naissance dans l’opposition avec le classicisme et le romantisme, un style nouveau que les bourgeois rejettent en bloc dès son apparition, trop écarté des gouts esthétiques de l’époque ; l’art devait transfigurer le monde, célébrer l’élite, les princes et les grands esprits, et surtout ignorer le commun. Il devait élever le sens moral par des motifs religieux et des scènes héroïques, ou encore stimuler l’imagination au moyen de paysages évocateurs ou exotiques, sans pour autant soulever de polémique. Le réalisme de Courbet détruit radicalement tous ces principes : pour lui, les académies ne faisaient que pervertir l’œil. Il peint le monde tel qu’il est, et donne de la dignité, par la peinture, à des personnes invisibilisées, dont les souffrances ne trouvaient aucun écho. Il s’agissait pour lui de montrer le monde, pas de s’apitoyer dessus. Dans le tableau Un enterrement à Ornans, on ne trouve ni douleur pathétique, ni dimension métaphysique de la mort, on n’y voit que de simples villageois, un chien, un prêtre renfrogné et des enfants de chœur qui s’ennuient. Le XIXe siècle est le temps de la séparation spatiale des riches et des pauvres par l’urbanisme, Courbet peint tout ce que les bourgeois tentent de fuir, cette réalité du travail et de la vie. Son style témoigne du combat qu’il a mené, avec quelques-uns de ses contemporains, contre les idées et les puissances dominantes de son époque. Lorsqu’il présenta ses Casseurs de Pierres, les journaux en publieront des caricatures ridiculisant les deux personnages. Le réalisme n’a pas d’autres messages politiques que de montrer le réel, mais c’est ce que nous renvoie le réel qui forge le message politique. Il n’y a aucune prise en pitié, Courbet se place à égalité avec les travailleurs, et ne se permet pas de les juger. C’est par cette mise à égalité que la difficulté de la vie nous saute aux yeux. Le réalisme est une démonstration de force contre les « messages » en art, le propos vient du sujet, et non de l’auteur. Ainsi, nous pouvons ici clamer haut et fort que la puissance évocatrice du réalisme, qui se place sincèrement du côté du réel et des travailleurs, dépasse de très loin le misérabilisme de Hugo ou le naturalisme de Zola, qui font de leur sujet un moyen d’expression pathétique ou la révélation d’un froid déterminisme. 

Dévoilons les raisons d’un tel écart entre les deux styles : pourquoi l’un élève malgré les souffrances, tandis que l’autre réduit à un état de vulgarité éternel. Nous l’évoquions un peu plus tôt, le travail esthétique n’est pas le même. Malgré toutes les recherches possibles, l’écrivain sera nécessairement seul dans son cabinet pour écrire son œuvre, tandis que la peinture est constamment en présence de son sujet. Courbet, initié aux idéaux et à l’histoire révolutionnaire, se rapproche du peuple et de sa vie, dans son quotidien triste, difficile et rempli d’espoir. Tandis que Hugo est un bourgeois, et que Zola provient de la classe moyenne, il a fréquenté les journaux modérés parisiens et a fait des études scientifiques, qu’il tente d’appliquer dans une sociologie improvisée. Peut-être sont-ce leurs origines sociales qui poussèrent ces différents artistes à choisir leur mode d’expression, la peinture aux prolos et la littérature aux bourgeois. Hugo s’est opposé au classicisme pour défendre l’esthétique romantique, qui ne le quittera jamais vraiment, tandis que Courbet, en choisissant de peindre le peuple tel qu’il était, créant ainsi un nouveau courant de peinture, sans fioriture ni apitoiement, l’a élevé, mis à égalité avec le reste de la bourgeoisie et des représentations antiques. Il a rendu le peuple et ses travailleurs dignes d’intérêt. 

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