« Encore qu’il ne soit guère flatteur de le confesser, certains Européens, se voyant libérés des incompréhensibles peuples occidentaux qui naviguaient désormais démâtés au beau milieu de l’océan qu’ils n’auraient plus jamais dû quitter, considèrent ce fait comme une bénédiction (…), finalement on commence à comprendre ce qu’est l’Europe, quand bien même quelques parcelles dégénérées s’accrochent encore qui finiront bien tôt ou tard (…) par se détacher. Parions qu’à la fin des fins nous allons nous voir réduits à un seul pays, quintessence de l’esprit européen, simple, sublimé, parfait, l’Europe, c’est-à-dire, la Suisse. Toutefois, s’il existe de ces Européens, il y en a également d’autres. La race des inquiets, ferment du diable qui ne s’éteint pas si facilement (…). C’est elle qui suit du regard le train qui s’éloigne et s’attriste, regrettant le voyage qu’elle ne fera pas (…). Ce fut donc l’un de ces individus, inquiets et originaux, qui osa écrire pour la première fois ces mots scandaleux, signe d’une perversion évidente, Nous aussi nous sommes ibériques, il les avait écrits dans un coin de mur, timidement, comme celui qui ne pouvant encore proclamer son désir, ne supporte plus de le dissimuler. (…) Cette déclaration inaugurale fit tache d’huile et on la vit rapidement apparaître sur les façades des grands immeubles, sur les frontons, sur l’asphalte, dans les couloirs du métro, sur les ponts et les viaducs, les Européens, fidèles conservateurs, protestaient, Ces anarchistes sont fous (…). Du jour au lendemain l’Europe se retrouva couverte d’inscriptions. (…) Les autorités ne tardent pas à s’inquiéter (…). La riposte des gouvernements européens consista à organiser débats et tables rondes à la télévision, avec la participation d’individus (…) natifs (…), ceux qui (…) avaient tourné le dos à cette absurdité géologique et choisi la stabilité du continent. Ces gens brossèrent le noir tableau des réalités ibériques, et très charitablement, doctement, donnèrent des conseils aux agités qui étaient en train de mettre imprudemment en péril l’identité européenne, et ils conclurent leur intervention sur une phrase définitive les yeux dans les yeux du spectateur, avec une expression de grande franchise, Faites comme moi, choisissez l’Europe »
Le radeau de pierre, José Saramago
L’année dernière, nous avions déjà parlé de José Saramago, romancier portugais, à propos d’une critique du dernier livre qu’il avait publié avant sa mort en 2010, Caïn (1). Faisons un rappel. Né en 1922, notre écrivain est un enfant de paysan pauvre. Il a 11 ans lorsque la dictature prend le pouvoir au Portugal. Saramago entrera dans une école professionnelle pour devenir serrurier, ce qui ne l’empêchera pas de cumuler plusieurs emplois au cours de son existence. Son premier vrai roman, Terre du péché, date de 1947. Membre du Parti communiste portugais, il est nommé à la tête du quotidien Diario de Noticias en 1974, avant d’en être renvoyé un an plus tard. C’est surtout à partir des années 80 qu’il commencera à acquérir sa stature d’artiste comptant dans le paysage culturel, notamment avec Le dieu manchot (1982). Ce qui ne l’empêchera pas de connaître des pressions, son livre sur Jésus Christ (nommé L’Evangile selon Jésus Christ) ayant fait l’objet de censure pour offense à la religion, le poids du catholicisme étant encore présent au Portugal. Il choisira la voie de l’exil dans les années 90. Toutefois, Saramago obtiendra le prix Nobel de littérature en 1998 (il est encore aujourd’hui le seul auteur lusophone à avoir obtenu ce privilège).
Ce qui fait sa renommée, c’est son style d’écriture assez reconnaissable. Presque pas de point, quasiment que des virgules pour séparer les discours de ses personnages et éventuellement des majuscules là où elles ne devraient pas se trouver, qui se superposent presque et s’enchaînent de manière fluide les uns aux autres, en mélangeant des styles direct et indirect. Là où chez certains cela pourrait uniquement entraîner de la confusion dans le récit, Saramago construit assez bien ses phrases pour au contraire, permettre de les lire sans encombre. Son style c’est aussi l’usage de l’ironie, des pensées entremêlées des personnages faisant apparaître une certaine complexité, dans la tradition des écrivains satiriques. Ce qu’on peut voir dans La lucidité à travers toute la première partie sur l’origine et le moyen de résoudre le problème du vote blanc chez les professionnels de la politique.
Au niveau des thèmes, on comprend bien vite que la religion, ou plutôt la critique de cette dernière, est très présente dans son œuvre. Peu tendre avec la figure de Dieu le père, présenté dans L’Évangile selon Jésus Christ et Caïn comme un égoïste n’ayant que faire de la vie de son fils et des hommes, temps que cela peut servir son narcissisme et son immaturité, n’excluant pas d’arriver aux pires atrocités, là où le Diable (ou Pasteur) semble plus sympathique. Saramago n’hésite pas à parler crûment et à mettre ses personnages face à des problèmes banals et d’une simplicité confondante afin de faire sortir la part d’humain, et des fois leur aspect pathétique. Il aborde beaucoup la question du pouvoir et de la domination en tant que telle, mais aussi de l’absurdité de celui-ci lorsqu’un élément incongru vient perturber l’exercice du pouvoir. Par exemple, dans La lucidité où le vote blanc en masse dans la capitale, sans concertation ni complot, provoque l’incompréhension et la defiance du personnel politique dont le pouvoir repose sur les élections, dont toutes les analyses et les solutions politiciennes semblent déphasées. Ce qui les fait passer par des actes de terrorisme pour sauver la face. On peut même dire que Saramago a un côté anarchiste, malgré son engagement auprès des communistes, par sa détestation du pouvoir en tant que tel. D’autant plus qu’il parle assez peu de classe ouvrière ou d’exploitation capitaliste.
Cependant, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est sa détestation de la dite construction européenne libérale, qui a une tendance non négligeable à réduire le Portugal à la pauvreté.
Il y a un livre en particulier qui est marqué par sa critique de la construction européenne, c’est Le radeau de pierre (1986), qu’il a commencé à rédiger lors des discussions sur la construction européenne et qu’il a publié l’année de l’adhésion du Portugal à la CEE (2). Le livre nous raconte le détachement matériel de la péninsule ibérique de l’Europe et sa navigation entre l’Amérique latine et l’Afrique, ce qui pousse à diverses réactions pas toujours cordiales, obligeant à repenser la place de la péninsule iberique et la coopération entre l’Espagne et le Portugal.
Saramago ne cache pas qu’il a davantage d’attachement à son pays qu’à l’Europe (3). Dans son livre, l’auteur développe la thèse selon laquelle l’Europe n’est pas l’attachement naturel de la Péninsule ibérique et que son détachement n’entraîne finalement de mal d’aucun des deux côtés. Les gouvernements européens, dans un premier temps, commencent à offrir une coopération d’urgence, mais ils révèlent bientôt l’antipathie cachée qu’ils éprouvent à l’encontre la Péninsule. Dans sa déclaration officielle, Bruxelles affirme que cette séparation ne modifierait en aucun cas le cadre des rapports de la Péninsule avec la CEE. Mais l’auteur ajoute après : « Cette déclaration (…) fut le résultat d’un débat animé au sein de la Commission, au cours duquel quelques pays membres manifestèrent un certain détachement, le terme est bien choisi, allant jusqu’à insinuer que si la Péninsule Ibérique voulait s’en aller, eh bien qu’elle parte, l’erreur avait été de la laisser entrer ».
Ce serait plutôt le rattachement originel de la Péninsule au sous continent et non la dérive des continents qui fut une erreur, finalement réparée par les événements du roman. Suite à cette séparation avec le sous-continent européen, les deux peuples d’Espagne et du Portugal se rapprochent dans de nouvelles relations plus unifiées. Ils retrouvent une unité ibérique à travers une identité culturelle commune, caractérisée par la capacité à rêver, le désir d’aventure, opposé à un Occident cartésien et dont le sens pratique est pesant. Nous sortons de l’analyse du livre, mais bien entendu l’auteur de ces lignes trouve la position de l’écrivain très idéaliste, voire quelque peu essentialiste, en ce sens qu’elle attribue certaines qualités à des peuples (l’imagination pour les uns comme essence culturelle, la rationalité pour les autres) et qu’elle semble considérer le rationalisme comme un mal.
Revenons au texte. La construction européenne stérilise la culture des Espagnols et des Portugais selon le romancier. À la fin, du fait de sa nouvelle stabilisation géographique, la Péninsule devient l’interlocuteur privilégié de l’Europe avec l’Amérique latine et l’Afrique. Cet élément renvoie à des discussions de l’époque où les intellectuels portugais se demandaient quelle était la position à suivre en matière de relations internationales : se rapprocher de la construction européenne ou des anciennes colonies portugaises et du Brésil ? Saramago choisit, d’autant plus qu’il associe les Portugais, étant donné leur place dans l’UE, aux peuples dominés du Sud, subissant de plein fouet l’impérialisme.
En conclusion, même si nous ne partageons pas forcément l’idéalisme de Saramago dans sa critique de l’Union européenne, la destruction culturelle des pays dominés de l’UE, comme la Grèce, est réelle, et c’est encore une raison de plus pour rompre avec ce Saint-Empire ricain-germanique. D’autant plus que le prochain saut fédéral européen pourrait bien mettre un point final à l’existence de nations indépendantes.
Ambroise-JRCF
(1) https://jrcf.fr/2023/05/11/desacraliser-lancien-testament-a-propos-de-cain-de-jose-saramago/
(2) https://www.cairn.info/revue-pole-sud-2013-2-page-99.htm?ref=doi
(3) https://aeuropafaceaeuropa.ilcml.com/fr/entree/jose-saramago-2/
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