Le résultat d’années de révisionnisme et d’anticommunisme mêlées, c’est que les nouveaux militants à gauche ou au moins désireux d’opérer un changement radical de la société ont tendance à faire l’impasse sur le marxisme et le mouvement communiste international. Ce qui les amène à défendre des idées avec des prémisses fausses et une finalité assez floue. Le livre d’Étienne Chouard, Notre cause commune en est un exemple.
Si les intentions sont bonnes et que nous pouvons être d’accord sur plusieurs points avec l’auteur de l’ouvrage de 123 pages, notamment sur sa remise au centre du combat de la souveraineté populaire, il y a des critiques à faire sur les analyses de Chouard et son projet de société.
La priorité sur la souveraineté populaire et l’éducation populaire
Avant de parler des éléments critiquables, listons un certain nombre d’aspects progressistes (au moins pour l’époque) apportés par E. Chouard :
- Tout d’abord, il rappelle la violation de la volonté populaire par le gouvernement Sarkozy en 2005, quand les Français (dont une majorité d’ouvriers) avaient dit non à la Constitution européenne, pour qu’elle soit néanmoins réhabilitée quasiment telle quelle par le Traité de Lisbonne en 2007. D’autre part, il dénonce ce qu’il appelle les « mots menteurs » tels que « démocratie » ou « citoyen » car derrière il s’agit de la démocratie des puissants qui se donnent le pouvoir de gouverner pour eux, tandis qu’un citoyen en France n’est pas vraiment un citoyen, c’est-à-dire quelqu’un participant activement à la vie de la société, écrivant les lois notamment, mais est simplement un électeur, passif face à la politique.
- Chouard pose les bonnes questions : qui est le législateur pour prendre les décisions ? Qui évalue les besoins du corps social ? Ce sont des bonnes questions. Nous qui appelons les gilets jaunes à s’auto-organiser nous répondrons (et c’est ce que propose l’auteur de Notre cause commune) que ce sont les prolétaires eux-mêmes qui le décident (le « peuple » pour Chouard, terme que nous utilisons aussi, mais avec un contenu de classe plus clair).
- Les ateliers constituants proposés, même si nous verrons qu’ils ne mènent pas forcément à un changement de société à terme, sont intéressants sur plusieurs points. Tout d’abord, ils agissent comme des ateliers d’éducation populaire, chacun des participants venant pour tenter de rédiger sa constitution idéale, apprend à en rédiger une et fait des recherches pour pouvoir réaliser en droit ce qu’il souhaite. Ensuite, avec les autres, il partage son point de vue, puis apprend à arriver à la meilleure constitution pour le peuple. C’est-à-dire que les participants ont un apprentissage du bien commun et de sa défense. Cela amène ces ateliers à devenir une voie de formation pour apprendre au peuple à défendre la véritable démocratie et à la faire respecter par les gouvernants. Bref, ce sont des vecteurs de la souveraineté populaire.
Le capitalisme est la cause de la dépossession politique, non l’inverse
Nous attaquons avec la première critique à faire à Chouard.
Au tout début de son livre, il commence par l’idée qui sera son fil rouge : cherchant la cause de l’impuissance populaire, il la trouve dans la constitution (qu’il appelle anti-constitution), car celle-ci n’est pas rédigée par des personnes tirées au sort, mais par les représentants politiques, alors même que la constitution devrait venir limiter les pouvoirs de chacun, donc les leurs. C’est leur conflit d’intérêt qui les amène à programmer notre impuissance populaire. Toutefois, c’est aussi notre « démission du processus constituant qui est la cause première des injustices sociales. »
On voit déjà le problème dans ses propos, mais c’est encore plus explicite dans les deux passages suivants (voir les passages en gras) :
- Page 25 : « Le capitalisme et ses effroyables injustices est la conséquence économique d’une dépossession politique. Le capitalisme est avant tout du droit : le droit des riches imposé par les riches, depuis deux cents ans. Ce qui permet aux riches d’écrire des lois, c’est une procédure, l’élection, qui donne un accès certain au pouvoir à ceux qui ont les moyens d’aider les candidats. Tout le reste découle de cela. »
- Page 44 : « Les individus les plus riches du corps social ont ainsi trouver dans « l’élection-parmi-des-candidats » le moyen certain de conserver le pouvoir pour toujours, et de produire un droit qui leur est favorable. On peut appeler ce droit « le capitalisme » ou la ploutocratie (le gouvernement par les riches pour les riches), mais toutes la pyramide des pouvoirs institués (parlement, gouvernement, juges, prisons, police…) tient à la procédure de désignation des législateurs : rien n’impose aux 99 % de la population de préférer l’élection plutôt que le tirage au sort ; ce sont des élus qui ont choisi la procédure de l’élection… »
Chouard met les choses parfaitement à l’envers et ce n’est pas un détail, car cela implique certaines conséquences. En effet, faisons un rappel. C’est à partir de l’appropriation privée des moyens de production, et surtout du profit réalisé grâce à l’extorsion de la plus-value, elle-même réalisée par le travailleur et accaparée par le capitaliste, qu’on dépossède politiquement. C’est à ce moment-là. On accapare ainsi la façon de produire (et souvent la fixation des prix de la marchandise) les biens nécessaires pour les êtres humains, sans aucun contrôle politique par le peuple et encore moins des travailleurs. C’est par cette dépossession du produit du travail rendant passif le travailleur que l’on finit par déposséder politiquement les travailleurs renommés citoyens.
Certes, Chouard a raison de dire que les « plus riches » influencent les élections en donnant de l’argent à certains candidats, influençant par-là même leurs programmes (ce ne sont pas les dernières élections présidentielles françaises qui vont nous contredire), mais ce n’est pas le seul moyen, contrairement à ce qu’il semble penser. On peut même donner un semblant de pouvoir au peuple*, si on ne touche pas à la propriété privée des moyens de production (et dans notre cas, si on ne sort pas de l’UE), la dépossession politique et l’aliénation persistent.
Il est déjà arrivé dans l’histoire que les capitalistes trouvent un moyen de boycotter des lois en leur défaveur, soit par son refus de l’appliquer au sein des entreprises (c’est encore vrai dans les entreprises françaises), par l’usage de milice ou encore par la préférence à payer une amende pour l’infraction plutôt que de se mettre aux normes. Bien sûr, certains capitalistes ont découvert aussi l’utilité de faire la grève des capitaux, comme c’est le cas au Venezuela où la pénurie a largement été créée par une oligarchie possédant encore la majorité de l’économie.
Enfin, et une fois pour toutes, le capitalisme n’est pas du droit, mais des rapports économiques**, dont découlent ensuite des lois pour justifier ces rapports économiques ou pour les réglementer quand un rapport de force le permet.
Sur le tirage au sort
Il s’agit du projet phare d’Étienne Chouard qu’il porte depuis 14 ans. Le livre lui permet d’expliquer pourquoi la souveraineté populaire sera mieux servie par le tirage au sort que par l’élection. On lui a souvent reproché de faire du tirage au sort une réponse quasi-unique à tous les problèmes. Malheureusement, ce n’est pas un reproche infondé.
Il réunit en 7 points les raisons qui poussent l’élection au désastre :
- L’élection donne le pouvoir à ceux qui le veulent (alors que, par un miracle, les meilleurs sont toujours ceux qui ne le veulent pas).
- L’élection pousse au mensonge et favorise donc les menteurs.
- L’élection produit des maîtres, le tirage au sort des égaux.
- L’élection produit des maîtres hors de contrôle.
- L’élection produit une caste de maîtres hors de contrôle.
- L’élection impose des partis pour gagner la guerre politique, avec une logique militaire réclamant l’obéissance des militants et mobilisant les passions collectives.
- L’élection permet d’aider un candidat et donne le pouvoir aux plus riches.
Nous n’allons pas répondre évidemment au septième point, car nous avons répondu à cet argument précédemment. Ensuite, il est assez clair que nous ne sommes pas en désaccord partout avec Étienne Chouard. D’ailleurs, ses arguments ne sont pas tirés de son imagination, mais de faits de la société dans laquelle nous vivons. Des faits dont beaucoup de Français sont bien conscients, comme on peut le voir dans les revendications des gilets jaunes à propos des élus. C’est ce qui permet d’ailleurs aussi d’expliquer le succès de Chouard auprès des masses.
Précisons avant toute chose que l’auteur du livre n’a pas de problème avec l’élection des conseillers municipaux, le peuple connaissant souvent mieux ces élus locaux, il est plus simple d’assurer un contrôle.
Dans les avantages du tirage au sort face à l’élection, il avance : l’implication des meilleurs dans la politique grâce au hasard (les meilleurs étant visiblement tous ceux qui ne souhaitent pas gouverner), le fait que « le hasard » entraîne l’aspect vain de vouloir mentir pour se faire élire, qu’il permet d’avoir des personnes de toutes les couches de la société à la législation, que cela impose un contrôle a priori, pendant et après le mandat, et enfin que la rotation des charges est imposée.
Il n’est pas forcément utile de revenir sur tous les points, mais revenons sur quelques-uns. Tout d’abord, s’il est assez compréhensible que le « hasard » puisse permettre de représenter l’ensemble de la société, c’est tout à fait concevable, mais ce n’est pas le seul. Sur l’élection qui favorise les menteurs, le tirage au sort favorise effectivement l’exact inverse. Là encore, cela ne signifie pas que dans le cadre de l’élection on ne puisse pas trouver des moyens de limiter le pouvoir des menteurs. Prenons l’exemple du système électoral cubain (où le PCC a interdiction par la loi de proposer des candidats). Celui-ci empêche les candidats de faire campagne, aussi bien au niveau local que législatif. En fait, les candidats sont choisis par une sorte de commission électorale indépendante, puis n’ont seulement droit qu’à l’exposition aux yeux de tous de leur CV et d’un droit à la prise de parole lors d’assemblées de district. Si le système n’est pas parfait, il assure globalement une large représentation de la population dans les différentes instances, expliquant la résistance de Cuba à la vague contre-révolutionnaire des années 90.
Au sujet du contrôle des élus, nous pouvons être interloqués. En quoi le tirage au sort serait-il préférable à toutes élections (sauf municipales) ? E. Chouard a forcément entendu parler du mandat impératif, qui permet d’élire un candidat pour un programme bien précis et de pouvoir le renvoyer s’il viole son engagement.
Passons au point le plus important : sa méconnaissance manifeste du rôle d’un parti politique.
Il ne comprend le rôle d’un parti politique qu’en se basant sur la situation française des partis bourgeois ou de ceux leur servant la soupe, c’est-à-dire un système où tout un tas de partis se battent sans conviction pour le pouvoir, sans perspective de changement de la société et encore moins d’amélioration du quotidien.
Or un Parti peut avoir un avantage, en particulier un Parti communiste comme nous le défendons : pouvoir conscientiser les masses, donner du poids à une classe sociale (le prolétariat) et permettre un changement révolutionnaire.
Sur ce dernier sujet – c’est l’objet de la dernière page du livre-, Chouard ne prétend pas faire une philosophie révolutionnaire. Il préfère parler d’évolution, car selon lui, les révolutions n’ont permis à travers l’histoire que de changer de maître***. On comprend aussi pourquoi, de tous les auteurs qu’il cite dans son livre (43 pages sont dédiées exclusivement à des citations), on compte sur les doigts d’une main les auteurs marxistes, et pourquoi seulement deux révolutions l’intéressent, la révolution américaine et française, ayant toutes deux donné le pouvoir à une oligarchie. Cette méconnaissance totale du mouvement communiste est-elle involontaire ou délibérée ? Nous ne pouvons répondre. Toutefois, on sent bien que les classes sociales n’existent pas vraiment selon lui. Certes, il parle des riches, mais c’est plus une quantité de personnes mauvaises possédant une certaine fortune bien acquise, et non une classe à part entière.
Notre cause commune établit trois moments du tirage au sort : la désignation de la Chambre de contrôle de tous les pouvoirs, celle de tout ou partie du Corps législatif et celle de la désignation de l’Assemblée constituante. Les deux premiers moments sont relativement mal expliqués ou peu clairs, alors concentrons-nous sur l’Assemblée constituante. C’est là où le tirage au sort est primordial, car on institue alors les pouvoirs d’un pays, les procédures de désignation des acteurs, les organes de contrôle de ces acteurs et la puissance du peuple par rapport à ces pouvoirs. L’idée est intéressante, en effet, et peut-être à réfléchir. En tout cas, elle est parfaitement cohérente avec son projet des ateliers constituants. Ce n’est pas la seule façon de faire une assemblée constituante, mais cela peut être une piste. Toutefois, nous allons voir en conclusion que ce beau projet risque de ne jamais advenir.
La prise du pouvoir imaginaire ou l’absence de perspective
Sa préférence pour parler d’évolution plutôt que de révolution n’est pas anodine. Malgré son projet de tirage au sort, d’ateliers constituants et de RIC, on comprend comment imposer ces trois politiques. La question de la prise du pouvoir est totalement absente.
Chouard se montre particulièrement heureux du mouvement des gilets jaunes, de voir ces gens sortir de chez eux, refaire société, repenser les règles de la représentation avant de nommer leur représentant, etc.
Au sujet des doléances des gilets jaunes, il les trouve intéressantes, mais les critique en deux temps : 1) cela revient à quémander aux gouvernants des lois sans pouvoir nous-mêmes les décider (et nous sommes d’accord avec sa critique, le PRCF appelant depuis plusieurs mois le mouvement à s’auto-organiser), 2) les doléances sont trop longues, il faut les réduire à deux, le RIC car il est le plus important, et une collation pour les plus pauvres.
En disant cela, on revient à faire l’impasse sur les questions économiques importantes, quand bien même le PRCF est partisan du RIC. Chouard s’exprime ainsi, car pour lui une liste de doléances trop longue rebutera le pouvoir, qui n’en prendra aucune en compte ou pas les plus importantes. Or, tout au long de l’essai, l’auteur nous répète que le pouvoir n’acceptera jamais de nous accorder le tirage au sort et le RIC. Pourquoi demander à raccourcir les doléances pour que certaines soient prises en compte par ce même pouvoir ?
En fait, son désamour de la « révolution » provoque chez Étienne Chouard une absence de réflexion sur la prise du pouvoir (il ne parle pas de rapport de force non plus), ce qui l’amène à faire ce qu’il critique : quémander aux maîtres.
Cela pose problème, car d’abord rien ne nous dit que sans prise de pouvoir, les gouvernants exauceront nos demandes, et qu’ensuite, même si le RIC était mis en place, qu’il serait réellement appliqué. D’abord en imposant un nombre de soutien au RIC trop important pour une mise en place effective, soit tout simplement parce que nous sommes dans l’Union européenne et qu’elle a démontré à plusieurs reprises, par l’intermédiaire des référendums bafoués et des initiatives citoyennes européennes (RIC au niveau européen) quasiment jamais appliquées, le peu de cas qu’elle faisait de la volonté populaire. Si Chouard est bien d’accord avec la sortie de l’UE, il n’en parle pas dans son livre !
En réalité, si l’on suit l’essayiste, le mouvement des gilets jaunes doit rester unitaire, faire ses RIC, apprendre à écrire une constitution… sans jamais être sûr que cela serve à quelque chose et que la volonté populaire soit jamais appliquée.
En conclusion, au PRCF nous avons déjà eu l’occasion de parler de la question de la prise du pouvoir, qui s’accompagne pour nous, contrairement à Chouard, d’une marche vers le socialisme et le communisme (deux mots totalement absents du livre). Nous ne faisons donc pas comme-ci l’on devait se contenter d’une pensée radicale pour que la société que l’on souhaite advienne. Si certaines choses sont positives et intéressantes dans l’essai d’Étienne Chouard, il reste beaucoup trop d’erreurs théoriques et de vides pratiques pour que cela puisse marcher et encore moins que cela permette un résultat positif pour le peuple. De notre côté, nous revendiquons clairement une sortie franche de l’UE et de l’OTAN, mais aussi du capitalisme, ce qui passe par la socialisation des moyens de production.
*Vu sa conception du capitalisme, doit-on conclure en suivant le raisonnement de Chouard que la Suisse est un paradis anticapitaliste ?
** A vrai dire, on remarque facilement que Chouard, en plus de sortir ce genre d’idées, se désintéresse complètement du mode de production dans une société donnée, pour préférer une vision idéaliste de la société. Typiquement, on voit dans sa passion pour la démocratie athénienne cet aveuglement volontaire car il omet systématiquement de parler de l’esclavage et de l’exclusion des femmes du gouvernement de la cité, soit de la majorité.
***Il faut noter que ce genre de raisonnement est une conséquence de son absence de prise en compte de l’existence de classes sociales (au sens marxiste) et du mode de production.
0 commentaires