Depuis que le Parti Français a accepté les « vingt et une conditions »1 et adhéré à la 3e Internationale, il s’est imposé, entre autres devoirs une tâche particulièrement délicate : la politique coloniale. Il ne peut, comme les 1e et 2e Internationales, se contenter de manifestions purement sentimentales et sans suites ; mais il doit avoir un plan d’action précis, une politique effective et réaliste.
Sur cette question, plus que sur d’autres, le Parti se heurte à des difficultés nombreuses dont voici les principales :
- 1. La grande étendue des colonies. — Sans compter les nouveaux « territoires des mandats » acquis depuis la guerre, la France possède :
En Asie, 450 000 kilomètres carrés ; en Afrique 3 541 000 kilomètres carrés ; en Océanie, 216 000 kilomètres carrés. Soit 4 120 000 kilomètres carrés (presque 8 fois sa superficie) et une population de 48 000 000 d’habitants. Ces populations parlent plus de vingt langues différentes. Cette diversité de dialectes n’est pas pour faciliter la propagande, car, exception faite de quelques vieilles colonies, un propagandiste français ne peut se faire comprendre de la masse indigène qu’avec l’intermédiaire d’un traducteur. Or, la traduction ne vaut que ce qu’elle vaut, et, dans ces pays d’arbitraire administratif, il est assez difficile de trouver un interprète pour traduire les paroles révolutionnaires.
Il y a aussi d’autres inconvénients. Bien que les indigènes de toutes les colonies soient pareillement opprimés et exploités, leur évolution intellectuelle, économique et politique d’une contrée à l’autre diffère grandement. Entre l’Annam et le Congo, la Martinique ou la Nouvelle-Calédonie, il n’y a absolument rien d’analogue, excepté la misère.
- 2. L’indifférence du prolétariat métropolitain à l’égard des colonies. —Dans ses thèses sur la question coloniale ², Lénine a nettement déclaré que l’obligation de prêter l’assistance la plus active aux mouvements libérateurs des pays assujettis incombe aux ouvriers du pays colonisateur. Pour cela, il faut que l’ouvrier de la métropole sache bien ce que c’est que la colonie, qu’il soit au courant de ce qui s’y passe, de la souffrance – mille fois plus douloureuse que la sienne – qu’endurent ses frères, les prolétaires des colonies. Il faut, en un mot, qu’il s’intéresse à cette question.
Malheureusement, nombreux sont encore les militants qui croient qu’une colonie n’est autre chose qu’un pays plein de sable en bas et de soleil en haut ; quelques cocotiers verts et quelques hommes de couleur, c’est tout. Et ils s’en désintéressent complètement. - 3. L’ignorance de l’indigène. —Dans tous les pays colonisés, aussi bien dans la vieille Indochine que dans le jeune Dahomey, on ne comprend pas ce que c’est que la lutte des classes, la forcé prolétarienne, pour la simple raison qu’il n’y a pas de grande exploitation commerciale ou industrielle, ni d’organisation ouvrière. Aux yeux des indigènes, le bolchevisme – le mot est plus caractérisé et plus expressif, parce que plus souvent employé par la bourgeoisie – signifie ou la destruction de tout, ou l’émancipation du joug étranger. Le premier sens donné à ce mot éloigne de nous la masse ignorante et peureuse ; le second le ramène au nationalisme. L’un est aussi dangereux que l’autre. Une petite élite seulement de la population comprend ce que veut dire le communisme. Mais cette élite, appartenant à la bourgeoisie autochtone et pilier de la bourgeoisie coloniale, n’a aucun intérêt à ce que la doctrine communiste soit comprise et répandue. Au contraire, comme le bien de la fable, elle préfère porter la marque du collier et avoir son morceau d’os. En général, la masse est foncièrement révoltée, mais profondément ignorante. Elle veut s’affranchir, mais elle ne sait que faire pour atteindre ce but.
- 4. Les préjugés. — De l’ignorance mutuelle des deux prolétariats sont nés les préjugés. Pour l’ouvrier français, l’indigène est un être inférieur, négligeable, incapable de comprendre, et encore moins d’agir. Pour l’indigène, les Français – quels qu’ils soient – sont tous de méchants exploiteurs. L’impérialisme et le capitalisme ne manquent pas de profiter de cette méfiance réciproque et de cette hiérarchie artificielle de races pour empêcher la propagande et pour diviser les forces qui doivent s’unir.
- 5. La férocité des répressions. — Si les colonisateurs français sont maladroits dans le développement des richesses coloniales, ils passent pour être maîtres dans l’art de la répression sauvage et dans la fabrication du loyalisme commandé. Les Gandhi et les de Valera 3 auraient depuis longtemps été dans le ciel s’ils étaient nés dans une des colonies françaises. Entouré de tous les raffinements des cours martiales et des tribunaux d’exception, un militant indigène ne peut faire l’éducation de ses frères opprimés et ignorants sans risquer de tomber dans les serres de ses civilisateurs.
Devant ces difficultés, que doit faire le Parti ?
Intensifier sa propagande pour les vaincre.
L’humanité, 25 mai 1922
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1. Le 6 août 1920, le 2e Congrès de l’Internationale communiste approuvait les 21 conditions proposées par Lénine pour la reconnaissance des partis prolétariens par l’Internationale. Ces conditions empêchaient les éléments non communiste, notamment les centristes, d’adhérer au Komintern. Elles déterminaient les principes politiques et les principes d’organisation essentiels qui devaient permettre aux sections du Komintern de devenir des partis marxistes authentique de type nouveau.
2. Les thèses de V.I. Lénine sur la question nationale et les peuples coloniaux furent examinées au 2e Congrès du Komintern et approuvées le 28 juillet 1920.
3. Gandhi, Mohandas Carmchand (1869-1948) : éminent militant du mouvement de libération nationale du peuple indien, leader du parti du Congrès national indien.
De Valera Eamon (né en 1882) : homme politique irlandais. En 1916, il participa au soulèvement des ouvriers et des petits bourgeois de Dublin. Pendant la guerre civile irlandaise (1922-1923), il commanda l’armée républicaine contre le gouvernement formé par le parti de droite de Sinn Frein. Par la suite, il renonça aux méthodes révolutionnaires dans sa lutte pour l’indépendance irlandaise. En 1926, il fonda le parti petit-bourgeois « Fianna Fail ». Depuis 1932, sauf quelques courtes interruptions, De Valera est resté à la tête du gouvernement irlandais.
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