Total et l’Afrique

par | Avr 3, 2019 | Théorie, histoire et débats | 0 commentaires

Total et l’Afrique

« Il ne se passe rien dans les pays pétroliers, en particulier en Afrique, dont l’origine ne soit pas Elf. » Loïk Le Floch Prigent, PDG d’Elf de 1989 à 1993.

L’exemple qui vient généralement à l’esprit quand on cherche à expliquer le rôle prépondérant des monopoles capitalistes dans l’exploitation des nations dominées est celui de l’United Fruit Company. L’entreprise américaine, aux XIXe et XXe siècles, a tiré de la féroce exploitation des travailleurs latino-américains des bénéfices si considérables, elle s’est assurée une position si hégémonique qu’elle dictait la politique entière de la Colombie et du Guatemala. D’aucuns pourraient être tentés de croire qu’une telle situation était purement exceptionnelle ou conscrite au cas particulier du pré carré états-unien sur le continent américain. Il n’en est rien. Elle découle de la logique de l’impérialisme, phénomène qui, selon la fameuse brochure de Lénine « est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes ».

L’entreprise française qui s’est le plus illustrée dans cette exportation des capitaux et dans cette exploitation massive des ressources et de la population des Etats sous-développés, en un mot la plus caricaturalement impérialiste, c’est le géant pétrolier Total (anciennement Elf).

L’entreprise appartient au club très fermé des 6 majors pétrolière, qui contrôlent à elles seules le marché des hydrocarbures au niveau mondial. Elle présente toutes les caractéristiques de l’impérialisme dégagées par Lénine : position monopolistique, capitalisme financier (interpénétration de ses intérêts avec ceux de la BNP), recherche accrue de l’augmentation du taux de profit. Si elle a perdu en 2017 la tête du CAC 40, l’action de la firme continue d’avoir un impact considérable sur la politique et l’économie en Afrique sub-saharienne. Total demeure à ce jour l’un des groupes pétroliers les plus puissants du continent. Il y réalise près du quart de ses bénéfices, et exporte 40% du pétrole extrait vers la métropole, alors même que l’Afrique ne contient que 9% des réserves d’or noir mondiales.

La mainmise de Total sur le pétrole africain est ancienne. On peut faire remonter la présence d’entreprises françaises aux années 30. Si les britanniques disposaient d’importantes ressources pétrolières dans leurs protectorats du Golfe, l’impérialisme français a rapidement décidé d’investir l’Afrique occidentale dont les colonies étaient directement sous son contrôle.

La majeure partie des forages sont entamés dans les années 1950, avant que les processus de décolonisation ne soient enclenchés. Rapidement, cependant, les Etats africains se voient octroyer une indépendance de façade par le président de Gaulle. La Guinée-Conakry accède à l’indépendance en 1958, tandis que les autres Etats passent sous le régime de la Communauté en 1960. Au sein de la Communauté, la mainmise de la France sur les économies africaines est néanmoins maintenue : la monnaie commune, le franc CFA, demeure émise sur le territoire métropolitain qui en fixe le cours et les entreprises françaises conservent une place prépondérante dans les économies locales. C’est notamment le cas de Total, dont l’implantation n’est pas remise en question dans les Etats clés que sont le Gabon, le Cameroun et le Congo-Brazzaville. Ces dernières années, elle s’est également assuré une sécurité supplémentaire en diversifiant ses activités par l’entremise de filiales soumises au droit local. Total ne s’occupe en effet plus exclusivement de l’extraction et de la distribution du pétrole. Elle étend son activité à l’extraction de gaz, au solaire, à la production de bio-carburants et à l’éolien.

Cette stratégie doit être resituée dans le contexte plus général de la guerre froide, qui met aux prises le camp socialiste, mené par l’URSS, et le camp capitaliste, dominé par les Etats-Unis. Ces deux puissances se prétendent toutes deux favorables à l’autodétermination.

Or, si l’Union soviétique s’illustre effectivement dans son soutien aux peuples en butte à l’oppression coloniale (cas emblématiques du Vietnam, de l’Egypte ou de Cuba), dans la lignée des analyses de Marx, Engels et Lénine sur la question nationale, les Etats-Unis ne s’opposent au colonialisme qu’en parole.

En Afrique occidentale, par peur de la contagion socialiste qui menace et suivant la fameuse doctrine du containment, ils chargent la France de conserver son hégémonie pour éviter toute prise de pouvoir par des forces progressistes ou rouges, qui seraient naturellement enclines à rejoindre le camp socialiste.

Un jeu gagnant-gagnant s’instaure donc à la décolonisation : la France soutient la bourgeoisie vassale locale, désormais officiellement titulaire du pouvoir politique ; en échange, les entreprises françaises demeurent présentes sur place sans que leur position monopolistique ne soit remise en question. Une corruption bilatérale entre élites africaines et politiciens français ne tarde pas à prendre des proportions dantesques, par le biais des tristement célèbres réseaux de Jacques Foccart, « M. Afrique » du président de Gaulle, qui perdureront sous les mandats de ses successeurs.

Elf/Total joue un rôle de premier plan dans cette politique mafieuse. C’est ainsi par son entremise qu’Omar Bongo, président du Gabon, participe au financement occulte de divers partis politiques français, du Parti Socialiste au Front National en passant par le RPR. Total fournit également des sommes propres aux chefs d’Etat africains, qui viennent grossir leurs caisses de campagne ou leur fortune personnelle. La population locale ne voit naturellement jamais la couleur de cet argent sale. Total a en effet tout intérêt au maintien d’un status quo en Afrique occidentale : la stabilité politique assure une exploitation paisible des ressources locales et la met à l’abri de nationalisations effectives des compagnies pétrolières qui lui seraient éminemment fâcheuses. Le Gabon fait figure de cas d’école à ce niveau, la corruption de la famille Bongo et ses rapports vassaliques avec la France étant de notoriété publique.

Dans le même ordre d’idée, c’est Total qui conditionnera l’arrivée au pouvoir au Cameroun des présidents Ahidjio puis Biya, dociles alliés de l’impérialisme français.

Nous l’avons vu, le Cameroun est un Etat charnière en termes d’exploitation pétrolière. Peu importent les répressions auxquelles se livrent ces chefs d’Etat et de la sclérose de l’Etat camerounais, le souci principal de Total est de garantir une stabilité politique fondée sur des élites toutes acquises à sa cause, qui savent qu’elles lui doivent leur position et lui sont donc redevables. En 1997, elle financera également, au Congo Brazzaville, les milices Cobras de l’ancien président Sassou-Nguesso, face aux milices Zouloues et Ninjas de Lissouba et Kolelas, qui représentent le gouvernement légal congolais. L’aide logistique de Total permettra à Sassou-Nguesso de triompher. Cette guerre civile qui ravage le pays se solde par la mort de 400 000 congolais, soit 10% de la population du pays, pour la seule année 1997.

On pensera également à la dramatique guerre du Darfour, entamée en 2003, qui met aux prises le gouvernement soudanais soutenu par l’impérialisme français et les rebelles, financés par les impérialismes américains, britanniques et israéliens. Derrière la fameuse « crise humanitaire » invoquée par George W Bush, que les ONG atlantistes n’hésitent pas à qualifier de « génocide », se profile en réalité une lutte inter-impérialiste d’accès aux ressources pétrolières. Les sondages réalisés par les géologues français dans les années 1980 ont permis de démontrer que le Soudan disposait de la plus grande réserve de pétrole inexploitée d’Afrique. Total s’est vu octroyer l’exploitation de la zone B, particulièrement riche en hydrocarbures. C’est cette position monopolistique dans la région qui est contesté par les puissances impérialistes rivales, via le financement des rebelles. Or, derrière ces rivalités bassement impérialistes, scénarisées comme un film hollywoodien avec ses « bons » et ses « méchants » par les ONG atlantistes et la presse bourgeoise, se profilent des dizaines de milliers de morts.

Enfants biafrais

Si, comme nous l’avons dit précédemment, Total cherche activement à une certaine stabilité politique dans les anciennes colonies françaises, elle n’hésite pas pour autant à soutenir activement des mouvements indépendantistes dans les Etats qui appartiennent à la sphère d’influence de puissances impérialistes rivales, souvent au prix d’un coût humain exorbitant. Au Nigeria, ancienne colonie britannique, Elf/Total joue ainsi un rôle actif dans la guerre du Biafra en soutenant activement la sécession du général Ojukwu. Le conflit dégénère rapidement en guerre ethnique sanglante mettant aux prises les Ibos, ethnie majoritaire au Biafra (Est), et l’alliance Haoussa-Yoruba (musulmans du Nord et chrétiens-animistes de l’Ouest). La France, sous les demandes pressantes de Total, souhaite la création d’un Biafra indépendant du fait de la richesse pétrolière de la province, où la major avait découvert d’importantes réserves peu avant l’éclatement du conflit. Cette guerre conduira à un désastre humanitaire majeur : une famine ne tarde pas à éclater au Biafra où près d’un million de personnes meurent de malnutrition ou de maladies afférentes.

Total soutiendra également la sécession du Katanga, qu’il cherche à soutirer à l’influence du progressiste Patrice Lumumba, parvenu aux affaires au Zaïre (devenu depuis la République Démocratique du Congo, ancienne colonie belge). Son soutien à Moïse Tshombe, président autoproclamé du Katanga, perdurera jusqu’à la fin du conflit en 1963, qui se soldera par une défaite des indépendantistes et l’attribution du poste de premier ministre au séditieux par le nouveau président zaïrois, Joseph Désiré Mobutu, bien plus atlantiste que son prédécesseur.

 L’entreprise ne se contente pas, en effet, d’intervenir dans les anciennes colonies françaises. On la voit à l’œuvre en Angola, qui concentre une grande partie des richesses pétrolières d’Afrique, au Nigeria et en Libye. Là encore, Total n’est pas étrangère à la guerre civile qui éclate en 2011. L’un des premiers occidentaux présents à Tripoli pour assurer de son soutien les insurgés libyens n’était autre qu’un représentant de Total. La promptitude du gouvernement français à soutenir les rebelles peut aussi s’expliquer par la volonté de Total de s’assurer les bonnes grâces du nouveau régime. A l’issue de la chute de Kadhafi, le prix du baril de pétrole a augmenté. Là encore, les calculs visant à la maximisation des profits capitalistes ont engendré une guerre civile qui continue, encore aujourd’hui, de déstabiliser la région.

Crise au Biafra

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