Retour sur la Convention du Morne-Rouge

par | Août 18, 2020 | Théorie, histoire et débats | 0 commentaires

En ce 18 août 2020, nous souhaitons revenir sur un événement ayant marqué son époque et une stratégie politique, mais qui n’est guère connu en métropole. Cet évènement c’est la Convention du Morne-Rouge en Martinique. Celle-ci s’est tenu du 16 au 18 août 1971 dans la ville du même nom. Cette convention était organisée par les communistes martiniquais, mais avait pour originalité de regrouper les organisations progressistes et communistes[1] des quatre départements d’Outre-mer, c’est-à-dire la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion[2]. En tout, cela correspond à une quarantaine de participants. Cette réunion avait pour but de donner une directive commune aux organisations des quatre territoires, notamment en précisant et surtout conceptualisant la notion polémique de « l’autonomie », qui sera au centre des conclusions de trois jours de Convention.

L’auteur de ces lignes doit être honnête et dire au lecteur qu’il est particulièrement difficile d’écrire sur la Convention du Morne-Rouge : pour cause, il n’existe pas aujourd’hui de livre sur le sujet ; les écrits sont de même assez rares, comme ceux concernant l’histoire du mouvement communiste dans les DROM en général. Pourtant, c’est un événement qui a fait du bruit à l’époque pour son originalité, son objectif et les cris de terreur de la bourgeoisie locale anticommuniste[3]. Cela s’explique d’autant plus par la présence d’organisations puissantes comme le Parti Communiste Réunionnais, représenté à la Convention par Paul Vergès (frère de Jacques Vergès et rapporteur de la Convention). De même, les conclusions auront, en particulier sur les partis communistes, une influence considérable pendant plusieurs années. Un sujet qui n’a donc visiblement pas été esquissé par les historiens et dont nous allons tenter de parler avec pour simple compétence l’envie de connaître.

L’aspect le plus important de ces trois jours, c’est celui de la précision de la notion d’autonomie, sur ce qu’elle recoupe, son fondement, son but et ses moyens pour aboutir. En premier lieu, l’autonomie a pour but de faire exercer par les peuples eux-mêmes un certain nombre de prérogatives exercées jusqu’alors par la métropole, afin que les peuples des quatre territoires puissent s’autogouverner, presque comme un Etat déclaré « autonome ». D’ailleurs c’est ce qui ressort très précisément en énumérant la liste des « pouvoirs indispensables » invoquées par la Convention : élaboration et exécution des plans de développement ; commerce extérieur ; commerce intérieur ; réglementation du crédit et de l’épargne ; régime fiscal ; régime douanier ; contrôle de la Fonction publique et de l’administration judiciaire ; organisations des services et offices territoriales ; régime de propriété des moyens de productions ; accords économiques et financiers ; police ; éducation ; information ; tutelle des collectivités locales. A ces pouvoirs s’attachent des institutions indépendantes de la France appartenant à l’Etat autonome, c’est-à-dire une assemblée délibérante élue au suffrage universel qui votera les lois dans les compétences de l’Etat, un exécutif désigné par l’Assemblée et un organe de coopération[4]. La déclaration finale de la Convention reste en tout cas dans les eaux du droit, utilisant pour justifier ses demandes les principes fondamentaux de la déclaration des droits de l’Homme, la charte des Nations Unies et le préambule de la Constitution française. A noter que la Convention stipule bien dans ses conclusions que le statut d’autonomie doit profiter aux masses laborieuses, « sources de toute production et de toute richesse »[5], et ne peut être faite au profit d’une minorité, sous-entendue la bourgeoisie exploiteuse.

Ensuite, sur son fondement, cette notion se base sur le fait que les quatre peuples « constituent par leur cadre géographique, leur développement historique, leurs composantes ethniques, leur culture, leurs intérêts économiques, des ENTITÉS NATIONALES, dont la diversité est diversement ressentie dans la conscience de ces peuples ». Ce « sont ces peuples eux-mêmes, qui, démocratiquement et en toute souveraineté détermineront leur destin. » Cette définition nous fait penser à celle de Staline dans Le Marxisme et la Question nationale, qui était de dire qu’une nation « est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture ». Cela s’explique sans nul doute par l’influence des communistes dans la Convention, que l’on remarque beaucoup dans le programme social[6]. Le terme « diversement ressentie dans la conscience de ces peuples » est quant à lui une précaution de langage afin de ne pas effrayer certains peuples, peut-être les réunionnais.

Clarifions une chose : l’autonomie n’est pas l’indépendance. L’Etat autonome recherché reste rattaché à la France, jusqu’au jour où ses institutions et son avancement lui permettent de se défaire de cet attachement. Il ne s’agit donc pas d’une coupure nette, mais d’un début de récupération de pouvoir politique des peuples dans le cadre de la France. Cette autonomie permettrait de posséder un certain nombre de prérogatives et d’institutions indépendantes de la France, tout en maintenant les financements. Le poète martiniquais Aimé Césaire, dirigeant du Parti progressiste martiniquais participant à la Convention, le précisera sept ans plus tard dans son « Discours des Trois Voies ou des Cinq libertés ». Parlant des indépendantistes, il les traite d’irresponsables car ils font dépendre la liberté de la Martinique d’une potentielle révolution, alors que le rapport des forces n’était pas en faveur du peuple martiniquais. Une telle révolution, forcément armée, amènerait une répression énorme du pouvoir colonial et l’île antillaise serait « vidée de ses habitants ces gêneurs serait repeuplée par d’autres, réoccupée par d’autres et deviendrait pleinement ce qu’elle a commencé à être un vaste camp de vacances et de tourisme où des européens fatigués viendraient se reposer et se bronzer au soleil. »[7] A contrario, l’homme politique défend l’autonomie qui permettrait à la Martinique de disposer d’un certain nombre de pouvoirs sans risquer la désintégration comme peuple, par exemple la liberté de commerce[8]. L’autonomie sert donc de tremplin vers une libération future sans passer par les difficultés d’une indépendance des territoires pouvant retarder la sortie du sous-développement.

Les moyens par lesquels les organisations présentes à Morne-Rouge tendent à assurer cet État autonome sont détaillés dans les conclusions. Tout d’abord, il était prévu que cet État autonome soit alimenté par les impôts directs et indirects, emprunts et contribution de la France, comme une sorte de réparation pour la colonisation. Pour le reste, les organisations du Morne-Rouge fixent les grands principes mais ce sera aux peuples de décider en fonction de leurs particularités. Partant d’une économie fragile et déséquilibrée, l’Etat autonome devait assurer l’amélioration de la production afin de sortir le territoire du sous-développement. A titre d’exemple, il était prévu une industrialisation à partir des ressources agricoles et de la pêche, du sol et du sous-sol. Une réforme agraire à la Réunion, en Guadeloupe et en Martinique devait se faire afin d’augmenter la production, diversifier les cultures et ralentir l’exode rural, puis par une attribution des terres aux petits et moyens paysans. Afin d’assurer ce développement économique, l’Etat autonome devait avoir la propriété collective des grands moyens de production, entre autres pour constituer des sociétés d’économie mixte. Au sujet des Antilles et de la Guyane, une coordination des économies aurait dû se faire pour développer les débouchés des industries antillaise et guyanaise. De ce programme économique, découle le programme social :

« L’Etat autonome visera à résorber les déséquilibres sociaux, les disparités des revenus et le chômage par une politique de l’emploi, une répartition plus juste des revenus, une sécurité sociale véritablement au service des travailleurs, une politique de logement pour les masses populaires et une politique réellement efficace de la santé basée principalement sur la médecine préventive et l’hygiène du milieu. »

Le programme se veut aussi culturel, l’Etat autonome se devant d’assurer aux peuples en question la possibilité de développer librement leurs cultures jusqu’ici étouffées.

Afin de conclure sur la Convention, elle est aussi là pour critiquer la départementalisation de 1946 des quatre territoires, l’une des raisons pour lesquelles sans nul doute elle a provoqué l’émoi chez certains opposants dans les DROM. Tout d’abord, on ne saurait dire qu’il s’agit d’une opposition persistante de la part de la population à l’intégration à la France. En effet, en 1946 les référendums ont légalement gagné car les populations pensaient pouvoir connaître une amélioration nette de leur vie suite à ce changement. Preuve encore par la présence du PPM d’Aimé Césaire dans les organisations de Morne-Rouge, alors que celui-ci a été le rapporteur de la proposition de départementalisation, avant de critiquer durement ce qui a été fait des années après. Tout d’abord, les participants remarquent que la départementalisation a perpétué le système des rapports coloniaux et donc qu’elle a déçu les peuples dans leur quête d’une vie meilleure. Le changement de statut de département en État autonome s’impose. Cette critique de la départementalisation va jusqu’à refuser violemment la légitimité des conseils généraux pour une quelconque consultation sur le changement du statut des DOM, car la fraude y est connue et qu’ils détiennent leur pouvoir par « procuration du pouvoir » (français) et non par « délégation populaire », a contrario d’assemblées populaires élues démocratiquement au suffrage universel dans le seul but d’élaborer un statut aux pays.

A la suite de cette Convention, les organisations se sont engagées à défendre et mettre en place le programme politique voté, ce qui provoqua les cris d’horreur des organisations bourgeoises à l’instar du PS de la Réunion. Cette stratégie fut suivie par les partis communistes présents pour un peu plus de trente ans. Le Parti communiste réunionnais en fit son cheval de bataille pendant de longues années avant, toujours avec Paul Vergès, d’abandonner la question autonomiste, mise à part au niveau énergétique. Il est assez difficile de donner la position précise du Parti communiste martiniquais, mais il semble avoir infléchi sa position, étant donné qu’il proposa au début des années 90 un statut de collectivité territoriale à l’île, quand bien même il puisse faire de temps à autre liste commune avec des organisations indépendantistes. A contrario, le Parti communiste guadeloupéen maintient la défense de l’autonomie de la Guadeloupe, en démontre une position de 2014 où le PCG demande à sortir du droit commun français et européen[9]. Remarquons, pour être tout à fait objectif, que la lutte autonomiste a subi la concurrence âpre de la question indépendantiste. En effet, la cause de l’indépendance s’est beaucoup développée à partir des années 1970 aux Antilles et en Guyane, malgré la multiplicité des organisations s’en réclamant, suite à la déception de la départementalisation. Une idée qui reste encore forte aujourd’hui dans ces territoires, en démontre la puissance du syndicat UTG ou de l’élection d’Elie Domota à la tête de la première centrale syndicale de la Guadeloupe.

En conclusion, il apparaît nécessaire en tant que communistes de la métropole, de travailler sur l’histoire du mouvement ouvrier dans ces départements, faire le bilan de l’histoire des militants communistes, à la fois dans un but de connaissance mais aussi pour engager un dialogue rénové avec ces territoires dans l’optique de mettre fin aux restes de colonisation encore présents.

Ambroise-JRCF


[1] Les organisations présentes : la Confédération générale des travailleurs guadeloupéens, l’Union des femmes de Guadeloupe, le Parti communiste guadeloupéen, le Cercle guyanais d’études marxistes, le Parti communiste martiniquais, le Parti progressiste martiniquais (organisation d’Aimé Césaire), la Confédération générale des travailleurs martiniquais, l’Amicale des élus démocrates du sud de la Martinique, le Regroupement de l’émigration martiniquaise, le Parti communiste réunionnais, la Confédération générale des travailleurs de la Réunion, le Front de la jeunesse autonomiste, le groupe « Le Progrès », Témoignage chrétien et l’Union Générale des travailleurs réunionnais.

[2] Toutefois, notons que le territoire de la Guyane fut relativement mal représenté… avec un seul représentant d’une seule organisation, le Cercle guyanais d’études marxistes, quand bien même la combative centrale syndicale de l’Union des Travailleurs Guyanais donna son soutien aux conclusions de la Convention.

[3] « Cinquante ans d’histoire visités par le journal de l’île », Clicanoo, 09/10/2001, témoignage d’Albert Ramassamy.

[4] Cette dernière institution n’est pas définie. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un organe assurant la coopération avec la métropole, avec les autres DROM ou avec les organes interne à l’Etat autonome.

[5] Sauf mention contraire, les citations suivantes sont issues du rapport en conclusion de la Convention du Morne-Rouge, que vous pouvez aller lire sur le site MontrayKreyol, « Paul Vergès, rapporteur de la Convention du Morne-Rouge pour l’autonomie des 4 DOM ».

[6] Extrait du livre Histoire contemporaine de la Caraïbe et des Guyanes de 1945 à nos jours de Jacques Adélaïde-Merlande.

[7] Discours de 1978.

[8] Extrait du discours : « La vie est chère à la Martinique ; très chère, trop chère. Savez-vous pourquoi ?

C’est parce que nous sommes obligés de n’acheter que les marchandises européennes qui sont déjà chères, par elles-mêmes et qui deviennent encore plus chères du fait que, pour arriver jusqu’à nous, elles sont obligées de franchir 7000 km de mer en payant le fret le plus cher du monde.

Ne croyez-vous donc pas que ce serait une bonne chose que les martiniquais aient le droit de commercer librement avec leurs voisins immédiats ? L’Amérique centrale, l’Amérique du Sud, les Antilles-Guyane. Est-ce qu’ils ne devraient pas par exemple, avoir le droit d’acheter à côté pour 9 F ce qu’à l’heure actuelle ils sont obligés d’acheter en franc 18 F ou 20 F,

Et bien ça, ça s’appelle LA LIBERTE COMMERCIALE. »

[9] « Le Parti communiste guadeloupéen appelle à sortir du droit commun français », France-Antilles, Nicomède Gervais, 29/08/2014.

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