Soy Cuba : un destin injuste pour une œuvre révolutionnaire

par | Mar 13, 2023 | Contre-culture | 0 commentaires

Le parcours de Soy Cuba est étrange : censé montrer la lutte du peuple cubain contre Batista et l’impérialisme américain, il fut retiré des circuits par aussi bien les soviétiques que les cubains, avant d’être redécouvert… grâce à des américains ! C’est en effet en 1992 que les deux célèbres réalisateurs Francis Ford Coppola et Martin Scorsese prennent connaissance par hasard de cette œuvre, avant de militer pour la diffuser. Ce chef d’œuvre est réalisé par le soviétique Mikhail Kalatozov, qui avait gagné la palme d’or avec son précédent long-métrage Quand passent les cigognes. Tourné en 64, le film suit plusieurs histoires de vie sous la dictature de Batista jusqu’à la révolte du peuple. Le film ne présente pas de tête connue de la révolution cubaine, se contentant de faire référence à Fidel Castro, un peu comme l’avait fait Jean Renoir avec les révolutionnaires français dans La Marseillaise (1938).

Pour revenir sur le réalisateur, son parcours des années 20 jusqu’aux années 70 fut plus que chaotique. Son documentaire Le sel de Svanétie (1930) dépeint la vie d’un village des montagnes coupé du monde où vit encore la superstition et que le nouveau pouvoir soviétique tente de changer. Son moyen-métrage Un clou dans la botte (1932) narre la mort d’une brigade de l’Armée rouge au cours d’un raid, suite à l’impossibilité pour l’un des soldats de prévenir les renforts à temps, un clou sortant de sa botte. Son film est alors jugé comme trop défaitiste. Ayant moins de liberté pour faire ses films, il tournera tout de même des films de propagande durant les années 40. C’est avec son film Quand passent les cigognes (1958), seul film soviétique à remporter la palme d’or à Cannes, qu’il connaît la consécration, ce qui lui permettra de poursuivre avec La lettre inachevée (1960), puis le film qui nous intéresse et qui l’amènera à nouveau à être placardisé, et son film à dormir pendant 30 ans dans les archives.

Commandé par le gouvernement cubain, Kalatozov se fait aider au scénario par le poète soviétique Evgueni Evtouchenko (qui avait visité Cuba en 1961) et l’écrivain cubain Enrique Pineda Barnet. Le film va dépeindre l’oppression d’un peuple par le capitalisme et l’impérialisme américain sous toutes ses coutures (aliénation de soi, marchandisation du corps humain, dépossession du produit du travail, violences policières, bombardements, etc). L’image d’un noir et blanc très clair est mouvante, la caméra n’étant quasiment jamais fixe.

Le film débute par une opposition : celle du peuple et de sa bourgeoisie. Le générique défile sur les bords des côtes de l’Île, en arrière-fond une musique douce, où les habitants sont des pêcheurs pauvres, avant qu’un choc n’arrive avec la fameuse scène de fête en haut du building. La musique blues rock vient faire contraste avec l’ambiance musicale plus contemplative entendue auparavant. La caméra ne se pose pas un seul moment et bouge en même temps que ses personnages, c’est-à-dire la classe dirigeante de la société sous Batista. On a même droit à une performance technique (pour l’époque), lorsque la caméra arrive à suivre sous l’eau les nageuses. Cette scène, qui a été mal comprise, permet de créer le décalage entre cette image d’opulence et la pauvreté des gens du bas.

Soy Cuba est donc construit en plusieurs récits. Il appartient de revenir sur le premier, car il semble être la raison principale de la mise au placard du long-métrage. La première histoire suit Maria, une jeune femme obligée de se prostituer dans un bar pour gringos de la Havane. Ceux-ci se perçoivent comme des bons vivants mais sont en réalité des brutes amateurs de prostituée, présents seulement pour l’exploitation de l’île. Les autorités cubaines et soviétiques n’ont conservé que l’image des bons vivants, sans regarder ce qui les critiquait. En effet, Maria (qui doit en plus subir la violence de se faire appeler Betty pour pouvoir se prostituer) est très clairement mal à l’aise par rapport à cet environnement. Lors d’une scène haletante de danse, elle est ballotée de mains en mains violemment par les américains, forcée de danser sous les visages nombreux des danseurs qui crient son nom. C’est une forme de violence de classe qu’on lui fait subir. Sentiment encore accentué lorsqu’elle amènera le plus hypocrite des gringos chez elle, où malgré sa réticence ils finiront par coucher ensemble. A son réveil, l’homme tentera de s’approprier certains de ses objets comme conquête, avant de se perdre lui-même dans le bidonville. Cette perception d’apologie de ces bons vivants machistes ne tient pas deux secondes si on regarde la séquence dans son entier. Au contraire, nous avons une critique violente de leur comportement faussement banal. 

Bien sûr, ce qui vient d’être énoncé est seulement la partie la plus polémique du film. Le long-métrage nous montre aussi la dureté de l’exploitation des paysans, à travers ce vieil ouvrier agriculteur, père veuf de deux enfants, qui lutte pour faire fonctionner sa terre, mais qui est vendue par son seigneur à une riche entreprise, la United Fruits (entreprise symbole de l’interventionnisme en Amérique latine). Dans une scène de désespoir, où d’abord sous le choc, il ne répond pas à ses enfants et continue à couper la canne à sucre, en criant face caméra au monde qu’il « n’est pas fatigué », la caméra suit les mouvements de sa main coupant la canne de manière plus frénétique jusqu’à épuisement, le désespoir finissant par le gagner. Dans une autre des histoires, la caméra va suivre un étudiant révolutionnaire tenté par l’aventurisme après l’assassinat de deux de ses camarades par la police. Lors d’une scène sur le toit, alors qu’il s’apprête à assassiner le chef de la police, il entend les paroles d’un chanteur de rue faisant écho à ses doutes, qu’il tente de faire taire en chargeant son fusil, mais qui reviennent lorsqu’il voit sa cible avec ses deux enfants. Plus tard ce même jeune sera à l’origine d’une manifestation étudiante, où l’on verra sa personne, filmée en contre-plongée, tenir fièrement une colombe, symbole de paix, venant d’être abattue par un policier.

Sans raconter tout le film, Soy Cuba regorge d’images symboliques, de scènes de tensions habillement tournées, d’idées créatives, à tel point que cela rend plus cruel encore sa mise dans les cartons après son tournage.

Vous l’aurez compris, c’est surtout l’image des américains et des bourgeois qui posa problème autant aux cubains qu’aux soviétiques. Si la réaction cubaine est très difficile à comprendre, car ce pays a une tradition moins sectaire sur les questions artistiques, elle n’est malheureusement pas bien étonnante du côté de l’Union soviétique. Malgré toutes les bonnes surprises que les arts en URSS, et en particulier dans le cinéma, ont pu réserver, il y eut toujours ce problème de sectarisme et de tentation de jeter aux oubliettes tout ce qui n’entrait pas exactement dans les codes du moment, même lorsque cela pouvait servir la cause. Bertolt Brecht, le célèbre dramaturge allemand qui a terminé sa vie en RDA et qui fut toujours un défenseur du socialisme, critiquait lui aussi les conceptions officielles de l’art qui avait tendance à rejeter en bloc tout ce qui n’allait pas dans une conception étriquée des arts. Et ce film, qui présente toutes les parties d’un peuple unies face à l’exploitation et à la dictature, qui montre à l’image la dépersonnalisation provoquée par l’impérialisme, l’exploitation des travailleurs agricoles, les activités concrètes de l’impérialisme, aurait été à la fois un objet esthétique immense pour le cinéma de son époque et une excellente vitrine pour la révolution cubaine. Nous avons tout de même une scène de trois minutes en plan séquence montrant le peuple portant son mort héroïque, où la caméra part du bas, du peuple, vers le haut des immeubles où les travailleurs cessent leur travail de manière organisée pour sortir à la fenêtre un immense drapeau cubain. Kalatozov voulait faire de son film un nouveau Le cuirassé Potemkine et il a donc renoué avec l’avant-gardisme de ses premières œuvres. En conclusion, outre un appel à aller voir ce film, l’auteur de ces lignes parle en son nom propre et appelle à ce qu’on détruise la vision sectaire et bureaucratique des arts, à la fois pour défendre l’art et aussi pour mieux défendre notre cause.

Ambroise-JRCF

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