La Planète Bleue ou la dialectique de la Nature

par | Mar 21, 2024 | Contre-culture | 0 commentaires

Avocat de formation, le cinéaste italien Franco Piavoli naît en 1933 dans un petit village de Lombardie qu’il ne quittera plus et où il tournera la majorité de ses films. A deux pas de sa maison, un ruisseau, tout brillant qu’il est, coule. En même temps bourdonnent des insectes. Piavoli, accoudé à sa fenêtre à la façon d’un personnage du peintre Hammershoi, observe une bataille entre deux mésanges. Avant qu’il ne ferme les volets, la Lombardie étouffe de son obscurité les braises d’un âtre délaissé, où des étoiles mortes poursuivent à tâtons la lutte pour la lumière.

 Au cours de cet article, nous montrerons la place qu’occupe Franco Piavoli dans le cinéma italien, en particulier son film La planète bleue.

 Le cinéma italien

 La voie du néoréalisme

 « Je crois que la voie du réalisme n’est pas celle de la plausibilité, des croquis et, avouons-le, de la pure nouvelle. Le réalisme est plutôt cette vision cinématographique qui est ou s’efforce d’être une étude et une interprétation poétique de la réalité qui nous entoure, au plus profond de ses conflits et de ses contradictions. Cette réalité est constituée non seulement du présent, mais aussi du passé, de l’histoire récente et lointaine. »

Carlo Lizzani (1)

 Le cinéma italien n’échappe pas à la règle : il s’est bâti à partir de l’histoire de son pays, exempt d’aucun des grands remous ayant secoués l’Europe du XXème siècle. Déjà l’un des premiers films italiens sorti en 1905, La prise de Rome de Filoteo Alberini – un filoni, autrement dit un film historique, genre qui deviendra très apprécié du public – montre les derniers instants de l’annexion de Rome achevant le Risorgimento, c’est-à-dire l’unification de l’Italie.

 Mais l’Italie du XXème siècle, c’est aussi l’Italie de Mussolini. Et il ne fallut pas beaucoup de temps aux fascistes pour comprendre le pouvoir du cinéma et le goût que lui portent « naturellement » les masses. Au pouvoir depuis 1922, Mussolini encourage la production cinématographique pour faire la propagande du régime fasciste et de ses prétendus bienfaits pour l’Italie (2). Il pensait alors à un certain réalisme comme l’écrivait en 1941 Alessandro Pavolini, ministre de la culture populaire de 1939 à 1943, puis chef du parti fasciste républicain pendant la République de Salo :

 « Nous ne pouvons que porter nos ambitions les plus chères vers un cinéma qui soit le miroir de la société actuelle, de la vie italienne d’aujourd’hui. » (3)

 La même année, le journal Il popolo d’Italia créé par Mussolini déclare : « [pour les films,] pas d’acteurs, pas de stars, seulement des hommes et des femmes de la vie réelle » (4).

 A les lire, on pourrait croire les fascistes attentifs aux aspirations populaires, à l’affût des dernières modes artistiques par amour de l’art. Mais tant s’en faut. Car la question qui doit venir à l’esprit de tout lecteur au moins progressiste est : « vers quelle classe les fascistes veulent-ils tourner leur “miroir” ? à quelle classe appartiennent les “hommes et femmes de la vie réelle” ? » Les classes dominantes sont bien faites d’hommes et de femmes de la vie réelle, à ce que je sache. La réponse se trouve dans le genre prédominant qu’est celui des telefoni bianchi (téléphones blancs, en français) :

 « Le thème de ces films [les telefoni bianchi] est le plus souvent une romance à l’eau de rose avec des intrigues qui se nouent et se dénouent au… téléphone. La mode était passée des téléphones classiques, noirs et discrets, et toute scène d’intérieur se devait presque de montrer un de ces téléphones qui symbolisaient un certain luxe, une certaine classe pour son propriétaire. Plus que d’un simple courant, il s’agit d’une mode cinématographique où le téléphone blanc est l’icône d’une Italie moderne, prospère et heureuse. » (5)

 Sans surprise donc, les « hommes et femmes de la vie réelle » sont ceux et celles dotés d’un « certain luxe ».

 Il faudra attendre l’après-guerre pour voir un mouvement cohérent de films italiens, inspirés des théories d’avant-garde de la « Nouvelle objectivité », graviter autour d’une « certaine misère » : c’est le néoréalisme, que les historiens du cinéma font généralement durer de 1945 (date de sortie de Rome ville ouverte de Rossellini) à 1952 (date de sortie de Umberto D. de Vittorio De Sica). La pauvreté, la reconstruction des villes, le passage à une nouvelle mentalité, plus moderne, à une volonté franche de bâtir un système juste et égalitaire, l’émigration, la coupure entre le Nord et le Sud de l’Italie… Ces thèmes, mis sous cloche par le fascisme à l’époque où ils traversaient toutes les consciences, étaient ceux du néoréalisme italien (même s’il n’y a pas de définition officielle de l’expression). Une des caractéristiques de la façon de tourner ces films était la modicité du budget, l’utilisation de décors naturels (pas besoin de louer des studios) et un recours fréquent aux acteurs non professionnels (On pense à Lamberto Maggiorani et à Enzo Staiola, le duo du fameux Voleur de bicyclette (1947), dont l’un est ouvrier et l’autre un marmot que le réalisateur, De Sica, avait trouvé sur le tournage du film), rapprochant ainsi le genre du cinéma documentaire.

 En revanche, il ne faut pas non plus idéaliser le néoréalisme et le confondre avec le réalisme socialiste : pour Luchino Visconti, le terme ne veut que rassembler « ceux qui croyaient que la poésie naît de la réalité » (6). Quant à Rossellini, il pense qu’il s’agissait « d’explorer non seulement les événements, mais aussi les attitudes et les comportements qui les déterminent » (7), en somme de refléter l’ensemble de la société italienne, de comprendre le rapport entre l’histoire et la conscience collective. Ils contredisent en ce sens les thèses du célèbre critique de cinéma structuraliste Siegfried Kracauer qui défendait l’idée que toute oeuvre produite à un instant T dans telle société donnée serait le reflet, mécanique, de cet instant T et de cette société donnée. Sinon, tout film partant aurait nul besoin de lever le petit doigt pour être néoréaliste, et ce mouvement serait ainsi bêtement synonyme du mot « cinéma ».

 En dépit de ses bonnes intentions, le cinéma néoréaliste ne trouvait que rarement son public : « c’est la diffusion des comédies et des films américains qui est largement assurée et qui répond, bien plus que les chefs-d’œuvre du néoréalisme, aux attentes du public » (8), 

 « En 1946, 600 films américains sont importés, et 70 sont produits par l’Italie, parmi lesquels dominent les genres populaires : les films d’aventures […], les mélodrames mettant en scène les divi de l’art lyrique […]. » (9)

 Car oui, les années 50 sont marquées par la mise en place du Plan Marshall, dont on dénonce en Italie le caractère « colonisateur » du fait qu’elle soit le premier pays européen à importer des films américains : « les films américains bénéficient en 1950 d’une distribution italienne sans précédent : 406 films, soit 94 % de la production d’outre-Atlantique » (10). Allant de pair avec le Plan Marshall, un maccarthysme italien est instauré sous des formes diverses et variées, programmes de censure ( « la Résistance devient un sujet tabou »), arrestations et listes noires destinées à répertorier les cinéastes de gauche… et du même coup ralentit l’élan néoréaliste. Ainsi voit-on sur la tombe du néoréalisme fleurir un « cinéma d’évasion », autrement dit des grandes productions (mélodrames, ciné-opéras, film historiques) italiennes ou italo-américaines fondées sur le star-system que le néoréalisme avait combattu jadis avec ses acteurs non-professionnels. Les comédies inspirées de la commedia dell’arte sont en particulier très populaires, jusqu’à agacer chrétiens et « moralisateurs de gauches » (11).

 A la fin des années 50, l’Italie voit sa croissance économique monter en flèche, ce qui va aiguiser les contradictions entre le Nord industriel et le Sud agricole de l’Italie (aujourd’hui encore, le fossé perdure) ; les cinéastes parlent davantage de ces contradictions et profitent de la crise hollywoodienne pour pouvoir s’exprimer plus librement :

 « L’historien américain du cinéma P. Bondanella attribue le développement de l’industrie cinématographique italienne au déclin des compagnies hollywoodiennes qui étaient jusqu’alors les rivales indétrônables des maisons de production nationales. À partir de la fin des années 1950, les Italiens reconquièrent le marché intérieur. » (12)

 Et cela durera dix ans environ, de 1958 à 1968, « âge d’or » du cinéma italien selon le même historien. Des propositions artistiques risquées sont moins difficilement financées, et l’on voit ainsi les genres que sont le péplum, la satire, le western spaghetti et le giallo s’affirmer à mesure que s’affirme le cinéma national italien : « pendant une dizaine d’années, aucun pays européen ne produira une telle quantité de films capables de se substituer aux produits américains. » (13) Comme en France avec la Nouvelle Vague, les soubresauts que connaît la société italienne sont retranscrits dans une certaine mesure à l’écran par quelques cinéastes appartenant à la modernité, Visconti, Antonioni, Pasolini ou encore Fellini :

 « […] Les années 1960 ont d’abord été marquées par un bouillonnement créatif sans précédent. Le public lui-même est attiré par le jeune cinéma et les producteurs rêvent d’une Nouvelle Vague à l’italienne. Un vaste courant parcourt l’ensemble de la cinématographie sous l’influence des mutations sociales et idéologiques qui travaillent alors l’Italie et qui, avec la chute de nombreux tabous et l’élargissement de l’horizon culturel (la découverte de Brecht, d’Artaud, du Living Theatre, du Cinema novo, etc.), en modifient durablement le panorama expressif. » (14)

 Les années de plomb : le divorce à l’italienne

 A la fin des années 1960 et au début des années 70, des films engagés ou militants se retrouvent toujours plus nombreux à se partager le grand écran (regardez Un vrai crime d’amour (1974) de Luigi Comencini). Cependant, à partir de 1976, la production de films italiens décline de manière « irréversible ». La même année, la démocratisation de la télévision et l’apparition de chaînes privées financées par les grands monopoles de productions, auxquels s’opposent les cinéastes indépendants en créant leur propre boîte de production, mettent aussi un coup aux salles de cinéma. On est alors en plein milieu des années de plomb (entamées en 1969), caractérisées par une forte instabilité politique :

 « … Les crimes de la camorra et de la mafia – quasi mille morts certaines années –, la stratégie de la tension – les rouges « jambisant » les patrons, les noirs [les néo-fascistes] faisant sauter les banques (à Milan), les trains (l’Italicus et la gare de Bologne) –, les enlèvements contre rançon, les magistrats assassinés, une kyrielle de crimes qui n’avaient qu’un but : déstabiliser un pays qui ressemblait de plus en plus à un État d’Amérique latine ; avec en outre sa jeunesse estudiantine désespérée, ses Indiens métropolitains bariolés, et ses Autonomes explosifs ; l’assassinat crapuleux de Pasolini ; l’empoisonnement probable du pape Jean-Paul Ier […] ; et les libertaires pacifiques mais corrosifs de l’Onorevole Pannella qui lançaient des dragées noires et rouges sur la lente marche nuptiale […], finalement noyée dans le sang de l’Onorevole Aldo Moro. » J.-N. Schifano (15)

 Il faut savoir que, historiquement, depuis la Libération, l’Italie a toujours été divisée en deux grands partis : la Démocratie Chrétienne (D.C., droite conservatrice anti-communiste) et le Parti Communiste Italien (avant les années 70 marxiste-léniniste, puis eurocommuniste) qui était très populaire. Afin de mettre fin aux années du plomb, on commença à parler d’un accord potentiel entre les deux partis ennemis : c’est le fameux « compromis historique ». Ce dernier devait prendre la forme d’un arrangement entre la DC et le PCI prévoyant le partage du pouvoir, mais les Etats-Unis et le Vatican (soutiens du DC) refusèrent vivement, quand bien même le PCI avait promis, entre autres, le maintien de l’Italie dans l’OTAN. L’échec en 1976 du compromis historique infligea une blessure quasi-mortelle au communisme italien déjà lourdement affaibli (le PCI s’auto-dissout en 1991) et la DC prit seule la place sur le trône, accélérant l’engrenage de la fascisation de l’Italie.

 Face à cette situation éminemment décisive comme durant l’après-guerre, le critique de cinéma Lino Miccichè, écrit en 1975 :

 « Que ce soit par analogie, par opposition ou par détachement […], c’est sur le néoréalisme que se fonde la réalité actuelle de notre cinématographie. » (16)

 Cependant, pour les autres critiques un pan du cinéma, pendant ce temps, tourne un peu la tête ailleurs ; ils parlent de « décadentisme », d’un « cinéma de reflux », l’accusent de chercher « un refuge au sein du passé ». Et même si on devine par là que les films historiques sont les cibles de prédilection de ce genre de critiques, sont pourtant aussi compris les films engagés d’Elio Petri (La classe ouvrière va au paradis (1971) par exemple), pourtant on ne peut plus actuels.

 « En fait la réticence moralisante qui émane de la critique la plus sérieuse permet de prendre la mesure des audaces créatrices bien plus que de l’immobilisme et d’un retrait hors de l’Histoire qui sont cependant très sensibles. […] En Italie, deux périodes « parlent » durablement à la conscience et c’est à travers elles que se déchiffrent les crises contemporaines (années de plomb, berlusconisme [Berlusconi, rôtissant actuellement en enfer, était un politicien bourgeois d’extrême-droite cynique jusqu’à la moelle, qui fût de son vivant un zélé serviteur de la fascisation en Italie]) : le Risorgimento et le fascisme [autrement dit, la réconciliation et la division]. […] Rares et souvent artificiels sont les films réalisés sur les années de plomb […] le lyrisme passionnel ou les stéréotypes et la rhétorique superficielle l’emportant […] sur le sérieux des enquêtes. » (17)

 Mais pourquoi donc à l’heure de la division les films engagés, ceux dénonçant la montée du fascisme, la destruction progressive d’un pays, l’horreur des idées réactionnaires, la corruption, chercheraient-ils pour ces critiques « un refuge vers le passé » ? Mon humble personne l’ignore.

 Passons désormais si vous le voulez bien, afin d’éviter de faire trop durer cet article, au cinéma de Franco Piavoli et à son film La planète bleue, sorti à la fin des années de plomb, en 1982.

 La Planète Bleue de Franco Piavoli

 Le style de Franco Piavoli

 « L’expérience, primordiale, du Néoréalisme a hanté l’histoire du cinéma italien avec son style « documentaire », à la fois inimitable et incontournable. […] Le fantôme du cinéma néoréaliste s’est ainsi configuré […] selon la suggestion, ouverte et énigmatique, d’un héritage. Un héritage riche et fécond. » (18)

 « Ces applaudissements confirment une idée que j’ai toujours eue. Ce n’est qu’avec un projet profondément local qu’un film très international peut être réalisé. »

Franco Piavoli à propos de la projection de La planète bleue (19)

 « […] même si j’ai limité le film [La planète bleue] à un diamètre très étroit qui coïncide avec l’environnement de ma maison, j’ai voulu étendre la vision à la planète entière. »

Franco Piavoli (20)

 A la fin des années 70, la Lombardie dans laquelle vivait déjà Franco Piavoli fait alors partie d’un ensemble de zones géographiques (le Centre et le Nord-Est de l’Italie) formant une « troisième Italie », mettant « en relief les ambiguïtés de l’intervention publique dans le domaine économique et la dégénérescence des partis politiques, minés par le clientélisme » et permettant « de contenir les difficultés économiques du pays, accentuées par la crise pétrolière de 1973 » (21). Elle fait figure de « protection », de pansement à la crise. C’est sans doute un bout du nouveau monde mondialisé en 1980 qui se montre là. C’est là que se joue en tout cas un espoir de renouveau pour la bourgeoisie italienne.

 C’est là aussi que Piavoli décide de faire un film sur la naissance de la vie sur Terre, La planète bleue.

 Franco Piavoli réalise ses premiers films dans les années 50. Il prend l’habitude de tourner dans la même région champêtre qui l’a vu naître (son petit village de Lombardie), seul, ou à équipe réduite (sa femme, son fils, un ami) grâce aux nouvelles petites caméras disponibles depuis quelques années sur le marché – ce sont les mêmes dont s’empareront les cinéastes de la Nouvelle Vague française désireux d’être au plus proche de la réalité et de la vérité. En effet, assez vite le style de Franco Piavoli se cristallise autour d’une approche qui confond le documentaire et la fiction ; sûrement influencé par le néoréalisme (il tourne avec deux sous, n’engage aucun acteur professionnel et ne se ferme aucune possibilité narrative qui pourrait s’écraser sur un scénario délimité de A à Z), le style de Piavoli ne renonce ni à une totale dédramatisation des choses ni à une totale dramatisation des choses. Il s’investit dans la réalité sur la pointe des pieds, et rêve souvent à distance des petites choses. Hormis Evasi (1964), les films qui précèdent La planète bleue, Le Stagioni (1961), Domenica sera (1962) et Emigranti (1963) donnent l’impression d’être dans le regard d’un cinéaste qui ne veut pas déranger, qui veut faire figure d’absence, et pour qui l’homme et la Nature ne peuvent pas être exclus. Presque en jouant au sujet-objet, il déclenche l’enregistrement de l’image et du son dans les moments sourds de la Nature, et ceux où l’on pense et non pas ceux où l’on parle ; ceux où nous fixons le vide dans une gare aux bruits discordant que nous entendons sans les écouter (Emigranti), où l’hiver laisse tranquillement la place au printemps (Le Stagioni), où nous rentrons, après un bal, sur un scooter avec une faible musique en tête (Domenica sera)… Dans le viseur de la caméra de Piavoli, le sujet est quasiment filmé comme n’importe quel objet du monde.

 Ces puissantes contradictions sur lequel repose son cinéma trouveront leur point d’orgue dans La planète bleue.

 Causa finalis – La matière et le mouvement qui lui est inhérent

 « À mon avis, [Franco Piavoli] c’est aussi un philosophe. »

Elisabetta Sgarbi, créatrice du festival, à propos de Franco Piavoli (22)

 « Un poème, un voyage, un concert sur la nature, l’univers, la vie. »

Tarkovski, à propos de La planète bleue (23)

 Les dia-matérialistes que nous sommes considérons la matière et le mouvement comme inséparables : « La matière sans force [=mouvement] et la force sans matière, c’est un non-sens » écrivait Dietzgen (24). Cela tombe bien, puisqu’il se trouve que la réalité ne se présente pas sous une autre forme. C’est ce que nous dit aussi La planète bleue, qui s’ouvre sur une citation du matérialiste dialectisant Lucrèce : « Ainsi une chose naît d’une autre, sans que cela puisse cesser,/ et la vie n’est donnée à aucun individu en propriété, mais à tous en usufruit » (25). La citation comporte également une dimension humaniste (le deuxième vers) qu’appréciera le producteur du film Silvano Agosti, qui face aux refus des salles de projeter le film, en achètera une lui-même où les films diffusés auront pour but de « replacer l’être humain, piétiné par les institutions politico-religieuses, au centre de l’attention, en accord avec ses propres opinions idéologiques et son humanisme exacerbé » (26) – en effet, parler de l’homme à partir de là où il est, sans lui prêter de grands airs qu’il n’a pas, n’est-ce pas cela le vrai humanisme ?

 Bref, cette dialectique se divise en trois « niveaux » pour Piavoli :

 « Au plus profond, l’évolution biologique : l’eau, les plantes, les animaux, les hommes. De plus près, la succession des jours et des saisons. Dans un autre encore plus proche, la vie dans ses moments les plus élémentaires : jouer et aimer, travailler et se reposer, coexistence et agression… » (27)

 Piavoli fait ainsi progresser, par de longues « séquences méditatives » (28), son film vers la vie la plus accomplie, développée, évoluée et complexe. En 24h, nous voyons d’abord le vent, puis la pluie et tous les autres phénomènes naturels transformer les choses et les faire constamment changer de forme, et alors nous passons aux insectes puis aux mammifères, dont les hommes – les premiers hommes montrés en train de faire l’amour sont une référence évidente à Adam et Eve (29), réécrivant ainsi une Génèse panthéiste où leur sexe n’est plus caché par une feuille de vigne (acte très symbolique dans une Italie encore aujourd’hui très croyante (30)). En plus de voir, nous entendons par dessus des plans parfois très abstraits, de puissants bruits nous indiquant le bourgeonnement de la vie… D’ailleurs, chez Piavoli le son est placé au même niveau que l’image pour former un tout avec elle (quand il est souvent injustement relégué au second plan au cinéma). Lui aussi évolue, lui aussi joue un rôle important, ne serait-ce que pour évoquer le hors-champ (les oiseaux, le vent, etc.). Quant aux rares dialogues du film (comme, il me semble, tous les films de Piavoli), ils ne sont pas distinguables des gazouillements d’oiseaux ou du vent du fait qu’ils en font partie en tant que bruit. Piavoli dépasse également le côté « tableau » de certains films qui tendent à balancer des images à la volée en minimisant le caractère profondément poétique du son, ou qui au contraire surplombent les images d’un commentaire trop intrusif. Enfin, nous passons régulièrement au cours de ces transformations du très gros plan au plan d’ensemble, sans que ce changement ait une importance capitale – « dans la relation très particulière de la caméra de Piavoli avec le monde, tout se transforme en paysage » (31) et en même temps en objet -, et pourtant sans piétiner sur place, car Piavoli persiste à creuser en direction de notre humanité.

 Il est difficile de ne pas s’émouvoir en voyant renaître le monde aussi longtemps, surtout quand nous savons qu’un autre homme (Piavoli) a pris le temps nécessaire pour travailler à nous le montrer, qu’en ce sens il nous susurre comme Baudelaire s’adressait au lecteur : « toi mon frère » ! Piavoli et le spectateur se considèrent, tous deux contemplent ébahis la lente et rapide dialectique de la nature, de telle sorte qu’un geste ou qu’une parole de trop feraient tout s’effondrer comme un château de cartes. En multipliant de longs plans fixes et en s’abstenant de parler en voix off, Franco Piavoli efface le plus possible son sujet pour pouvoir fusionner avec le spectateur. Cette proximité nous amène également à revoir notre époque. Pour le critique de cinéma espagnol Miguel Muñoz Garnica, « voici l’aphorisme final promis : le temps sculpte le paysage [la référence ici au « temps sculpté » de Tarkovski tombe sous le sens], mais le paysage brouille le temps. » (32) Nous perdons en effet la tête à penser au point où nous sommes arrivés, aux beautés que nous avons créées et au tombeau que certains nous ont creusés (le réchauffement climatique, l’exterminisme…). Par ailleurs, à la sortie du film, le célèbre critique Tullio Kezich déclarait vouloir obliger tous les Italiens à le voir, « car des films de Piavoli on ressort meilleur (ou du moins avec l’illusion d’être meilleur), réconcilié avec la nature, le temps, le corps, l’essence de soi et des choses » (33). Nous touchons là d’après moi un des sujets principaux du film : la contemplation comme réconciliation avec la Nature, comme réconciliation entre « la Terre et le travailleur » (34). Haro ! Pas la contemplation métaphysique et emphatique des romantiques, pas celle de l’homme face à la mer ! Pas celle de Fuge, late, tace (fuis, cache-toi, tais-toi) ! Non ! Celle de l’homme dans la Nature, attentif à chacun de leurs pas conjugués, rendus en « séquences méditatives », aidant l’homme à mieux comprendre la place qu’il occupe en son sein et à se dépasser par le travail (et non pas à régresser comme l’appelait déjà une partie du mouvement écologiste né au début des années 80) :

 « Mes films donnent forme à l’illusion d’un passé où l’homme ne faisait qu’un avec la nature, mais dans l’hypothèse d’une perspective future : dans une mosaïque d’intentions qui n’excluent pas la possibilité d’un découragement, je tente toujours une ouverture sur un espace lumineux. » (35)

 Nous pourrions ajouter qu’il s’agit « d’expérimenter un cinéma environnemental, au-delà des normes d’une « tradition picturale qui vient de la perspective, et qui a mis l’homme au centre de tout ». (36) Cette remarque du cinéaste contemporain Michelangelo Frammartino (réalisateur du génial Il buco (2021), auquel on peut rattacher l’œuvre à celle de Piavoli, me vient de l’article excellent que le chercheur Jacopo Rasmi a écrit sur le « nouveau documentaire italien ». Voyons comment Rasmi éclaire notre propos :

 « Il s’agit d’une méthode [la méthode de Frammartino] minimale réduite à l’essentiel, où la construction d’une narration laisse souvent la place à l’exposition d’une situation […]. La médiation représentative est réduite par le recours à des acteurs non-professionnels, à un scénario fictionnel squelettique ou précaire, à un décor donné et non-reconstruit. Le filtre technique (le son, la lumière, le mouvement de la caméra…) est très contenu et transparent, dépourvu d’effets spéciaux. Ce cinéma cible l’enregistrement de ce qu’il y a, tel qu’il est (sans aucun effort de manipulation sophisticatrice). Ces œuvres relèvent donc d’un régime de présentation de ce qui n’a pas de visibilité, plutôt que d’un ordre mimétique reposant sur la mise en scène. Elles sont, souvent, le résultat d’une exploration, empirique et itinérante, menée par le réalisateur dans une localité (socio-naturelle) qui l’entoure, à la recherche de sa manifestation quotidienne, concrète et aléatoire. » (37)

 Cela ne vous rappelle donc pas les « acteurs non-professionnels », les « décors naturels » et autres techniques des néo-réalistes ?

 Cette méthode a par ailleurs été développée au milieu des années 80 comme un « principe » (appelé « postazione per la memoria ») par le célèbre cinéaste Ermanno Olmi, un ami de Piavoli (38). Aujourd’hui, elle trouve son héritier en la personne, entre autres, de Frammartino qui lutte contre la stratégie éthique [au cœur de l’hégémonie culturelle dominante qui] implique, d’abord, la réduction de la multiplicité médiale (la présence sensible et intelligible du réel, pluriel et variable) à un canon unique : une identité à reproduire. (39)

Maxime-JRCF

 La planète bleue (1982) est visionnable gratuitement à l’adresse suivante :

https://archive.org/details/il.pianeta.azzurro.aka.-the.-blue.-planet.-1981.-dvdrip.x-264.-ac-3

Notes :

1. Carlo Lizzani, in Vittorio Giacci, Carlo Lizzani, Milano, Il Castoro, 2009, p. 21 cité dans Il

Reale allo specchio. Il documentario italiano contemporaneo, Venise, Marsilio, 2012 p.17

(uniquement disponibles en italien).

2. A travers notamment la construction de la Cinecitta en 1937 et de l’établissement de la

Mostra de Venise, créée en 1932.

3. Laurent Scotto d’Ardino, « Le cinéma italien dans la transition.L’exemple de la revue

Cinema (1936-1943) », Laboratoire italien [En ligne], 12 | 2012, mis en ligne le 26 novembre

2012, consulté le 05 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/laboratoireitalien/669 ;

DOI : https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.669

4. Notes prises de mes cours d’histoire du cinéma en L2.

5. https://www.cineclubdecaen.com/analyse/cinemaitaliende1900a1944.htm

6. Schifano, Laurence. « 2. 1948-1958 : Retour à Cinecittà », , Le cinéma italien de 1945 à

nos jours. sous la direction de Schifano Laurence. Armand Colin, 2022

7. Serra, Maurizio. « L'évolution du cinéma italien. Crise de croissance ou crise d'identité »,

Commentaire, vol. 14, no. 2, 1981, pp. 315-319.

8. Op. Cit. Schifano, Laurence.

9. Ibid.

10. Ibid.

11. Ibid.

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Ibid.

16. Ibid.

17. Ibid.

18. Rasmi, Jacopo. « L’archipel du nouveau documentaire italien. L’exemple de

Michelangelo Frammartino », Multitudes, vol. 61, no. 4, 2015, pp. 190-197.

19. (En italien) https://www.camillabaresani.com/i-miei-articoli/interviste/franco-piavoli-al-

centro-del-mondo/

20. (En italien) https://www.uzak.it/rassegne/speciale-registi-fuori-dagli-schermi-v/la-pietra-

lunare-di-franco-piavoli.html

21. Crainz, Guido. « Les transformations de la société italienne », Vingtième Siècle. Revue

d'histoire, vol. 100, no. 4, 2008, pp. 103-113.

22. Op. Cit. https://www.camillabaresani.com/i-miei-articoli/interviste/franco-piavoli-al-centro-

del-mondo/

23. L’avis de Tarkovski, pour qui il faut “sculpter le temps” n’est pas surprenant. Il déclarait

aussi : “Le rythme est fonction du caractère du temps qui passe à l’intérieur des plans.

Autrement dit, le rythme du film n’est pas déterminé par la longueur des morceaux montés,

mais par le degré d’intensité du temps qui s’écoule en eux”. Cité dans AUMONT Jacques,

Les Théories des cinéastes, Armand Colin, 2011.

Profitons de l’espace que nous offre cette note pour faire un parallèle entre le sujet chez

Piavoli et le sujet chez Robert Bresson. Ce dernier choisissait ses “modèles” (c’est comme

ça qu’il appellait ses acteurs) seulement à la voix, qui devait être la plus monotone possible.

Il les voulait “automatiques”. On lit dans ses Notes sur le Cinématographe : “A tes modèles :

“Il ne faut jouer ni un autre, ni soi-même. Il ne faut jouer personne.” Ainsi, comme chez

Piavoli, le sujet n’est pas différencié de l’objet.

24. Cité par V. Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme (1909).

25. Traduction de Jackie Pigeaud. Vers cités en italien dans le film : “Il nascere si ripete/ di

cosa in cosa/ e la vita/ a nessuno è data/ in proprietà/ ma a tutti in uso”.

26. Cité par C. Triollet dans Darkness 8 (Censure et cinéma en Italie), Lett Motif, 2022.

27. (En espagnol) https://www.elantepenultimomohicano.com/2019/11/el-tiempo-y-el-

paisaje-el-cine-de-franco-piavoli.html

28. New Cinema in Turkey Filmmakers and Identities between Urban and Rural Space,

Giovanni Ottone, 2017.

29. (En italien) https://ilbuongiorno.com/il-pianeta-azzurro/

30. https://www.pewresearch.org/religion/2018/05/29/being-christian-in-western-europe/

31. Op. Cit. https://www.elantepenultimomohicano.com/2019/11/el-tiempo-y-el-paisaje-el-

cine-de-franco-piavoli.html

32. (Voir note 23.) Ibid.

33. Op. Cit. https://www.camillabaresani.com/i-miei-articoli/interviste/franco-piavoli-al-centro-

del-mondo/

34. Dixit Marx : “La production capitaliste ne développe donc la technique et le combinaison

du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit

toute la richesse : la terre et le travailleur.”

35. Op. Cit. https://www.uzak.it/rassegne/speciale-registi-fuori-dagli-schermi-v/la-pietra-

lunare-di-franco-piavoli.html

36. Op. Cit. Rasmi, Jacopo.

37. Ibid.

38. Thierry Roche, « L’anthropologie visuelle, la « postazione per la memoria » et le haïku »,

Journal des anthropologues [En ligne], 130-131 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2014,

consulté le 05 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/jda/5214 ; DOI :

https://doi.org/10.4000/jda.5214

39. Op. Cit. Rasmi, Jacopo.

Partie de la filmographie de Franco Piavoli disponible gratuitement :

Evasi (1964) : https://derives.tv/evasi/

Emigranti (1963) : https://www.youtube.com/watch?v=TyMo7lBXM2k

Nostos : il retorno (1989) : https://www.youtube.com/watch?v=rkZw0rCou20&t=1491s

Paesaggi e Figure – Franco Piavoli (2002) :

L'orto di Flora (Franco Piavoli, 2009) :

ROC7yxasRXOBnGB40YKQ&index=8

Domenica sera (1962) https://www.youtube.com/watch?v=cg3D_YzMDXk

Voici del tempo (1996) : https://www.youtube.com/watch?v=96oJi0tIcLQ&t=3407s

Affettuosa Prezensa (2004) : https://www.youtube.com/watch?v=wPzGG69g7sU

Le stagioni / The Seasons. (1961) : https://archive.org/details/le-stagioni-franco-piavoli-480p-

24fps-h-264-128kbit-aac

Frammenti (2012) :

ROC7yxasRXOBnGB40YKQ&index=8

Vous Souhaitez adhérer?

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ces articles vous intéresseront