L’égoïsme mène à une impasse politique : sur Les Voyageurs de l’impériale de Louis Aragon

par | Avr 19, 2024 | Contre-culture | 0 commentaires

La première guerre mondiale fut un grave traumatisme pour de nombreux artistes. Alors qu’on leur demandait de défendre la patrie, ils ne découvrirent que brutalité, défiguration, bestialité et, surtout, absurdité (en tout cas à leurs yeux, pas à ceux des impérialistes) de ce conflit qui faisait mourir à la pelle les travailleurs des différents pays. En faisant des raccourcis, ce triste événement a mené en art à la création ou à l’explosion de certains mouvements artistiques, comme l’expressionnisme, le surréalisme ou la nouvelle objectivité. Mais en parallèle de cette boucherie et du désespoir qui en résultait, la vague révolutionnaire partie de Russie s’étendait à travers le monde pour des millions de travailleurs et intellectuels pour qui le bolchevisme signifiait la sortie de l’obscurantisme. Ces deux événements expliquent l’attrait de l’idéologie communiste, même mal comprise, pour certains intellectuels occidentaux, membres eux-mêmes à l’origine des mouvements artistiques précités.

Louis Aragon fait partie de cette vague d’écrivains. Jeune bourgeois désœuvré marqué par la guerre, il est l’une des figures les plus incontournables du mouvement surréaliste avec André Breton. Plutôt anarchiste dans sa jeunesse, il passe au Parti communiste français avec l’ensemble de ses camarades surréalistes (à une époque où le Parti n’était pas tendre avec les intellectuels). Contrairement à d’autres membres du Parti qui finiront par cesser toute participation au mouvement communiste, à commencer par Breton, Aragon restera communiste jusqu’à la fin de sa vie. Et cet engagement se poursuit à travers son œuvre. En effet, il délaissera progressivement son romantisme juvénile et les cadavres exquis au profit du réalisme. En 1934, il débute avec Les cloches de Bâle la saga du Monde réel, une série de romans dont l’intrigue se déroule de la fin du XIXème siècle à 1940, pointant les moeurs, surtout bourgeoises, d’une époque et les mentalités qui amènent nécessairement au désastre de la Première puis de la Seconde guerre mondiale. Le plus connu de ces romans de cette saga reste Aurélien.

Venons en à ce qui nous intéresse, à savoir le troisième opus de cette saga, Les Voyageurs de l’imperiale, écrit juste avant le déclenchement du nouveau conflit mondial, entre octobre 1938 et août 1939. Il sera publié en 1942 (un peu avant aux États-Unis). L’écrivain s’inspire très librement de son propre grand-père maternel pour le personnage principal, lui aussi ayant quitté femme et enfants du jour au lendemain.

Le récit suit l’histoire de Pierre Mercadier, un homme de la bourgeoisie professorale. En plein désamour avec sa femme et se moquant bien de ses enfants, il décide du jour au lendemain de prendre tout son argent et de partir sans dire au revoir pour visiter l’Europe, laissant sa famille se débrouiller toute seule. En parallèle de son périple, nous suivons divers personnages, dont son fils Pascal devenu adulte et un de ses collègues, Meyer, professeur juif, tiraillé entre sa famille allemande et son patriotisme français.

Le livre aborde plusieurs événements historiques comme l’affaire Dreyfus ou le scandale du Panama. Le récit est agrémenté de scènes d’aventures ou de romances. A titre d’exemple, les cavalcades de Pierre Mercadier en Italie, menacé par une jeune fille et son frère afin de lui extorquer de l’argent. Dans une autre scène, on nous raconte le sauvetage d’une jeune fille par un paysan dans les conditions les plus rocambolesques : il doit se battre contre les marais qui menacent de le noyer sous une pluie battante. À la différence des deux premiers volumes du Monde réel, l’auteur prend son temps dans les Voyageurs, ce qui explique plus d’une centaine de pages d’attente avant la fuite de Mercadier. Malgré l’usage qu’il fait abondamment du discours indirect libre qui rend la perspective intérieure des personnages, Aragon reste le narrateur omniscient jugeant ses personnages de son point de vue à lui.

Comme dans les autres épisodes du Monde réel, nous avons la description d’une bourgeoisie décadente de plus en plus perfide et inefficace, pratiquant le libertinage, ne croyant plus en rien, n’étant intéressé que par la recherche de profit et l’exploitation. Même leur façon d’aimer ne se fait pas sans cupidité. Si malgré tout la façon de les représenter peut les rendre sympathiques, c’est globalement à une classe pourrissante vivant des apparences et se marchant les uns sur les autres que nous avons à faire. Une classe qui perd pied et mérite d’être dépassée et virée par la seule classe vraiment morale, la classe ouvrière. Ce sont les erreurs, l’égoïsme et l’individualisme affichés de cette bourgeoisie qui causent la conflagration mondiale. A ce titre, notre personnage principal est un peu à part dans cette galaxie. Assez solitaire, il est simplement celui qui s’assume le plus dans son individualisme et son amour de l’argent.

Le personnage de Mercadier père est condamné de manière franche pour son attitude ultra-individualiste bourgeoise, mettant l’irresponsabilité et le refus de la politique au centre, l’attachement envers tout type de relation étant pour lui un asservissement. C’est la raison qui le pousse à abandonner famille et pays sans se soucier de savoir comment la première pourra survivre. En plus de sa condamnation morale finale par l’auteur, nous remarquons que son égoïsme l’empêche d’atteindre pleinement le bonheur individuel. Ses petites aventures sont assez médiocres. Contrairement même à son fils, qui lui est inséré dans la vie et ne se dérobe pas à ses obligations de père, par rapport à sa mère, à son travail, il n’obtiendra jamais ce qu’il veut (grand amour, frissons, richesse). Car au final ce n’est pas d’être détaché de tout qui fait le bonheur, comme ce n’est pas plus l’emprisonnement dans certaines relations et une classe sociale qui le fait, mais bien la relation bien comprise entre développement individuel et responsabilité collective, dans le couple comme dans la société. Ce que son beau-frère Blaise (autre personnage d’Aurélien) comprend bien mieux, lui pourtant qui a rompu avec sa famille de l’ancienne noblesse car elle ne supportait pas son choix de vie. In fine, ce sont tous les bourgeois apolitiques qui ont refusé de se mobiliser qui sont montrés du doigt, leur absence d’agissement malgré des signes alarmants ayant pour conséquence l’entrée en guerre de la France et la boucherie sur les travailleurs. Se désintéresser de la chose publique ne la fera pas cesser d’exister. Et si tout à chacun ne s’en intéresse pas, en premier lieu les travailleurs exploités, c’est risqué qu’elle soit guidée par les intérêts d’une caste nantie.

Ici une comparaison avec la situation actuelle s’impose : la guerre menée via l’Ukraine contre la Russie pour étendre l’OTAN toujours plus à l’Est, et le conflit avec la Chine, dans le but de protéger l’hégémonie de l’impérialisme américain en déclin. Tout jeune militant pour la paix se rend compte en France, sauf s’il parle du nécessaire et juste cessez-le-feu en Palestine, de l’apathie de certains de nos concitoyens sur cette question, sans parler de la classe politique et syndicale, même à gauche ! Et même quand les braves gens au fond ne veulent pas d’un conflit meurtrier, ils osent à peine en parler. En 20 ans, la guerre froide avec la Russie et la Chine est devenue de plus en plus chaude, puis à pris une tournure vraiment dangereuse avec l’intervention russe en Ukraine en 2022, après que les demandes pleinement justifiées de la Russie en faveur d’une Ukraine non membre de l’OTAN aient été ignorées par le bloc euro-atlantique. L’Ukraine n’arrive pas à gagner seule la guerre et fait face à la pénurie de combattants, mais Macron souhaite faire de la France son allié le plus indéfectible, n’excluant pas d’envoyer l’armée française, ce qui ferait de la France une cible idéale de la Russie pour une attaque nucléaire, en guise de menace contre son véritable ennemi, à savoir les Etats-Unis. Devons-nous rappeler les propos du descendant Tolstoï sur les réflexions en cours en Russie concernant l’usage de l’arme nucléaire ? Devons-nous rappeler que pour Poutine il n’est plus question de dire que la Russie n’utilisera l’arme nucléaire seulement de manière défensive ?

Laissons le message de la fin à Aragon dans le dernier chapitre, où nous retrouvons le fils Mercadier dans les tranchées :

« Non, on se bat pour en finir. C’est la dernière guerre. Il ne faut pas que nos enfants revoient ça. C’est pour eux. Pour eux qu’on se bat. Quand Pascal pense que Jeannot un jour pourrait être comme lui un numéro matricule quelque part dans l’infanterie, son cœur se serre, ses yeux se brouillent. Jamais, jamais ! S’il faut crever, on crèvera, mais le petit ne connaîtra pas ça. Encore une fois, Pascal songe à son père, à son père qu’il ne sait pas mort. Avec colère. Il a lu dans ces derniers jours le manuscrit incomplet de John Law. Rien n’est plus loin tout à coup, du fait de la guerre, que cet espoir qu’il n’a connu que tardivement, que cet individualisme forcené, qui résume à ses yeux son père. Comme c’est une époque bien finie, vraiment, tout ça. Ce sont eux qui nous ont menés là, nos pères, avec leur aveuglement, leur superbe dédain de la politique, leurs façons de se tirer des pieds toujours, en laissant les autres dans le pétrin. Ah, ils en ont fait du joli ! (…)

À quoi Pascal se serait-il raccroché ? C’était fini. Il était jeté de l’autre côté des choses. Le sang, la sueur, et la boue. Pendant quatre ans et trois mois, il n’eut plus une pensée à lui, il était un morceau d’un énorme corps, d’un immense animal blessé et rugissant. Il faisait la guerre. Il avait les tourments, les espoirs de millions d’autres hommes comme lui, comme lui jetés de l’autre côté des choses. De temps en temps, l’image de son père lui revenait et il haussait les épaules.

L’individu. Ah ! non, Léon, tu veux rire : l’individu !

Le temps de tous les Pierre Mercadier était définitivement révolu et quand, par impossible, on pensait à leur vie absurde de naguère, comment n’eût-on pas haussé les épaules de pitié ?

Ce sont tout de même ces gens-là qui nous ont valu ça.

Oui, mais Jeannot, lui, eh bien, Jeannot, il ne l’a connaîtra pas, la guerre !

Pascal pendant quatre ans et trois mois a fait pour cela son devoir. »

Ambroise-JRCF

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