Kanaky : colonialisme, mode d’emploi

par | Juil 3, 2024 | Luttes | 0 commentaires

« Mais enfin, la France n’a plus de colonie ! » 

C’est ce que m’avait répondu une dame qui n’avait pas spécialement étudié la question. L’ONU ne semble pas partager cet avis cependant. Selon une définition (très restrictive, ne froissons pas trop les grandes nations !) des territoires « non autonomes », l’ONU en compte 17, dont 9 sous contrôle britannique, 3 sous contrôle états-unien, et 2 sous contrôle français, respectivement la Polynésie Française et la… Nouvelle Calédonie.

La Nouvelle Calédonie, ça n’a échappé à personne, a été secouée d’émeutes ces derniers temps. Sans rentrer dans les détails, nous allons utiliser la situation catastrophique en Kanaky (le nom décidé par les kanaks pour désigner leur île) pour illustrer les mécanismes essentiels, invisibles à l’œil nu, de la colonisation, dont elle est un cas d’école.

Pour ceux qui ne sont pas encore familiers avec l’interprétation marxiste de la politique et de l’économie, l’État est l’institution qui, dans une société de classes, est chargée de défendre les intérêts de la classe dominante. L’Etat Français défend donc les intérêts des capitalistes de France. Quel est son intérêt à posséder de petites îles à l’autre bout du monde ? Eh bien, il est grand. Une petite île dispose d’infiniment plus de surface maritime souveraine à ses côtés, elle permet un point d’ancrage militaire, afin de défendre des intérêts commerciaux, mais aussi de récupérer à bas coût les produits bruts que la colonie produit sur place, ou d’y vendre cher les produits manufacturés produits en métropole.

La Nouvelle Calédonie dans tout ça ? Pour ce qui est de l’agriculture, elle est essentiellement tournée vers la consommation à domicile et les importations sont surtout asiatiques, donc ce n’est pas le point important. La production minière est déjà plus intéressante : l’île possède le deuxième plus gros gisement de nickel au monde, utilisé dans la fabrication de nombreux alliages métalliques, fer-nickel, cuivre-nickel, superalliages, ainsi que d’accumulateurs et autres piles. Un élément majeur de tous les appareils électroménagers, des frigos aux grille-pains.

Mais le point le plus important, c’est l’intérêt militaire. L’île est une position stratégique de choix dans l’Océan Pacifique. En guise de démonstration, un simple chiffre. Lors de la seconde guerre mondiale, afin de se battre contre les japonais, les états-uniens ont temporairement occupé l’île : pour une population de 50 000 habitants, près de 200 000 soldats ont été hébergés sur l’île. Dans le contexte de la montée des tensions entre le bloc impérialiste de l’OTAN et la République Populaire de Chine, c’est une position stratégique majeure en cas de conflit militaire.

Manque de pot, les descendants des tribus locales, les kanaks, descendants des mélanésiens, en ont assez d’être traités comme des sous-hommes par les petits-bourgeois européens qui se réservent les meilleurs postes, contrôlent l’économie locale, et les fonctions politiques. Plus les années passent, plus les kanaks brandissent l’ambition de l’indépendance, et chaque référendum successif (à l’exception du dernier, boycotté par l’opposition du fait de sa tenue irrégulière) voit grimper dangereusement la part du « Oui » à l’indépendance, jusqu’à friser le « Non ».

Mais l’Etat français (donc les capitalistes français, vous avez suivi), ne peut pas laisser ce bijou géostratégique partir dans l’indépendance. Alors il a décidé de s’appuyer sur le fait que les kanaks sont minoritaires (40% des 300 000 habitants) pour élargir le droit de vote à ceux qui sont fraîchement arrivés de métropole (depuis au moins 10 ans) pour diluer le vote kanak indépendantiste. Une magouille politicarde destinée à truquer à l’avance la représentativité du peuple natif.

Que croyez-vous que les kanaks ont fait ? Qu’auriez vous fait à leur place ? Ils ont protesté. Et face à un tel foutage de gueule parlementaire, y avait de quoi protester. Et quand on est 120 000, qu’on est traité comme des sous-citoyens et qu’on vit à 17 000km de l’Elysée, faut faire du bruit pour se faire entendre. Alors les kanaks ont manifesté, cassé des vitrines, établi des barricades, fait des blocages routiers, bref, ils ont paralysé l’économie. Vous vous rappelez qui contrôle l’économie ? Pas les kanaks, les « caldoches », les blancs (racistes). Quand on paralyse l’économie, on tape dans leur portefeuille, on les pousse à décrocher leur téléphone pour appeler l’élu local pour qu’il appelle le député pour qu’il appelle Macron pour lui dire « arrête ce merdier rien ne va plus ».

Alors Macron a répondu.

Petit tutoriel colonisation :

Si vous voulez maintenir votre colonie, il vous faut trois ingrédients :

1) Maintenir une pseudo légitimité démocratique en assurant votre contrôle via des magouilles et des arrangements.

2) Lorsque cette technique est dépassée, il vous faut une intervention sécuritaire à poigne pour casser la revendication.

3) Il vous faut une propagande sécuritaire pour mettre de votre côté un maximum de monde et isoler les manifestants.

On a bien compris que l’heure n’était plus à l’étape 1. Alors, la bourgeoisie française, via Macron-Darmanin, a enclenché l’étape 2.

Issu des dispositions prises contre la Révolution algérienne (la bourgeoisie française a du savoir-faire), l’état d’urgence est décrété, le couvre-feu est déclaré, des militaires sont envoyés de métropole, TikTok est interdit (et ce n’est pas pour « protéger les kanaks des algorithmes », mais bien parce que cette application est devenue le premier relai des informations contestataires, magistralement démontré par l’omniprésence des contenus pro-palestiniens, et utilisé par les indépendantistes kanaks). Et tant qu’on y est, les civils blancs racistes sont subtilement incités, ou en tout cas pas empêchés, à se constituer en milices (fascistes) pour abattre manu militari du manifestant.

Les résultats ? Des centaines d’interpellations, des dizaines de blessés, des hélicoptères, des véhicules blindés, la police politique (pardon, ça c’est pour les pays ennemis, chez nous, on appelle ça des « Renseignements Généraux ») fichant les membres de la CCAT indépendantiste (Cellule de Coordination des Actions de Terrain). Les 9 décès des deux côtés sont l’arbre cachant la forêt, les témoignages et preuves vidéos de brutalisation gratuite et raciste ayant proliféré. Un hélicoptère a même été filmé en train de tirer à l’arme automatique sur une camionnette en mouvement et partagé par le média indépendant « red. ».

Mais tout cela ne serait rien sans le petit 3 : la guerre informationnelle. Tous les coups bas doivent être utilisés : Déshumaniser les manifestants pour les rendre indéfendables, nier la justesse de leur combats en réduisant leurs motivations à celle d’un cassage voyou, utiliser l’argument d’autorité de « la république » et de « l’état de droit » pour légitimer une violence disproportionnée, et accuser à la manipulation par des forces étrangères (en 40, on les aurait dits « juifs ») pour faire passants les manifestants pour des gens naïfs et manipulés pour des intérêts obscurs.

Toutes ces stratégies ont été employées. 

Les quelques cas de violence gratuite ont été relayés à tour de bras et ont été utilisés pour porter un discours réduisant les kanaks à des sauvages, appuyant à dessein sur les préjugés racistes, et pour comparer les manifestants à des fous furieux.

Le CCAT, regroupement de syndicats, associations, organisations politiques, ayant condamné les débordements, a été comparé à un « organisme mafieux », à des « terroristes ».

Leur fameuse république, qui n’a plus rien de républicain, leur fameux état de droit, qui n’a plus rien de juste, a légitimé le « retour à l’ordre » « quoi qu’il en coûte » (sous entendu, sans compter les débordements policiers, les morts et les mutilés).

Les 3-4 drapeaux Azéris ont fait le tour des médias. Leur justification remonte au sommet ministériel du Mouvement des Non-Alignés de 2023 en Azerbaïdjan à Bakou lors de la mise en place d’un groupe de solidarité à divers mouvements décoloniaux et indépendantistes dans ce qui s’appelle le « Groupe d’Initiative de Bakou ». Ce fait divers totalement marginal a été réutilisé par l’Etat et les médias bourgeois pour expliquer le soulèvement. Il est certain que les émeutes ont été prioritairement provoquées par ce petit état pauvre et corrompu à la solde de la Turquie et pas du tout par la réforme constitutionnelle qui vient insulter les indépendantistes alors que cette question d’autodétermination est un point d’achoppement sur l’île depuis de nombreuses décennies !

Bon, on a fait le tableau de la colonisation. Pour ne pas tripler le volume de l’article, on va écarter la question de la néocolonisation, c’est à dire de la mainmise économique des pays dans le système de « libre » échange, qui permet de piller les pays « sous-développés » (mais sur-exploités) en toute légalité et avec la complicité des bourgeoisies compradore traîtres à leurs nations. Mais comment en sort-on ? Existe-t-il un tutoriel de lutte décoloniale ?

La réponse à cette question est multiple et dépend des acteurs et enjeux. De nombreux auteurs et mouvements ont expliqué les mécanismes nécessaires à l’indépendance nationale. La voie royale, scientifique, celle qui a le plus de chances de succès et de pérennisation de la victoire, c’est la voie de la lutte armée décoloniale adossée à un mode d’organisation et à une grille de lecture Marxiste-Léniniste. Ainsi, les Cubains, Vietnamiens, Coréens, Chinois, ont déchiré le maillage du colonialisme et imposé une voie par le socialisme, la paix et la fraternité. Mais il est bien compris que tout le monde n’a pas envie de se jeter corps et âme dans la lutte armée révolutionnaire et que les solutions pacifiques sont généralement intuitivement privilégiées par les peuples.

Les kanaks, pour l’instant, et n’en déplaise aux incendiaires de plateaux télés, privilégient la voie légaliste. Ils espèrent la victoire par le référendum, et lorsque celui-ci n’aboutit pas, ils protestent pour faire pression sur les élus, dont aucun n’a été blessé. Mais quand on joue à un jeu dont les règles sont fixées par l’adversaire, et que celui-ci n’a pas envie de perdre, on est en proie à de nombreuses désillusions, et la réforme constitutionnelle en est une preuve : l’adversaire n’a pas joué fair play, il a joué selon ses règles.

En proie à des choses plus pressantes, et notamment l’urgence de profiter du scrutin européiste (boycotté à 48% alors que les médias bourgeois vociférait sur tous les tons « votez n’importe quoi ça n’a pas d’importance mais par pitié votez ! ») pour fasciser à domicile et ouvrir grand les bras au « Rassemblement » « National » (en fait diviseur en chef et antinational au possible) dont le fondateur était connu lors de la Révolution algérienne pour avoir personnellement torturé par électrocution de nombreux civils résistants et innocents algériens sans jamais s’être excusé et en ayant justifié son geste d’un « c’est plutôt du spectacle ça ne fait pas vraiment mal », père fondateur et père tout court dont madame Marine Le Pen affirme être très fière, Macron annonce un retrait de la réforme constitutionnelle. Mais que le peuple kanak ne s’y trompe pas, ce n’est qu’un repli momentané pour se concentrer sur d’autres fronts, celui de la fascisation en métropole. La bourgeoisie française reviendra en force et ne laissera pas passer l’indépendance. 

« Quoi qu’il en coûte »

Collectif Luttes JRCF

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