Dialectique de la marginalité
Nous publions un article de notre camarade Silco sur un artiste phénomène, Jul, dont tout le monde a pu entendre parler, et dont il s’attache à analyser le succès. Nous ne sommes pas forcément d’accord avec la vision qu’il développe sur l’exceptionnalité de Jul et sur celle de ses fans, car elle nous semble biaisée, trop vague, faisant des raccourcis, prenant un parti suffisamment peu critique sur l’artiste. Toutefois, nous apprécions l’effort de notre camarade pour apporter des arguments au débat sur la portée de Jul, dont nous ne pouvons que constater en effet le mépris profond d’une partie de la bourgeoisie envers ceux qui l’écoutent. Nous espérons que cet article entraînera débat.
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Sous les huées des chiens de garde médiatiques et des couches bourgeoises gardiennes du bon goût, une comète plane dans le ciel du paysage culturel français (et international) depuis maintenant plus de 10 ans. Tenace dans son succès, incorruptible dans le style, constant dans l’effort : le phénomène Jul.
On a tout écrit sur Julien Mari. Son succès est un mystère intégral pour les ambassadeurs de la petite bourgeoisie et les commentateurs de tous poils. L’explication de PMU télévisuel la plus commune : les gens étant trop “bêtes”, seule une musique “bête” peut leur plaire, et Jul faisant la musique la plus “bête”, c’est Jul qui conquiert le cœur des foules ahuries. Une explication surplombante, fainéante et insultante, qui ne démontre que la bêtise de celui qui la prononce.
On pourrait parler longuement de sa musique. Jul a littéralement inventé un style de rap à lui tout seul, une instru appelée “type Jul”, reprise par d’autres artistes à succès à l’international. Une musique simple, dansante, de rythme rapide, avec des sonorités typées qui viennent désormais représenter l’ambiance Marseillaise dans l’imaginaire collectif. Peu de ses critiques ont été capables de produire tant avec si peu.
Mais lorsqu’on voit que ses fans ne sont pas simplement des gens qui apprécient sa musique, mais des communautés qui développent elles-mêmes une culture propre et collective avec un rapport particulier à l’artiste dont ils revendiquent une importance qui frise l’identitaire, on ne peut que voir qu’il se passe autre chose que du musical dans le phénomène Jul.
A regarder la machine de plus près, on est sûr d’y trouver une grande leçon pour tous ceux qui cherchent à parler au cœur des gens.
On m’appelle l’ovni
Premier point majeur dans la personnalité et le travail de Jul : c’est son décalage vis-à-vis de son environnement. Jul est porteur d’un triple isolement.
Avant sa carrière musicale, l’histoire de Julien Mari est celle d’un jeune sans avenir. Il est d’abord un garçon timide et réservé qui déteste l’école. Fils de mère au foyer et de père pisciniste, il perd ses heures à s’essayer au rap sur un ordinateur offert par les Bouches du Rhône dans le cadre d’un programme d’aide scolaire au lieu de faire ses devoirs. Il essaie un BEP vente, mais est renvoyé au bout de 3 mois. Sans avenir, il travaille un peu avec son père pisciniste, mais le travail manuel le dégoute de tout travail salarié. Dès sa première paie, il démissionne et achète un micro, une carte son et des enceintes.
Une chose le fera remarquer, et le démarquera des autres artistes : son travail incessant et soutenu. Presque hanté, Jul publiera des sons en continu sur son skyblog, travaillant nuit et jour sans recevoir un centime. Il ira jusqu’à produire un son par jour, on s’habituera à le voir sortir deux voire trois albums par an. Mais même lorsqu’il est définitivement sorti de la hess, alors que tout le monde connait son nom de scène, il reste dans son cocon. Jusqu’après avoir rencontré le succès, il reste dans sa bulle et enregistre ses sons dans une cabane dans les bois. C’est dans celle-ci qu’il enregistrera l’album My World, en totale indépendance, certifié disque d’or en trois jours, disque de platine en 3 semaines, et disque de diamant en 18 mois.
Le premier isolement de Jul, c’est donc son isolement vis-à-vis de la société en général.
Le deuxième isolement, qu’il affiche sans peur, que ce soit dans les titres de ses sons et albums, est psychologique et affectif. Il parlera longuement de ses émotions contradictoires, de ses pensées obsédantes, incompréhensibles, de sa paranoïa, de la difficulté à se démêler lui-même, une thématique qui suivra tous ses albums du premier au dernier.
Mais un troisième isolement caractérise Jul. Pas seulement l’isolement vis-à-vis de la société, ou des autres en général, mais également un isolement vis-à-vis de son milieu immédiat. Il passera de nombreux vers à déplorer les divers travers qu’il observe dans son environnement. Jeune de quartier populaire, il souffre de voir ses frères se tirer dessus, chercher l’oseille, manquer de fidélité les uns envers les autres, courir après les “pétasses” alors qu’il ne rêve que de “rentrer et voir tchikita”. Il essaie souvent de faire la morale, sans faire la leçon. “Il t’a fait manger chez lui, et toi tu veux le trouer”, “est-ce que t’as d’ja pensé à qui va téléphoner si il t’arrive des galères ?”, “avant de faire un môme, écoute bien ce que mama dit”. Il assiste impuissant à un monde qui marche sans lui, dans lequel il essaie d’avoir une influence, mais sans sortir de sa condition marginale.
Et pourtant :
La zone en personne
A côté de la marginalité de Jul, coexiste paradoxalement une autre caractéristique fondamentale de l’artiste : son ancrage puissant et inaltérable dans son mileu, dans ses origines, dans sa classe.
Les philosophes à deux balles ne comprennent pas comment on peut être une chose et son contraire, cette réalité pourtant si simple est accessible à tous ceux qui passent plus de temps le nez dans le monde que le nez dans les nuages.
Que ce soit à ses débuts comme dans ses titres récents, Jul se représente comme un jeune de cité parmi les autres. Fasciné par les roues arrières en moto, fumant du shit, coupe de cheveux de footballeur, survêt aux couleurs de l’OM, fier de sa ville, de son quartier populaire, il fait des fautes d’orthographe sans s’excuser, passe tous ses morceaux à décrire son environnement, ses potes, ses aventures, ses galères, de façon discontinue, d’un évènement à l’autre. “Que du réel, j’ai rien inventé”.
Cet ancrage dans son milieu, il ne le lâchera pas d’une semelle. Fidèle à ses débuts, il refuse la mentalité de “superstar”, ne cache pas sa bedaine, et rend son style vestimentaire célèbre… pour être au premier prix chez Decathlon. Il consulte ses fans pour ses sons, pour ses couvertures d’albums, et va jusqu’à leur dédier un album entier gratuit. Pardon, non 2 albums gratuits. Attendez, je reconte…
Jul aura dédié 7 albums gratuits à ses fans. Le premier en 2016, le dernier en 2023, soit quasiment un par an depuis 8 ans.
Jul garde toujours son grand “cœur blanc”, fait des dédicaces à ceux qui portent des palettes, respecte “ceux qui se lèvent tôt” comme “ceux qui braquent pour manger”, pense aux sdf quand il fait froid dehors, et dénonce ‘la retraite à 64 ans, le gouvernement il respecte même pas le peuple”.
L’exception qui confirme la règle, dialectique de la marginalité.
La leçon Jul est une leçon qui concerne tous les militants quels qu’ils soient.
On n’est pas militant par hasard. La société capitaliste produit des militants qui luttent pour détruire les causes qui les ont engendrés. Mais la société capitaliste produit généralement au cours de son histoire, et surtout à court et moyen terme, bien plus souvent ses facteurs d’entretien que ses facteurs de destruction. La compétition entre les travailleurs crée de l’aliénation, l’aliénation crée de l’individualisme, l’individualisme aggrave la compétition entre les travailleurs. Marx est assez clair : la seule chose qui peut briser l’aliénation, c’est lorsque sa logique est poussée jusqu’au bout, lorsque ces effets d’entretien sont dépassés et que tout est devenu insupportable (voir l’Idéologie Allemande).
Toute règle tendancielle possède l’exception pour règle. Encore faut-il être une exception qui confirme la règle, et pas seulement une exception pour une exception. L’exception peut nous porter, nous amener loin, mais elle peut aussi être un poids, elle peut nous tirer vers le fond.
Il y a de nombreuses façons d’être exceptionnel. La façon la plus simple, c’est d’y aller à fond, de ne pas voir son exception, et de se mettre à chanter à tue-tête des hymnes à la gloire de Staline en pleine rue. Vous ne voulez pas être cette personne.
Jul a trouvé le moyen (l’a-t-il cherché ?) de faire de son exceptionnalité sa force pour se démarquer tout en ne la laissant pas le couper des autres. Il apparait pour ce qu’il est, différent, plein de qualités, mais tout en restant puissamment familier, comme un grand frère. Il est exceptionnel sans l’être, et c’est ça qui est vraiment exceptionnel. Le militant aujourd’hui qui a le mieux réussi ce tour de force, entre exception et familier, c’est Olivier Matteu, méditons ces exemples.
Dans le Marxisme en claquettes
Nous sommes communistes. Nous sommes portés par une histoire de pensée rationnelle, par le sens du devoir, et par l’amour sans borne pour le genre humain.
Pas la peine d’aller chercher plus loin.
Laissons cette exception nous porter, et ne cherchons pas à passer pour les plus malins. Soyons organiquement ancrés dans nos milieux familiaux. Dans nos vies privées, sachons rester simple, faire des faute d’orthographe, ne prononçons pas nos discours comme des présentateurs de JT, et ne faisons pas des longues diatribes sur la plus-value à nos voisins. Tout le monde s’en bat les couilles. Dimitrov déjà nous suppliait de simplifier nos discours et voyait dans la simplicité du langage un élément décisif dans le succès du parti nazi chez les chômeurs. Thomas Sankara, qui savait comme personne parler aux masses du Burkina Faso, et de toute l’Afrique, jusqu’à bien après sa mort, disait “Il y en a qui demandent mais où se trouve l’impérialisme ? L’impérialisme, regardez dans vos assiettes, quand vous mangez, les grains de riz, de maïs, de millet importé, c’est ça, c’est ça l’impérialisme. N’allez pas plus loin”. Et après les applaudissements, il insistait une deuxième fois : “N’allons pas plus loin”. Le constat n’est pas difficile, le plus difficile c’est l’action. Avec des mots simples, des images familières, les gens comprennent parfaitement l’interprétation Marxiste du monde. Le Marxisme est la science du monde vue depuis le prolétariat. Mais pour lui, ce n’est pas une science, ce n’est qu’un dessin qui relie les points qu’il connait déjà par cœur. Il n’y a rien de plus facile que de convaincre quelqu’un de ce qu’il sait déjà.
Autant faut-il commencer par lui parler avec ses mots, et pas avec ceux de son ennemi.
Silco
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