Unruhe, la beauté de l’espoir ouvrier

par | Fév 7, 2024 | Contre-culture | 0 commentaires

Nous partageons l’article de notre camarade Arcture au sujet du film Unruhe (Désordres), au sujet de l’anarchisme dans un milieu ouvrier. Sans partager les idées du courant anarchiste, le camarade s’est attaché à étudier l’esthétique du film et ce qu’il dit des rapports sociaux de l’époque. Nous ajoutons pour notre part que le film explique en partie dans un lieu précis là où l’anarchisme peut se développer comme courant, tandis que dans d’autres endroits ce sera la doctrine communiste, en particulier du marxisme-léninisme, qui dominera. Nous sommes ici dans un embryon du capitalisme, à mi-chemin entre le développement de l’industrie et la fin de l’artisanat. Le capitalisme industriel n’est pas encore très développé et n’est pas totalement hégémonique. La conscience de classe, même si elle commence à se former, ne peut avec ces conditions être totalement mûre et donc va passer par un proto-socialisme via la mouvance anarchiste.

2023 s’achève, l’occasion de revenir sur l’un des films les plus beaux et les plus doux de cette année ; peut-être le meilleur film de cette année. Unruhe, ou Désordres, de Cyril Schäublin, sorti en avril 2023 en France. Il s’agit du deuxième long-métrage du réalisateur, après des années de formation à l’Académie centrale d’art dramatique de Pékin et à l’Académie allemande du cinéma et de la télévision de Berlin. Un jeune réalisateur qui a de l’avenir devant lui après la réussite esthétique de son dernier film. Le récit se situe dans le Jura suisse de la seconde moitié du XIXème siècle, dans une petite ville et une région assez peu industrialisée. Nous suivons le fameux géographe anarchiste Kropotkine venu faire refaire la cartographie de la région et s’entretenir avec le groupe anarchiste installé dans le coin. La ville s’est vue transformée par le capitalisme, matérialisée par une usine d’horlogerie, cœur battant de la ville. Une crise économique est évoquée à de multiples reprises dans le film, posant ainsi le cadre temporel : celui d’une première crise majeure du capitalisme mondialisé. Mais dans cette crise de jeunesse du capitalisme, le film nous montre son développement dans des régions rurales et montagneuses. Un véritable décalage va s’opérer entre la liberté des individus de l’ancien système et l’aliénation des populations générée par le capitalisme. Le film nous fait un portrait simple, mais non simpliste, des relations qui font vivre la ville. Mes chers camarades, en dépit des divergences idéologiques qui nous séparent des anarchistes dépeints dans le film, nous ne pouvons que louer ses qualités esthétiques, et ses qualités idéologiques, tant la représentation des conditions de la classe ouvrière est fine et intéressante ; le tout étant abordé avec une subtilité remarquable. Le film se veut être un instant, un arrêt sur image, une photographie de ce capitalisme vigoureux et en pleine croissance. C’est justement dans cette genèse économique que naît l’idéologie anarchiste, qui trouve un terrain propice à l’expérimentation dans cette petite ville du Jura suisse, où la population est petite, l’organisation sociale simple et où l’Etat bourgeois n’a qu’une influence limitée sur les décisions politiques de ses cantons.

 La première réussite du film se situe sur le plan formel. La photographie est construite, belle et touchante. Elle se construit sur une alternance de trois échelles de plans : ensemble, rapproché, et gros plans. Nous avons ainsi trois approches de la vie : la communauté, l’émotion et le travail. Toutes les échelles de plan ont leur propre logique au sein du film et, telles des poupées russes, elles vont s’emboîter dans un ordre logique allant de la communauté humaine vers l’émotion personnelle, en passant par la beauté de la chose. La beauté, tel est le sujet du film : la beauté du geste, par des gros plans d’une grande finesse, sur la création minutieuse d’une montre par des ouvrières. Le cadre n’est jamais symétrique, comme un refus d’une beauté artificielle, ou non organique, voulant absolument inclure les personnages au sein d’un espace plus grand, leur lieu de vie, de travail ou leur environnement. Ainsi, la ville, l’usine, le télégraphe ou la forêt sont autant d’éléments (et il y en a encore bien d’autres) ayant leur place au sein du film comme objet filmique, et non comme simple décor.

 Le film est touchant dans la simplicité des rapports humains qui y sont décrits, du rapport de force entre les contre-maîtres et les ouvriers, entre la police et la population, de l’organisation ouvrière, ou encore du rapport de soumission de la police au patronat. Dans ce bouillonnement humain, la langue joue un rôle immense, preuve de l’internationalisation ouvrière et de la mondialisation économique. Le film alterne avec simplicité entre français, allemand, russe et anglais dans une volonté de fraternité humaine. Le temps, en tant que mesure, est d’une grande importance dans le film, avec de nombreux parallélismes thématiques.

 On nous décrit la montée en puissance d’un certain rapport au temps, précis et rationnel, dans ce qu’il a de plus détestable. Mais la subtilité du film ne s’arrête pas là : la fin du XIXème siècle, c’est aussi les débuts de la photographie, de la momification des objets et des hommes. Un nouveau rapport au temps se crée entre l’avenir et le passé photographique, avec l’histoire. Nous ne procéderons pas ici à une analyse en profondeur du film, le but étant de donner quelques clefs de compréhension, cependant il est essentiel de rappeler l’importance de l’histoire, et donc du temps humain dans la pensée marxiste. Le personnage du photographe n’est pas là par hasard, mais nous rappelle la continuité humaine historique, tout en nous décrivant avec justesse cette époque où la photographie, récemment inventée, exerçait une certaine fascination. Nous suivons ainsi divers personnages et observons leurs discussions au gré de leurs rencontres. Un élément troublant surgit : l’ouvrier et le patron se côtoient, ils vivent dans la même ville, dans la même rue, utilisent les mêmes allumettes pour leurs cigarettes. Le film nous montre ce rapport humain, qui semble d’une grande simplicité, et qui n’est absolument plus d’actualité. La ségrégation socio-spatiale et les rapports de classe ont tellement transformé et modelé nos rapports humains, qu’à part en vivant dans les quartiers riches, il est maintenant devenu très rare, si ce n’est impossible, de croiser son patron dans la rue, d’aller au télégraphe en même temps que lui, d’écouter ses conversations, ou de lui vendre un journal. Le film se veut lui aussi dans un rapport historique, nous permettant d’observer notre passé, nos rapports humains mais aussi nos espoirs.

 L’espoir, tous ont l’espoir en une amélioration de leur vie, du patron souhaitant agrandir son activité dans d’autres pays, aux ouvriers qui rêvent d’autogestion. Dans ce rapport doux et sensible à l’avenir, la Commune sert de repère central pour ces femmes qui ont vu Louise Michel se libérer deux fois : de sa condition ouvrière et de sa condition de femme. Le passé comme repère vers l’avenir, voilà la perspective centrale lorsque nous entendons ces ouvrières jouer des épisodes de l’histoire de la Commune sur leur petite scène, ou chanter des chants communards. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un film sur les femmes, avec des plans touchants nous laissant saisir leur émotion, sans trace grossière d’un apitoiement ou d’un quelconque rapport moral. La scène finale, sans la dévoiler, doit compter parmi les plus belles scènes de séduction de l’histoire récente du cinéma. Par une alternance de plans et un jeu de regards, un petit sourire, nous sentons une tension fine et délicieuse.

 En une heure et demie, le film aborde de nombreuses thématiques avec une apparente lenteur. Il prend son temps, à rebours des enjeux de productivité qui y sont décrits. Nous sommes subjugués par sa beauté plastique ainsi que par la finesse de la représentation des événements. Rien n’est donné au spectateur, tout est montré grâce à la légèreté de la mise en scène. Les thèmes du film s’entremêlent pour laisser au spectateur la sensation d’un témoignage, celui d’une époque où la montée des idées marxistes et anarchistes répond à un nationalisme aussi abstrait qu’agréable pour achever l’aliénation des populations ouvrières. En plus d’être historique, d’aborder la sentimentalité et l’esthétique ouvrière, le film se permet d’être actuel. Une œuvre maîtrisée, une esthétique travaillée, pour servir un récit soigné. En somme, ce film est l’une des meilleures propositions de 2023, et au-delà du point de vue anarchiste qui y est décrit, c’est la vie de la classe ouvrière, de ses espoirs à ses difficultés jusqu’à ses sentiments les plus intimes, qui sont le véritable objet du film.

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